« Un instant dans la vie de Léonard de Vinci » regroupe vingt-et-une nouvelles, centrées sur différents créateurs renommés, à un moment décisif de leur parcours artistique.

Agrégée de lettres modernes, Marianne Jaeglé est l’auteure de plusieurs livres et de quelques films documentaires. Cela fait une vingtaine d’années qu’elle anime des ateliers d’écriture, après avoir enseigné la littérature. Elle a rassemblé les enseignements de cette expérience dans Écrire de la page blanche à la publication (Scrinéo) et Tu veux écrire (un film documentaire réalisé par Jean-Luc Cesco : Tu veux écrire | Film documentar | CINEPUB - YouTube).

Un instant dans la vie de Léonard de Vinci (l’Arpenteur/ Gallimard), regroupe vingt-et-une nouvelles, centrées sur différents créateurs renommés, à un moment décisif de leur parcours artistique. Entre fidélité historique et liberté artistique, Marianne Jaeglé nous offre vingt-et-une tranches de vie de créateurs qui « se sont expliqués avec la vie » tout en ayant laissé leur empreinte dans l’histoire culturelle mondiale.

 

Nonfiction : Bonjour Marianne Jaeglé. Quel délice de vous lire. Tout captivants qu’ils soient, ces récits nous troublent profondément car nous n’arrivons pas à déterminer si ces instants sont purement fictifs ou s’ils suivent scrupuleusement une trame microhistorique. Qu’en est-il exactement ?

Marianne Jaeglé : Pour écrire, je m’appuie sur un travail documentaire. A la fin du volume, des notices précisent sur quel matériau historiquement avéré ces nouvelles sont entées, ou dans quelles failles de la biographie elles s'insèrent.

Par exemple, il est avéré que la première version du tableau du Caravage, Saint Matthieu et lAnge, a été refusée par les commanditaires ; nous connaissons les arguments qui ont été donnés par eux au peintre pour justifier leur refus et nous connaissons la deuxième version que Caravaggio a réalisée de ce tableau. Mais comment Caravaggio a-t-il vécu ce revers ? Mon travail consiste à donner vie, chair, consistance à ce moment où le peintre a vécu l’humiliation du refus. Caravaggio a dû accepter cette réalité douloureuse, trouver une autre idée et mobiliser en lui l’énergie nécessaire pour réaliser un second tableau. À partir de données factuelles, je m’autorise à imaginer comment le peintre est passé d’un état psychique à l’autre, comment lui est venue l’idée de la deuxième version du tableau, et comment celui-ci a été réalisé.

« Dès qu’une vérité dépasse cinq lignes, c’est du roman », écrivait Jules Renard dans son Journal. Les instants qui composent le recueil illustrent cette affirmation : ils sont dans la subjectivité de la fiction, tout en respectant une vérité historique.

 

Est-ce que ces ellipses narratives que vous avez repérées dans le cours de cette microhistoire culturelle, ces « failles » comme vous le dites si justement, ou ces blancs de la perception, vous ont joué des tours ? Êtes-vous tombée sur des impasses au moment de la création littéraire en vous disant par exemple qu’il n’y a pas matière à broder avec telle ou telle biographie ? Dites-nous tout.

Bien sûr. L’écriture ne se laisse pas domestiquer, elle reste un animal sauvage, c’est ce qui la rend si passionnante.

Il m’arrive, premièrement, d’écrire des nouvelles qu’après relecture je choisis de ne pas garder. Un instant dans la vie de Goethe, un instant dans la vie de Maurice Béjart, un instant dans la vie de Boris Pasternak… j’ai écrit ces nouvelles qui, dans l’idée, me semblaient séduisantes. Puis je les ai écartées car le résultat n’était pas à la hauteur. Trop prévisible, trop démonstratif... Je n’aimais pas assez ces textes. Les « failles » que j’avais repérées dans le matériau biographique se révélaient après coup de fausses bonnes idées.

J’ai aussi fait une curieuse expérience. J’avais envie d’écrire une nouvelle consacrée à madame de Sévigné, dont j’aime la personnalité à la fois frivole et passionnée. Son amitié pour madame de La Fayette, son amour exclusif pour sa fille, sa vie de chroniqueuse mondaine, la situation des femmes au XVIIe siècle me semblaient offrir un délicieux matériau, riche de possibilités. Je me suis donc documentée sur elle, relisant la correspondance avec sa fille et madame de La Fayette, écoutant des émissions consacrées à sa vie… Considérant au bout d’un moment que j’en savais assez sur elle pour écrire, je me suis assise devant mon cahier, le stylo à la main, prête à accueillir ce qui surgirait. Une voix féminine a murmuré en moi : « ils m’ont façonnée, ils m’ont créée ». J’ai noté cette phrase, continué d’écrire et… C’est Un instant dans la vie de Lee Miller qui s’est écrit ce jour-là. Je n’avais pas fait de documentation sur Lee Miller, mais je connaissais son travail. Elle s’est imposée, poussant de côté Madame de Sévigné, à laquelle je ne suis pas revenue par la suite.

