Le travail des artistes contemporains autour des problèmes de l’exil et des migrations constituent-ils une nouvelle forme d’art « utile », politiquement ?

Les chiffres, les statistiques, les pourcentages et les graphiques ne savent rendre compte ni de la réalité vécue par les exilés, ni des craintes ressenties ou des souffrances endurées, ni des espoirs qui les meuvent. En eux-mêmes, ils n’interrogent pas plus les raisons de l’exil, ses modalités, le rôle des frontières et des références identitaires qui forgent à la fois l’exil et l’accueil (ou son refus).

C’est par ce constat que s’ouvre le propos de l’historien d’art Maurice Fréchuret, qui poursuit en se demandant si les œuvres d’art ne sont pas nécessaires au témoignage de la réalité de l’exil : c’est cette valeur de témoignage qui définirait leur aspect « utile ». De fait, on constate que les artistes sont très nombreux à avoir fait une place à ce sujet dans leur œuvre et à avoir saisi leur capacité d’alerte sur ce que ressentent les migrants.

Ici, sous le titre « images de l’exil », Maurice Fréchuret invite à penser l’exil selon un angle plus large que le seul angle des arts plastiques – même si, reconnaît l’auteur, il serait chimérique et vain de dresser un inventaire exhaustif de toutes ces images et de tous les genres d’images (photographie, cinéma, sculpture, etc.). En somme, le sujet proprement dit de l’ouvrage est : « les images qui relatent l’exil et énoncent les tourments qui lui sont liés, dévoilent les obstacles à franchir ou notifient des interdits ».

La profusion des images de l’exil, sur l’exil, voire d’exil, est telle que l’auteur a raison de prendre ces précautions, non sans insister sur son objet dont rend compte la couverture du livre : une photographie de l’artiste albanais Adrian Paci (Centro di Permanenza temporanea, 2007) montrant un important groupe d’hommes faisant la queue sur une rampe d’accès à un avion, alors que ladite rampe ne conduit à aucun avion. Cet objet contribue à montrer, simultanément, que pour être politique, une image ne doit pas nécessairement parler de politique. Il est plus intéressant qu’elle se confronte à la réalité et ne se soustraie pas, dans le cas des migrants, aux impératifs d’aide et de solidarité.

 

Adrian Paci, Centro di permanenza temporanea, 1er janvier 2007

 

Des schèmes artistiques

Maurice Fréchuret ouvre son ouvrage par une précision : « Le réfugié ou l’exilé est celui qui émerge dans un milieu qui n’est pas le sien et auquel il lui faudra s’adapter, sinon s’intégrer ». Il ajoute à ce propos ce constat selon lequel la mondialisation, comprise comme la libre circulation des marchandises, des échanges commerciaux et des capitaux, a largement favorisé les mouvements migratoires contraints – quoique, par ailleurs, la circulation des individus a été freinée et soumise à des mesures de plus en plus astreignantes. Soulignons d’ailleurs qu’un Edward Saïd, en son temps, pensait que l’exil allait devenir la condition de vie de l’ensemble de l’humanité.

Dans ce contexte, le moment de la fuite du danger, le départ quand le sort s’acharne sur vous, la volonté d’échapper au malheur qui vient vous frapper, ce qu’est proprement l’exil, font l’objet de bien des représentations. C’est donc de cela qu’il est question maintenant.

Comment ne pas penser aux valises de Mona Hatoum, aux images des camps palestiniens d’Ursula Biemann, aux affichettes de Regina Jose Galindo, aux enseignes lumineuses de Claire Fontaine, aux foulards voltigeant de Jean-Baptiste Ganne, aux voitures surchargées de Kimsooja lancées sur la route ? Si ces œuvres ne dénotent pas une démarche militante spécifique, elles évoquent artistiquement les conditions dans lesquelles vivent les personnes exilées, évoquent ce à quoi elles aspirent et les réponses données par ceux qui les reçoivent.

Ces images de l’exil ou de l’exilé, en arts plastiques, doivent être analysées. En se demandant, d’abord, si les travaux sur l’exil se construisent ou non sur des schèmes plastiques dont on pourrait faire un commentaire général. Cela ne va certes pas de soi, et il faut une grande maîtrise des productions artistiques pour tenter une telle globalisation. Maurice Fréchuret y réussit peut-être d’ailleurs au-delà des espérances, dans la mesure où il décèle de tels schèmes sur une très longue histoire de l’art, depuis la très religieuse fuite en Égypte, suivie de l’Exode et du Passage de la mer rouge. À cet égard, le tableau de Nicolas Poussin, La fuite en Égypte (1657), est placé au rang de pivot de la recherche, un pivot parce qu’on peut y observer la fixation des schèmes d’une grande stabilité dans l’histoire occidentale, favorisant l’émergence d’une véritable image de l’exil dont la diversité des représentations ne masque nullement la figure centrale commune à chacune d’entre elles.

