Ouvrir grand les vannes de la dépense publique, pour éviter un effondrement de l'économie, tout en continuant d'expliquer qu'il faut la réduire est incohérent et ne répond pas aux besoins du pays.

Qu'il faille réduire la dépense publique ne prête guère à discussion. A en croire les tribunes à ce propos que publient régulièrement les journaux et les déclarations de la plupart des responsables politiques, visiblement persuadés que ce thème est porteur auprès de l’électorat, seul le rythme que cette réduction devrait emprunter, pourrait faire débat. Pas du tout, nous expliquent les auteurs de ce petit livre, Liêm Hoang-Ngoc et Bruno Tinel, tous deux maîtres de conférences en sciences économiques à l'Université de Paris 1 – Panthéon-Sorbonne et keynésiens, qui tordent le cou à la plupart des arguments qu'on nous ressasse sur le sujet.

Non, la dépense publique ne représente pas plus de la moitié du PIB, et les journalistes seraient bien inspirés de demander systématiquement aux responsables politiques qui le claironnent s'il faut alors comprendre (quoi d'autre sinon ?) qu'il en resterait moins de la moitié pour la demande privée. Ce qui est juste complètement faux !

Non, une dette publique élevée n'est pas corrélée à une croissance plus faible, et « l'effet d'éviction », quoiqu'on entende par là, de la dépense publique sur l'investissement ou la consommation privé est démenti par l'observation statistique.

Au contraire, l'impact de la dépense publique sur le PIB est bénéfique tant que l'économie n'est pas au plein emploi, et, indépendamment de son rôle de stabilisateur, et redistributeur, l'Etat est également l'acteur le plus qualifié pour impulser des changements technologiques et opérer une transition vers un nouveau modèle de développement.

Bruno Tinel a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter ce livre pour nos lecteurs.

 

Nonfiction : Vous venez de publier, avec Liêm Hoang-Ngoc, un ouvrage dans lequel vous passez en revue, pour les critiquer, tous les arguments en faveur de la réduction de la dépense publique. En cas de crise, pour éviter que l’économie ne s’effondre, on ne sait pas faire sans, mais c’est à peu près le seul mérite que la doxa lui reconnaisse. Comment le comprendre ? 

Bruno Tinel : Vous avez raison de parler de doxa car la politique économique européenne est fondée sur une croyance qui est peu explicitée dans le débat public mais que les économistes connaissent bien. C’est l’idée que l’économie peut être instable à court terme mais pas à long terme. Du coup il est justifié de lui venir en aide par la dépense publique pour faire face aux perturbations, aux chocs de tous ordres, afin de remettre l’économie sur les rails. La dépense publique est donc indispensable pour réduire l’instabilité, et surtout pour faire face aux crises économiques. Mais dès que les choses vont mieux, cette même doxa dit qu’il faudrait tout arrêter et « laisser faire ».

On fait comme si l’économie pouvait se maintenir toute seule sur la bonne trajectoire et rejoindre son équilibre de long terme où la croissance et l’emploi sont à leur niveau optimal. Mais cette hypothèse fixiste ne repose pas du tout sur une connaissance scientifique. Elle n’a aucun fondement empirique et, sur le plan théorique, elle n’a pas non plus de réel fondement : c’est une hypothèse. En fait, nous pensons que peu d’économistes croient vraiment à cette idée absurde d’une dichotomie entre le court et le long terme, tout le monde voit bien qu’elle est très simpliste : nombre de nos collègues l’utilisent parce qu’elle est pratique, c’est tout !

Or, précisément, à partir du moment où l’on reconnait que les perturbations à court terme ne peuvent pas se résoudre toutes seules, il est peu cohérent de penser que tout peut marcher comme sur des roulettes à « long terme » ! Par ailleurs, contrairement à ce que présuppose la théorie utilisée dans nos ministères, on en sait déjà assez pour dire que le long terme n’est pas indépendant du court terme. Donc en réalité, pour en revenir à notre sujet, on sait déjà très clairement que la dépense publique a un effet positif sur l’économie à court terme, mais aussi à long terme.

 

Que représente la dépense publique et est-elle vraiment trop élevée en France aujourd’hui en particulier, comme on nous le répète sans arrêt, si on se compare à nos principaux partenaires ?

