Thierry Paquot offre une lecture des romans de l'écrivain britannique James Graham Ballard (1930-2009), observateur de la vie consumériste moderne.

La collection « Précurseurs.ses de la décroissance » est dirigée par le philosophe Serge Latouche, à qui nous devons une réflexion portant sur les principes et les contours d’une « société d’abondance frugale » – si cette expression paradoxale peut prendre racine dans la langue politique. Dès lors, l'analyse des romans de James Graham Ballard trouve naturellement sa place dans cette collection.

La lecture qu'en propose le philosophe Thierry Paquot ne s'intéresse pas aux seules techniques littéraires. Elle se concentre sur quelques aspects centraux de l’œuvre : l’urbain, la consommation, les modes de vie, la désespérance inassumée. Cette exploration pourrait d’ailleurs se placer au même rang que d’autres entreprises de même type, concernant des romans américains majeurs tels ceux de Sinclair Lewis (Babbitt, 1922) ou ceux de Dos Passos (Manhattan Transfer, 1925), parmi d'autres romans d’une même époque qui présentent sur ces thèmes des points de confrontation stimulants.

 

L'art et la société de consommation | Instant Culture

Duane Hanson, Supermarket Lady, 1969.

 

J.G. Ballard

James Graham Ballard, né à Shanghai, a suivi ses études littéraires à Londres, après avoir abandonné celles de médecine. C’est en rencontrant des romans de Science-Fiction (SF) qu’il décide de se consacrer à ce registre littéraire d’écriture. Mais il l’adapte par deux fois. D’une part, il s’éloigne d’une SF bardée de technologies terrestres ou interstellaires. D’autre part, il se concentre sur l’individu de la middle class, vivant en banlieue, qui a tout pour être heureux mais ne l’est pas.

L'environnement de ses personnages est le « territoire de la mégalopole », avec ses marques et ses ruines, comprises comme autant de lieux d’accélération et de concentration de la fiction. Cet environnement, ce sera donc la société urbaine et ce qui la caractérise : les lotissements pavillonnaires fermés, les automobiles, les gratte-ciels, les motels, les centres commerciaux, le tourisme de masse...

Autant dire que Ballard se mue en explorateur de la condition sociale des années 1960-1980, repérant ce qui la travaille de l’intérieur, mais susceptible aussi de rendre les individus aveugles sur leur sort. Avec la Trilogie de béton (1973-1975), en particulier, Ballard exacerbe les obsessions qui tenaillent bien les individus de ces décennies. Le bonheur des « Choses », pour parler comme Georges Pérec, n’est pas exactement le bonheur que l’on croit.

L’urbain

Entre SF et vision urbaine, Ballard invente un univers particulier, tissé dès ses premiers ouvrages. L’intérêt de la traversée présentée ici est d’ailleurs de relever les sources d’inspiration de Ballard : Jack Vance par exemple, mais aussi Bernard Wolfe et sans doute plus tardivement Harry Harrison, John Barnes, Bruce Sterling ou T.C. Boyle. Ce dernier auteur décrit, il est vrai, une société robotisée, dans laquelle les humains n’hésitent pas à remplacer leurs membres par des prothèses et à se faire amputer afin de devenir performants.

Sur le plan de l’urbain, Ballard tel qu’étudié par Paquot, lui-même spécialiste des questions d’urbanisme et d’architecture, s’inspire de la banlieue de Londres dans laquelle il habite. Ce paysage de banlieue ne lui déplaît pas, il lui trouve un aspect inachevé, chaotique, fragile, qui colle à l’état d’esprit des suburbains, solitaires, indifférents, qui peuplent finalement ses écrits. Dès lors, ce sont aussi les conurbations qui se profilent dans les romans, avec leurs centres commerciaux et divers lieux de distraction. Ces modes d’urbanisation ont réussi le tour de force de ne pas se contenter de construire un urbanisme extérieur aux êtres humains. Ils ont aussi impliqué la construction du paysage intérieur des habitants. La vie comme la mort se déroulent dans une succession de lieux banals, qui s’apparentent à ce que Marc Augé appelait en son temps des « non-lieux ».

La combinaison de ces deux aspects, SF et urbain, pousse Ballard à proposer dans ses ouvrages un univers particulier : celui d’une société qui sombre dans la barbarie, dans laquelle l’environnement se dégrade au point de devenir inhabitable aux êtres vivants. Les humains s’y désespèrent et deviennent hagards, perdus ou fous. Néanmoins, dans quelques cas, des communautés réussissent à reconstruire un ersatz d’entraide. Et dans d’autres encore, des solitaires tentent de résister aux malheurs qui s’abattent sur eux.

Thierry Paquot montre comment Ballard décrit les catastrophes qui conduisent à ces situations. Dans un cas, un vent violent se lèvre sur Londres ; dans d’autres, c’est le Soleil qui se rapproche de la Terre, les eaux qui montent, la jungle qui se développe, des reptiles géants qui pourchassent les humains. D'autres fois encore, la pluie ne tombe plus et la sécheresse devient endémique. Dans un dernier cas, les êtres vivants et les organismes végétaux se cristallisent sans que la population, fataliste, ne réagisse.

L’univers de la consommation

Finalement, les romans de Ballard tels que Thierry Paquot les lit dénoncent l’absence d’empathie, de considération, de tendresse, de dilection entre les humains. C’est par ce biais que le philosophe expose son propos et prend en mains l’analyse de la société de consommation qui fait le titre de l’ouvrage.

La société de consommation, conformément aux années de publication des romans de Ballard, est représentée d’abord par la voiture. La mécanique automobile devient le vrai corps désiré par les hommes et les femmes. La vitesse, le dépassement se révèlent contribuer au nouvel orgasme de l’humain contemporain. À côté de l’automobile, les prothèses prennent une place centrale. On l’entend bien, ces romans n'ont rien à voir avec une quelconque futurologie. Ballard n’invente aucune architecture inédite ou engins volants non identifiés. Les personnages évoluent dans des tours, des quartiers résidentiels fermés (gated communities), des centres commerciaux, des autoroutes, des maisons ordinaires, bref tout un environnement familier des lecteurs contemporains. Évidemment, Ballard force le trait, à certains égards. Il n’en reste pas moins vrai qu’il décrit fort bien l’isolement individuel, le consumérisme, la non-communication. Et si la société consumériste se présente comme une citadelle imprenable, du moins selon Ballard, il n’en reste pas moins vrai que l’on peut la décrire minutieusement afin que chacune et chacun puisse se situer, de manière critique, par rapport à elle ou en elle.

De façon similaire, plusieurs romans de Ballard ont pour cadre un quartier résidentiel fermé. S’il s’agit bien d’un regroupement humain, il convient pourtant d’en examiner les traits et de se demander ce qui sépare, finalement, ces « communautés » de la ville et de ses modes d’interaction. La ville contemporaine n’en est pas encore, heureusement, à se structurer autour des seules voies privées, fermées par des grilles, même si cela se manifeste pourtant, y compris en France. Thierry Paquot ne se prive pas de souligner ce fait et de rappeler comment ces sortes de « communautés » ont été engendrées. Fort de son regard porté autour de lui sur les villes de son époque, Ballard peut installer ses personnages au cœur de ces mutations urbaines de l’après-guerre.

Ballard a aussi un art, fort bien étudié par Thierry Paquot, de l’évocation de l’accident (en plus du roman intitulé Crash !), comme si en devenant héros d’un ou de plusieurs romans, l’accident faisait fonction de coup d’arrêt au développement décrit de la société de consommation. Une manière d’en proposer la destitution, mais uniquement littéraire.