 

De la constance de thèmes

Dans ce cadre de recollection des images de l’exil, cependant, Fréchuret tient un propos dominé par la continuité, sauf à écouter de près quelques passages dans lesquels il expose des doutes à l’endroit d’une telle perspective. C’est le cas pour le passage concernant la figure du juif errant, dans lequel il souligne que « l’épisode du juif errant semble bien étranger à ce que vit l’exilé, plus encore à ce que rencontre le migrant dans notre société contemporaine ».

Cette ambiguïté, on la ressent assez souvent à la lecture. Le terme « exil » recouvre finalement des situations différentes, et il n’est pas certain que l’exil au sens biblique du terme qualifie vraiment ce que vivent l’homme et la femme exilés de nos jours, pour qui être propulsé hors de son pays, de son environnement, de sa culture, est un défi qu’il convient de relever au quotidien, et qui n’est guère accompagné d’une cohorte d’anges. Le succès iconographique d’un thème fait-il d’ailleurs de ce thème un universel ? Faut-il croire que l’aventure d’une famille (Marie, Joseph et l’enfant qui vient de naître), parce qu’il s’agit d’une famille, est ipso facto le cœur de l’intérêt massivement éprouvé pour ce thème biblique ?

Il n’en reste pas moins vrai que la démarche de Fréchuret donne largement matière à penser, y compris l’art contemporain. Les premières images étudiées sont celles d’Adam et Ève chassés du paradis, puis celles de la fuite en Égypte, enfin celle de l’exode et de l’errance tels qu’ils sont rapportés et codifiés dans la bible. L’auteur fait bien attention à renvoyer autant que faire se peut à notre époque. Ainsi écrit-il que si la fuite en Égypte a été très souvent représentée dans le passé, de nos jours, elle réapparaît sous une forme différente tout en conservant des traits spécifiques qui lui confèrent une certaine invariance. Ainsi en va-t-il des images de Louis Jammes (2015) consacrées aux Chemins de l’exode, Sid, Frontière serbo-croate, Serbie.

Louis Jammes, Le chemin de l'exil (détail), 2015, frontière serbo-croate, Sid, Serbie.

 

Concernant l’idée de « fuite », l’auteur nous conduit vers l’examen, par exemple, de Giotto, Titien, Poussin, Bourdon. Puis Le Caravage, Carrache, Tiepolo, Van Dyck. Enfin, il passe en revue les œuvres de Michel-Ange, David, Cuyp, Corot, Rouault, Matisse et Chagall. Parmi d’autres.

 

Errant – Exilé

L’exploration entreprise oblige positivement à s’exercer à de nombreuses distinctions. Ce sont à la fois les faits et les images qui y obligent. Certes, les errants, les réfugiés, les migrants comme les exilés attirent sur eux l’attention, voire tout un cortège de haine, d’accusation et d’interdit. Tous « étrangers », ils attisent la suspicion parce qu’ils sont souvent le signe d’une marginalité dangereuse. Dira-t-on que l’un ou l’autre est susceptible d’exacerber plus que l’autre le sentiment d’un écart nécessaire, du moins dans l’iconographie ?

D’une part, l’errant, comme le « juif errant » cité ci-dessus, ne procède pas du même débat. Il est vite converti en voyageur errant, mais qui s’affiche dans une certaine liberté. Tandis que l’exilé doit faire l’objet d’une première distinction. On ne peut confondre Napoléon parti en exil, représenté en général seul, debout sur un rocher, face à la mer, ce qui est aussi le cas des représentations photographiques de Victor Hugo à Jersey (le proscrit) bien mises en scène par lui-même, ou de celles qui nous renvoient à Courbet, Zola, Freud, et le migrant exilé actuel. D’une manière ou d’une autre, les proscrits ou exilés par décrets sont frappés de bannissement et représentés seuls. Tandis que les exilés font l’objet d’un tout autre soin artistique. Bouchra Khallili en restitue le parcours qui n’est pas un voyage, elle en étudie les tourments, analyse les détachements et les drames de trajets accomplis en familles.

Puis viennent d’autres distinctions que nous restituons par des mots, mais qui font l’objet, dans ce livre, d’une étude par des photographies (évidemment de Robert Capa, Gerda Taro, Willy Ronis, mais aussi d’autres). Fréchuret a raison de prendre en compte la question des exodes, dont témoignent de nombreuses œuvres de peintres ou de photographes, voire d’installationnistes. Notre époque a connu un nombre impressionnant d’exodes, les dépressions successives en imposant d’autres encore. « Jamais, de toute l’histoire de l’humanité, les départs forcés n’ont connu une telle ampleur ». Ces migrations forcées – réfugiés économiques, politiques, fuyant des génocides… – posent ensuite le problème des diasporas, ainsi que celui des pays d’accueil. C’est Georges Perec qui précise ainsi : « Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil, c’est-à-dire le lieu de l’absence de lieu, le non lieu, le nulle part », à propos par conséquent de la première étape américaine pour l’exilé.