Ce que je retiens de cette expérience : en ce qui me concerne, plus le matériau est investi par l’inconscient, plus il a de chance de se révéler porteur. Plus l’idée est consciente, délibérée, moins le résultat sera intéressant.

Je n’appartiens pas à la catégorie des écrivains « architectes » (ceux qui prévoient ce qu’ils vont écrire) mais à celle des écrivains « jardiniers » (qui s’adaptent à ce qui pousse dans leur enclos).

 

Nous voilà donc bien opposés car il semble que je fais partie de la première catégorie [Rires]. Bien plus qu’un « instant dans la vie de … », certaines de ces nouvelles sont « un instant dans la peau de... », comme celle qui porte sur Andrea del Verrocchio. Dans son essai publié dans Que sait la littérature ? (Leméac, 2019), Kateri Lemmens aborde la question de l’empathie avec la formule suivante : « La littérature est une simulation où nous utilisons notre esprit pour composer l’autre en nous. Ainsi on entre en immersion dans les fictions, et celles-ci activent des mécanismes neuronaux associés à l’empathie. »   . Doit-on être bon acteur pour être bon écrivain ? Est-ce que cet exercice littéraire a contribué à accroître votre empathie et votre prosocialité ?

Je ne saurais dire s’il faut être bon acteur pour écrire ni si le fait d’écrire a accru mon empathie. Ce que je peux affirmer avec certitude, c’est qu’il me faut être en résonance émotionnelle avec un personnage pour pouvoir « habiter sa peau », pour reprendre votre formule. Même s’il s’agit d’un personnage odieux, ou d’un moment où le personnage agit de façon mesquine, lamentable, répréhensible, j’ai besoin de trouver en moi quelque chose qui résonne avec cela.

C’est ainsi que je peux habiter la conscience de Paul Claudel lorsqu’il hésite entre se consacrer à son œuvre ou sortir sa sœur de la maison de fous. Je suis capable de sentir comment il choisit de laisser sa sœur enfermée dans l’asile où elle finira par mourir. Je ne dis pas que c’est ce que je choisirais à sa place, ni que son choix est justifié, mais je perçois ou je reconnais en moi quelque chose des mécanismes émotionnels qui l’ont poussé à agir ainsi. Dès lors, je trouve intéressant de donner au lecteur par l’écriture les moyens de vivre ce conflit entre Paul Claudel et sa conscience à cet instant-là. Je travaille selon la méthode définie par Marguerite Yourcenar dans les Carnets de notes de Mémoires dHadrien : « Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l’intérieur de quelqu’un. »

Mon empathie relative avec le personnage est la garantie de celle que je propose au lecteur. Pour moi, l’identification émotionnelle à ce que vit le personnage est une clé : si je ne trouve pas la clé, l’endroit par où je peux me glisser dans la peau de quelqu’un, je laisse tomber.

 

Quelle fut la donnée de ce recueil de nouvelles et comment en êtes-vous arrivée à travailler sur la notion de kairos chère aux Grecs ?

Après avoir écrit Vincent quon assassine, j’ai eu beaucoup de mal à me remettre au travail. J’essayais d’écrire des textes qui, très vite, au bout de quelques pages, tournaient court, littéralement. Je voulais écrire un autre roman et je ne réussissais à écrire que des textes de trois ou quatre pages. Après une visite de musée à Rome, j’ai ainsi écrit un texte au sujet du Caravage. Après avoir lu un article au sujet de Harper Lee qui venait de mourir, j’ai écrit un texte à son sujet, celui qui figure dans le recueil. J’ai aussi écrit un texte sur Chaplin après avoir visité le musée qui lui est consacré à Vevey. Je n’avais pas d’idée préconçue, en écrivain jardinier que je suis, j’essayais seulement de rester en activité. A un moment donné, je me suis rendu compte que ces textes courts avaient des points communs, qu’ils pouvaient être organisés en série, et que leur dénominateur commun était de mettre en scène une phase ou une caractéristique du travail créateur.

A partir de là, j’ai travaillé de manière plus consciente, avec l’idée de donner à travers différentes nouvelles une représentation complète du geste artistique tel que Didier Anzieu l’a défini dans Le Corps de l'œuvre   et aussi une image de ce qu’on appelle la « vie d’artiste ».