Le mode de calcul utilisé habituellement dans les médias et par nos représentants politiques consiste à additionner toutes les dépenses publiques bout à bout, et à comparer leur total au PIB. Ainsi, en 2019, la France (avec 55,3 %) n’est dépassée que par l’Autriche (avec 57,1 %) et, en 2020, la dépense publique en France atteindrait le sommet historique de 61,6 % du PIB. Est-ce que ça veut dire qu’il ne resterait que 38,4 % du gâteau pour le privé ? Quand on calcule, avec la même « méthode », la dépense privée, on trouve un montant de 260 % du PIB. C’est donc que « l’indicateur » n’indique pas ce qu’il est censé indiquer, il est trompeur et manipulatoire. C’est très grave. Cette « donnée » est utilisée par nos représentants, y compris des candidats à la présidentielle dits « modérés », pour en appeler à réformer l’Etat, à baisser la dépense à tout prix, à réduire le nombre de fonctionnaires, à réduire encore davantage les services publics et la solidarité nationale. Il est urgent de prendre conscience qu’en la matière le débat public est construit sur du vent.

Quand on regarde les données de manière cohérente (il faut décomposer le PIB sous l’angle de la demande), on s’aperçoit que la demande des administrations publiques en France est très stable autour de 27 % du PIB depuis quatre décennies. Chez nos voisins, les pays d’Europe du Nord, tels que les Pays-Bas ou le Danemark, ont des niveaux de dépense très proches. A l’autre bout du spectre les Etats-Unis sont passés sous la barre des 20 % avant le plan Biden, mais la plupart de nos partenaires de l’OCDE et de l’UE sont entre 20 et 27 %. Les écarts sont assez faibles et s’expliquent par des différences institutionnelles dans la place de l’éducation nationale et de l’hôpital public. Plus ces entités sont privées, moins la dépense est élevée. Le vrai débat doit donc porter sur le modèle de société que l’on veut construire : plus de solidarité nationale ou plus de chacun pour soi ?

 

Il y a toujours, lorsqu’on parle de la dépense publique, l’idée sous-jacente que cet argent serait mal employé, au moins en partie. Que répondez-vous à cela ?

C’est un grand thème des pourfendeurs de la dépense et de la dette publique, qui aiment dénoncer les gaspillages, sous-entendre que les personnes employées dans les administrations publiques seraient incompétentes ou paresseuses, etc. Ceux qui accusent l’Etat de mal faire son travail ont souvent tendance à dire que le secteur privé ferait mieux. Il suffirait de privatiser. Le seul problème est que c’est totalement faux, bien souvent le secteur privé ne ferait juste rien du tout, ou bien il ne ferait quelque chose que pour les plus riches, à un prix hors d’atteinte pour les autres. C’est ce que souhaite une partie des strates privilégiées de notre société, qui jouent à plein sur les frustrations de populations qu’elle a elle-même laissées à l’abandon : défaire la solidarité nationale.

En réalité, pour le meilleur et pour le pire, nos administrations publiques sont sans cesse réformées et modernisées. Les méthodes du privé sont importées, parfois sans trop regarder si elles sont vraiment les mieux adaptées aux besoins. Le new public management s’est imposé massivement dans nos administrations publiques, tout particulièrement depuis la réforme constitutionnelle de 2001. Les nouvelles technologies sont partout présentes, les normes et les procédures d’évaluation sont partout présentes. Mais qui a décidé de tout cela ? Est-ce la personne au guichet ou au téléphone qui tente de répondre au public qui vient la voir ? Est-ce le professeur de collège qui est face à ses élèves ? Est-ce la personne à son bureau qui traite anonymement des montagnes de dossiers chaque semaine ? Est-ce que ça va vraiment faire avancer les choses de virer tous ces gens-là ? Soyons sérieux ! Ce sont les gouvernements et les hauts fonctionnaires qui décident de tout cela. Le vrai enjeu c’est celui de la remise à plat de la logique dans laquelle nous sommes enferrés depuis maintenant au moins trois décennies. La modernisation perpétuelle n’a pas réduit mais accru le bureaucratisme. Mais où en sont les besoins sociaux ? Qui y répond et comment ? Telles sont les vraies questions auxquelles il faut répondre.

 

On nous explique à longueur de temps que la dépense publique ne fait qu’évincer la dépense privée. Que faut-il en penser ?

