L’œuvre ultime et le silence qui la suit sont deux fantasmes majeurs des artistes, dont Antoine Compagnon étudie la construction par les écrivains et les critiques.

Assomptions et déchéances

Il est des crépuscules plus beaux que toutes les aubes. Oui, le Titien semble parfois avoir survécu à son savoir-faire ; oui, Poussin, vieilli, se plaint de son délabrement physique, et rêve aux toiles qu’il pourrait peindre « si la main [lui] voulait obéir » ; oui, les dernières Sonates, les derniers Quatuors de Beethoven sont l’œuvre d’un sourd qui paraît par moments avoir perdu tout souci de la consonance ; oui, l’ultime impressionnisme de Monet doit beaucoup à la cataracte qui, devançant la mort, commença de lui fermer les yeux. Mais, atteints dans leur chair, le Titien, Beethoven, Poussin, Monet suppléent à leur maîtrise défaillante par une forme d’intuition géniale qui fait de la sénilité un chemin vers le sublime. C’est du moins ainsi que nous, modernes, trompés peut-être par l’illusion biographique, comprenons l’imperfection bouleversante de leurs dernières œuvres – lesquelles furent parfois, en leur temps, reprochées à leurs auteurs, et ce par les meilleurs et les plus vastes esprits : Goethe, ainsi, n’éprouvait que stupéfaction devant les œuvres d’un Beethoven que, dès 1812, il se mit à considérer comme un infirme incommode voire importun.

Il faut dire aussi que toutes les vieillesses ne se valent pas. Si certains artistes semblent, dans leurs dernières années, deviner ce que cache l’horizon – tel Liszt composant des Nuages debussystes avant Debussy, et qui relèvent presque du plagiat par anticipation cher à Pierre Bayard –, d’autres semblent tout simplement avoir épuisé leurs ressources, vidé leur sac avant l’heure. Gide donne à sa dernière publication, Ainsi soit-il, ou Les jeux sont faits, un titre en forme d’aveu : sans balbutier, il écrit « au fil de la plume », car il n’est plus temps de se racheter in extremis. Le Sartre final, celui dont la plume est tenue par Benny Lévy, semble parfois laisser parler, à sa place, les médicaments et l’alcool qui l’ont ravagé tout en le soutenant dans l’écriture de L’Être et le néant et de la Critique de la raison dialectique. Quant à Jules Romains, après avoir été, grâce à Knock et au Dictateur, le dramaturge le plus joué en France et en Europe, et après avoir donné, avec Les Hommes de bonne volonté, le roman le plus long de la littérature française, ou peu s’en faut, il végète de longues années, et ne donne plus guère, de 1946 à sa mort en 1972, que des suites maladroites à ses chefs-d’œuvre (on se serait bien passé de découvrir les Fragments de la doctrine secrète du Dr. Knock, et Le Fils de Jerphanion est loin d’être digne de son père) ou des essais où une lamentable rage réactionnaire a remplacé la splendide mélancolie d’arrière-garde qui teintait ses livres d’entre-deux-guerres.

 

« Des hommes trop intelligents pour écrire »

Mais qu’importe si vraiment les dernières œuvres valent mieux que les autres ? et qu’importe si c’est parce qu’elles sont des novissima verba qu’elles sont de plus haut parage ? Car, au fond, « il n’y a de bonheur et de vertu qu’au moral », comme eût dit le Jules Romains des meilleurs jours. Entre la décrépitude et la transfiguration, Antoine Compagnon ne tranche donc pas. Ce qui l’intéresse, c’est ce que l’œuvre tardive dit de celui qui la perçoit comme admirable ou pitoyable. Ce qui l’intéresse, ce sont deux fantasmes des écrivains : l’œuvre ultime – qu’elle soit dernière par la volonté de l’artiste ou par celle du destin – et le silence qui, du vivant de l’artiste ou après sa mort, la suit.

Il est très rare qu’un écrivain en finisse de son plein gré avec la littérature : mais il y a tout de même l’exception Rimbaud. Il est moins rare qu’un auteur songe à se débarrasser du fardeau de l’art : les quatre nuances de la nomenclature barthésienne du non-agir – otium studiosum, bricolage, komboloï et Wou-weï – sont peut-être la manifestation par excellence de ce désir qui, parce qu’il est trop actif, empêche son propre assouvissement. Les auteurs qui, peut-être, sont les plus habiles dans l’art d’éviter d’écrire, sont ceux qui n’ont jamais vraiment fait œuvre, ceux qui, pour détourner une belle formule de Thomas Mann, n’ont jamais « cessé de commencer » à écrire : c’est Ximénès Doudan, « précepteur vieilli devenu un ami de la famille, entretenu jusqu’à sa mort par le duc Victor de Broglie puis le duc Albert de Broglie, son ancien élève, spirituel conversationniste passant des jours paisibles dans la bibliothèque du château », qui, après quelques « subtils articles de jeunesse », n’écrivit plus que « des lettres à ses amis, et quelques rares pensées couchées dans un carnet » ; c’est, aussi, l’ami taciturne du prolifique Chateaubriand, Joseph Joubert, autre modèle « de ces hommes trop intelligents pour écrire. »

 

« Le soir de la vie apporte avec soi sa lampe »

L’œuvre ultime – quand œuvre il y a – vaut donc – quand elle vaut quelque chose – à la fois pour elle-même, et par le rare et sage renoncement à écrire, à peindre, à composer, qu’elle annonce ; un renoncement, un silence qu’elle semble parfois porter en elle-même ; et qui menace parfois de l’anéantir : témoin le Virgile de Broch, qui songe à détruire l’Énéide, témoin Gogol brûlant Les Âmes mortes. Elle a ainsi quelque chose d’acousmatique : celui qui y parle, c’est l’écrivain d’après l’écrire ; ou plutôt, ce qui y parle, c’est une œuvre passée de l’autre côté d’elle-même, ayant fait le fameux « pas au-delà » de Maurice Blanchot. C’est pourquoi, souvent, ces œuvres-terminus parlent ou chantent d’une voix voilée : les Gesänge der Frühe de Schumann nous rappellent dès les premières notes que, selon la tradition hésiodique, le Jour est fils de la Nuit ; les quatre derniers cycles pour piano de Brahms – op. 116, op. 117, op. 118, op. 119 –, composés à Bad Ischl durant les étés 1892 et 1893, sont des œuvres du détachement sinon de la résignation ou du renoncement ; quant à « Beim Schlafengehen » et « Im Abendrot » de Richard Strauss, ce sont des Lieder qui, au-delà de leurs titres programmatiques, sont comme érodés par la mer du temps qui depuis trop longtemps déjà use leur auteur.

Ces œuvres terminales paraissent ainsi habitées d’une lumière sans source. Ou, pour le dire avec les mots d’un Joubert qui semble ne s’être jamais laissé tromper ni par les sourdes promesses de l’aube ni par la tonitruante lumière de midi : « Le soir de la vie apporte avec soi sa lampe ».