Je me suis efforcée de varier au maximum, de représenter des artistes appartenant à des époques différentes (de l’Antiquité à nos jours), travaillant dans des disciplines artistiques diverses (photo, poésie, peinture, musique, cinéma, littérature...). Enfin, j’ai essayé d’équilibrer le ratio entre les créateurs et les créatrices… ce qui n’a pas été facile.

Dans Vincent quon assassine, il y avait déjà cette notion d’instant révélateur de toute une vie. Simplement, pour rendre compte de cet instant, celui de sa mort, il m’avait fallu mettre en place les deux dernières années de sa vie. En réalité, c’est comme si je n’avais fait que radicaliser ce parti-pris. Par ailleurs, le motif du temps bref dans lequel toute une vie se reflète existe de longue date en littérature, c’est le principe organisateur de Vingt-Quatre heures de la vie dune femme de Stefan Zweig, ou d’Une journée dIvan Denissovich, d’Alexandre Soljénitsyne. La journée d’Ivan Denissovich contient en condensé non seulement toutes les journées de détention de ce personnage, mais elle représente même le goulag dans son immensité, ses gardiens et tous ceux qui y sont emprisonnés. C’est le principe de la goutte d’eau qui contient l’océan.

 

Outre l’art pictural et la veine biographique, quel(s) lien(s) faites-vous entre Un instant dans la vie de Léonard de Vinci et Vincent quon assassine qui a paru dans la même collection chez Gallimard ? D’où vous vient ce vif intérêt pour la vie des peintres ?

Ce n’est pas seulement la vie des peintres qui me fascine, mais plutôt le parcours toujours singulier qui mène à la réalisation d’un tableau, d’un livre ou d’une symphonie. Chaque œuvre est une aventure, un parcours périlleux au cours duquel l’artiste affronte l’échec, le rejet, voire la mort. C’est là mon sujet de prédilection. Quels liens existent entre les circonstances de la vie et l’œuvre créée ? Avec quel matériau personnel et sur quelle « toile de fond » historico-politique l’œuvre s’accomplit-elle ? Et comment à son tour l'œuvre influe-t-elle sur la vie de l’artiste, qui par la suite, créera en s’appuyant sur ce socle ?

Ainsi, j’ai été tout à fait fascinée par le fait que, lorsque Le Caravage peint une deuxième version de son Saint Matthieu et lAnge, il représente l’Ange comptant sur ses doigts et inclut ainsi le chiffre deux dans son tableau.

De même, je trouve fascinant que Verrocchio renonce à la peinture après avoir vu le talent de son élève Léonard de Vinci, et ce après avoir peint à quatre mains avec lui un Saint Jean Baptiste, le saint qui a déclaré, à en croire l’Evangile selon Saint-Marc : « Celui qui vient après moi est plus grand que moi ».

Il y a parfois des effets spéculaires entre l'œuvre et la vie de l’artiste qui me semblent extrêmement troublants, et que j’explore avec le même ravissement qu’une Galerie des Glaces à Versailles.

 

Un des artistes à cheval entre ces deux formes d’art est le poète japonais Matsuo Bashō (1644-1694), dont l’histoire ouvre ce recueil. Après avoir cité la traduction de son haïku (Paix du vieil étang/ Une grenouille plonge/ Dans le bruit de l’eau), vous écrivez : « Mais ce qui vient de lui apparaître sous la forme d’une grenouille sautant dans une mare, c’est la possibilité de faire entrer l’univers entier dans quelques syllabes. » Est-ce l’un des pouvoirs que vous prêtez à la littérature ? Y-en a-t-il d’autres, selon vous ?

Oui, la littérature est cet extraordinaire univers parallèle dans lequel le passé reste accessible, où nous pouvons transmuer l’angoisse en énergie et la misère en espérance, pour paraphraser Michel Butor dans D’où ça vous vient d’écrire (Répertoire V).

Je pourrais aussi faire un parallèle avec l’expérience faite par le narrateur d’A la Recherche du temps perdu découvrant la mémoire involontaire : la littérature est pour moi ce qui rend « les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire. »

Très concrètement, après avoir écrit « Un instant dans la vie de Primo Levi », je me suis rendu compte que la nouvelle était pour moi à la fois un hommage à cet homme si courageux mais aussi comme un effort de ma part pour retarder, sinon empêcher sa mort.