 

Les passages de frontières

Au cœur de ces parcours diasporiques, se pose bien sûr la question des frontières, puisque pour qu’il y ait exil, il faut aussi qu’existent des frontières autour desquelles se jouent les drames politiques, idéologiques ou socio-économiques en question. Et non seulement des frontières, mais encore des passages (obligés, impossibles, soumis à des passeurs...) de frontières. S’étonnera-t-on alors de voir dans cet ouvrage des photos d’œuvres magistrales autour de la frontière et des passages, telles celles de Barthélémy Toguo (une barque remplie de baluchons, 2007) ou de Kimsooja (Cities on the Move2727 KM Bottari Truck, 2010). Ces œuvres poussent à examiner la manière dont les artistes construisent des images autour des migrants, des exils et des sans-papiers.

Kimsooja, Cities on the Move - 2727 kilometers Bottari Truck, 1997.

 

Et en effet, à l’exil il faut associer un point de départ, un point de passage et un point d’arrivée. Si nous en restons au point de passage, il faut évoquer les œuvres majeures de Francis Alÿs, œuvres photographiques, vidéos, dessins et peintures, dans lesquelles la frontière est toujours un objet de questionnement. Par exemple : la ligne de peinture qu’il trace à Sâo Paulo, ou à Jérusalem, ou ailleurs encore. Des filets colorés qui marquent une séparation, produite au cours d’une marche zigzagante. Elle est à l’image de tous les pseudo accords politiques par lesquels des belligérants décident de se séparer. Mais elle joue comme un rappel poétique de ce que devrait être une frontière : non une ligne d’interdit mais une ligne de rencontre et d’échange. Elle évoque les départs forcés, les déplacements perturbés, les contraintes de l’exil. Cela retranscrit ici non sans faire aussi allusion à l’œuvre durant laquelle l’artiste pousse un bloc de glace devant lui, lequel laisse une trace sur le sol du fait de sa fonte, trace qui, cependant, s’efface vite, comme les frontières devraient finir par le faire. L’artiste cubaine Tania Bruguera cherche aussi à faire disparaître les frontières.

Fréchuret rapproche utilement ces travaux de ceux d’artistes classiques portant sur la cartographie : références toujours fragiles, documentaires, mais aussi relevés des drames potentiels et futurs de certaines régions.

L’artiste Mona Hatoum n’est pas en reste sur ce plan. L’auteur retrace l’essentiel de son œuvre autour de la frontière. Parmi elles, ce paillasson hérissé de pointes métalliques qui comporte, cependant, en creux, le terme « welcome ». Hostilité et malveillance, on le sait, accompagnent l’arrivé des exilés. L’objet a beau jouer sur le double registre du visuel et du langage, il impose aux spectatrices et spectateurs une réflexion sur la violence qui se surajoute à l’exil.

Enfin, mais il faudrait commenter aussi toute la fin de l’ouvrage, ce que nous ne pouvons guère entreprendre, l’auteur nous propose un tour de l’œuvre d’Adrian Paci, dont un exemple a été cité ci-dessus. Albanais, l’artiste connaît bien lui-même cette question de l’exil, et celle de la réception de l’exilé. Perte du gîte premier, perte de toute protection, douloureuse épreuve de demeurer seul et exposé sur un chemin d’espoir qui peut se muer en cauchemar, tel est le drame de l’exilé. L’œuvre Home to Go (un toit à soi, 2001) montre l’artiste dépouillé de ses vêtements transportant sur son dos un toit de maison, portrait sans concession de l’image finalement suppliciée de l’exilé.

Adrian Paci, Home to Go (un toit à soi), 2001.

 

De là une dernière remarque sur le fil conducteur qui traverse l’entièreté de l’ouvrage et sert à relier les œuvres présentées les unes aux autres, enveloppant encore Kader Attia, Mounira Al Sohl, Isaac Julien, Xaviera Simmons, Ursula Biemann, Mohammed Bourouissa et de nombreux autres artistes. Ce fil conducteur est certes discutable mais, en l’occurrence, efficace. Il consiste à lire ces images de l’exil à partir de l’histoire biblique, qui, on l’a noté ci-dessus, nous propose des images d’exil, de condamnation et de souffrance. Ce type d’inquiétude traverserait donc toute notre histoire culturelle et politique ?