Comme l’a montré Albert O. Hirschman il y a trente ans tout juste, l’argument de l’effet pervers est l’archétype de la rhétorique réactionnaire pour contester une avancée sociale : « si vous faites ci, qui oui en apparence vient répondre au problème, alors en fait ça va donner un résultat contraire à l’effet escompté initialement ». Chez les économistes, l’effet « d’éviction » fait partie de cette panoplie, malheureusement cet « effet » (dont il existe plusieurs versions) a été repris dans la plupart des modèles standards. Ceci a fait perdre beaucoup de temps à l’avancée de nos connaissances car aujourd’hui, nous savons en réalité que l’éviction de la dépense privée par la dépense publique est très faible tant que l’économie n’est pas au plein emploi, or il est rare que l’économie soit au plein emploi. Bref, le plupart du temps, le secteur privé est bien content de ne pas avoir à faire ce que fait le public, et en plus il en bénéficie.

 

Comment réussit-elle au contraire à stimuler l’économie ? Et pourquoi la dette, qui en résultera, ne doit pas nous inquiéter outre mesure ?

Voilà près de 90 ans que nous savons que la dépense autonome, privée ou publique, produit un effet d’entrainement (appelé effet multiplicateur) dans une économie qui n’est pas au plein emploi. Concrètement, un accroissement de la dépense autonome d’investissement par exemple induit un accroissement de l’activité qui, à son tour, induit une hausse de revenu lequel fait l’objet d’une consommation supplémentaire. Au final, les effets induits font que le PIB augmente davantage que l’impulsion initiale, d’où le terme de multiplicateur. En France, celui-ci se situe autour de 1,5. Or il se trouve que si l’investissement privé a une puissante capacité à entrainer l’économie par cet effet multiplicateur, il est en revanche très attentiste car chaque entrepreneur attend que les autres se lancent les premiers dans un nouveau cycle d’expansion, d’où le fait que l’Etat peut amorcer le processus par une dépense autonome supplémentaire, dont les propriétés macroéconomiques sont identiques à celles de l’investissement privé. Une relance réussie permet donc au PIB de croître plus vite que la dette initiale requise pour initier cette relance. Ainsi, avec une accélération de la dépense publique, on peut réduire le ratio de dette publique, d’autant que l’accélération augmente les recettes induites et l’inflation, ce qui est également favorable au désendettement public.

 

Quitte à dépenser, comment faut-il le faire, que faudrait-il privilégier ?

Notre propos n’est pas de dire précisément où dépenser, mais que « oui c’est possible de dépenser ». Parce qu’il n’y a pas d’obstacle financier, ni d’obstacle économique majeur à ce stade. Ce qui doit guider l’action publique c’est à la fois une logique de besoins et également une logique de choix de développement à long terme. Ce qui fait cruellement défaut aujourd’hui, c’est l’investissement public : c’est lui qui impulse l’investissement privé et c’est lui qui oriente qualitativement la croissance. Il est grand temps de prendre le défi du changement climatique au sérieux et d’investir massivement pour modifier nos manières de produire de l’énergie, de construire et de nous déplacer. Il faut également remettre en selle l’hôpital, mis à mal par vingt ans de rationalisation bureaucratique et par la crise sanitaire. L’agriculture aurait également besoin d’une remise à plat afin de se réorienter de manière décisive vers des formes productives respectueuses de l’environnement. Il faut aussi reconstituer une industrie manufacturière, afin de mobiliser notre propre main d’œuvre et de produire davantage de biens que nous consommons, plutôt que de les faire venir de l’autre bout de la planète. Cette liste n’a rien d’exhaustif. Bref, les domaines ne manquent pas !

 

La reprise de l’inflation ne doit-elle pas nous inquiéter ? Et ne doit-on pas craindre si on stimule l’économie une dégradation de notre balance commerciale ?

L’inflation accompagnera nécessairement une reprise. Ce sera une bonne nouvelle et cela permettra d’alléger le poids relatif des dettes privées et publiques, cela conduira les agents économiques à se projeter davantage dans l’avenir plutôt que d’adopter des postures attentistes. Avec la reprise et l’inflation, les taux longs seront également appelés à monter, ce sera le signe que l’économie va mieux. Pour l’instant, nous risquons un décrochage important par rapport aux Etats-Unis et à la Chine, dans ce cas nous aurions le pire scénario : une hausse des taux longs, sans reprise. Les déséquilibres intra-européens n’ont rien à voir avec la reprise ou l’inflation, c’est une malfaçon propre à l’euro. Il faudra un jour trancher entre le fédéralisme budgétaire européen ou le retour des souverainetés monétaires nationales.