 

Votre deuxième roman, Vincent qu’on assassine, a été traduit en italien, en roumain, en tchèque et en japonais. Vous qui apportez tellement de soin à l’écriture, quel regard portez-vous sur la traduction littéraire ? Ont-ils traduit ou trahi votre style ? Est-ce que ces traducteurs ont sollicité votre concours d’une manière ou d’une autre ?

Je n’ai malheureusement pas une maîtrise de ces langues telles que je puisse juger personnellement de la traduction. J’ai été consultée par la traductrice italienne concernant le titre. Vincent qu’on assassine est intraduisible dans la plupart des langues (j’ai été obligée d’expliquer que le titre repose sur l’expression « C’est Mozart qu’on assassine ! » qui n’a évidemment pas d’équivalent direct). En Japonais et en roumain, le titre a été traduit de manière un peu forcée à mon sens en « Vincent assassiné ». En italien, en revanche, la traductrice et l’éditrice ont choisi un titre infidèle mais parlant : Giallo Van Gogh, qui contient un autre jeu de mot. Giallo signifie « jaune », la couleur tellement aimée par le peintre, mais en italien, un « giallo » est aussi un polar. Le titre est donc devenu Polar/Jaune Van Gogh, ce qui est évidemment très séduisant. La traductrice japonaise m’a également demandé l’autorisation d’insérer des titres de chapitres, de manière à séquencer plus nettement le texte, ce que j’ai accepté, considérant que le traducteur connaît son métier, et sait quelles transformations seront bénéfiques pour la rencontre avec le lecteur.

 

À lire la nouvelle sur Charlot pleine de sagesse, on a presque l’impression de vous entendre en filigrane, et si ventriloquie il y a, c’est Charlie Chaplin qui semble s’exprimer à travers Marianne Jaeglé, notamment à travers ce passage : « Mais il avait préféré s’amuser -- tout ce qu’il avait fait, dans sa vie, il ne l’avait fait que pour le plaisir de le faire, jamais pour devenir un homme important, quelqu’un qui décerne des récompenses autres, jamais cela ne l’avait tenté. » Faut-il voir dans la pluralité de ces personnages la somme de vos “moi partiels” ?, pour reprendre la formule freudienne   .

C’est évidemment une lecture possible ! Mais je préfère considérer que je prête aux personnages ma plume et une voix, plutôt que de me figurer emprunter la leur pour m’exprimer.

 

Justement, jy viens. Je dois vous avouer que la voix de Homère ma un peu déconcerté. Elle ma semblé un peu trop contemporaine et le registre dans lequel le personnage sexprime, trop familier. Ce nest pas la représentation que je me fais dun aède grec du VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Est-il possible dincarner autant de voix disparates tout en gardant une continuité dans sa griffe littéraire ?

A cause de la distance temporelle qui nous sépare de lui, nous avons tendance à nous figurer Homère comme un personnage déjà figé dans le marbre et pour écrire dans sa voix, j'ai eu besoin de le dépoussiérer, de lui donner un corps, de le représenter dans une humaine faiblesse. De là sa modernité que vous trouvez appuyée. Je ne voulais pas représenter le père de la littérature mais un créateur comme un autre, seulement promis à une postérité particulière.

Par ailleurs, la question de l'homogénéité et de la diversité dans un recueil de nouvelles est un vrai défi. Il y a là un difficile équilibre à trouver entre une suffisante différence d'une nouvelle à l'autre et la nécessaire unité. En concevant l'ensemble, je songeais à cette phrase de la correspondance de Flaubert selon lequel « Il faut que les phrases s'agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance. »   Peut-être les feuilles concernant Homère s'agitent-elles un peu plus que les autres, mais je les crois justes ainsi.

 

La plupart des créateurs se laissent guidés par ce que les neuroscientifiques appelleraient « le réseau du mode par défaut ». Or vous enseignez la création littéraire et portez un regard technique sur l’écriture qui pourraient mettre en place des filtres cognitifs ? Lequel des deux vous influence majoritairement pendant l’acte d’écriture ?

Dans un premier temps, je laisse venir sans chercher à prévoir ni à contrôler. Je mets en veille tout ce qui, dans mon cerveau, pourrait tenter de critiquer ou même, simplement, de rationaliser. Je neutralise cette partie-là pour laisser le créateur s’exprimer en toute liberté. Le regard technique m’est utile dans un second temps, lorsque je considère ce que j’ai écrit et que je cherche à l’améliorer, à lui donner une cohérence, ou tout simplement à le comprendre.

 

S’il y avait eu un vingt-deuxième chapitre intitulé « Un instant dans la vie de Marianne Jaeglé », sur quoi porterait-il ?

Il raconterait comment et pourquoi il m’a fallu écrire. C’est le texte autobiographique que je termine en ce moment.