Une réflexion psychanalytique d'envergure sur le racisme et le colonialisme.

L’Empire du démenti, premier tome de La Vie psychique du racisme, aborde la question du racisme sous un jour rarement exploré. Il s'agit de la première réflexion psychanalytique d’envergure sur le racisme et le colonialisme depuis l’ouvrage d’Octave Mannoni publié en 1950, La Psychologie de la colonisation. La tradition psychanalytique en France pense le racisme à partir de l’antisémitisme, considéré comme le paradigme de toutes les autres formes de ségrégation. C’est ce que fait par exemple un auteur comme Daniel Sibony dans Le « racisme », une haine identitaire. Or les auteurs de La Vie psychique du racisme estiment qu’une telle approche néglige une différence fondamentale : tandis que l’antisémitisme se constitue contre un ennemi intérieur, les autres formes de racisme se définissent à partir du rejet d’un ou de plusieurs traits distinctifs. Mais surtout, considérer le racisme à partir de l’antisémitisme, c’est mettre de côté la spécificité du racisme en Europe et tout particulièrement en France où l’entreprise coloniale a joué un rôle déterminant.

Le pionnier des travaux de psychanalyse sur le racisme lié au colonialisme est Octave Mannoni. Livio Boni et Sophie Mendelsohn lui réservent une place de choix, chacune des trois parties de L’Empire du démenti tournant autour d’une des œuvres de cette figure originale et trop oubliée. Le premier ouvrage d’Octave Mannoni, La Psychologie de la colonisation (1950), est le sujet de la première partie. L’essai qui l’a suivi, La Décolonisation de soi, est au cœur de la seconde partie, tandis que les réflexions du même auteur sur le démenti inspirent largement la dernière partie. Les auteurs s’appuient finalement autant sur les travaux d’Octave Mannoni consacrés au racisme colonial (de 1950 à 1966) que sur les avancées qu’il a opérées en matière de théorie analytique.

O. Mannoni est un cas à part parmi les psychanalystes : seul de sa génération à avoir connu la situation coloniale, il rentre définitivement en métropole en 1947 après une mission de vingt-cinq années en tant qu’enseignant à Madagascar. Alors que son départ en mission avait écourté sa première rencontre avec Lacan, Octave Mannoni reprend immédiatement langue, à son retour, avec le psychanalyste et assiste aux premières années de son enseignement. Trois ans après son retour en métropole, il publie La Psychologie de la colonisation. L’essai rencontre un public en Angleterre et aux États-Unis, jamais en France où sa parution donne lieu à de vifs débats avec l’ethnologue Franz Fanon et le poète Aimé Césaire dans La Revue des temps modernes, mais aussi avec Alioune Diop, autre militant de la négritude.

Une analyse transférentielle de la situation coloniale

Psychologie du colonialisme se distingue de tous les travaux psychologico-ethnologiques qui l’ont précédé et qui avaient eu jusque-là pour objectif de justifier l’entreprise coloniale. La parution de l’ouvrage d’Octave Mannoni avait suscité une attente forte du côté des défenseurs de la négritude, mais sa démarche se révèle beaucoup moins militante que ne l’auraient voulu Franz Fanon, Aimé Césaire ou Alioune Diop. Octave Mannoni identifie deux dynamiques distinctes, l’une du côté des colonisateurs, l’autre du côté des colonisés. Entre les deux se tisse une relation dialectique qu’Octave Mannoni décrit avec le terme analytique de « transfert ». Il reprend le concept de « complexe d’infériorité » introduit par le psychanalyste controversé A. Adler et présente les colons comme des hommes qui affirmeraient compulsivement leur supériorité pour apaiser directement leur angoisse d’infériorité. Une telle angoisse est directement référée au complexe de castration œdipien.

En face, les colonisés seraient protégés de l’angoisse œdipienne pour autant que le rapport au père est déplacé sur les morts auxquels ils réservent un culte. Chez eux, la haine vise donc non pas le père mais un ancêtre ou un étranger (le terme est le même en malgache). Or devant l’ancêtre ou l’étranger, il n’est pas question de se mesurer. En réaction au complexe d’infériorité des colons, les colonisés développent ce qu’Octave Mannoni nomme comme un « complexe de dépendance ». Ce « complexe de dépendance » apparait dans une propension très repérable des Malgaches à ne pas témoigner de reconnaissance devant un acte de bienfaisance des colons, et à développer au contraire une demande croissante. Tout se passe comme si les Malgaches inversaient la dette. Ce faisant, ils offrent aux colons un champ de domination illimité. Mais cette domination qui ne rencontre pas de bornes est aussi pour les colons quelque chose d’inavouable.

Le « complexe de dépendance » mis en accusation

Dans le contexte de la lutte pour l’indépendance, le choix du terme de « complexe de dépendance » par O. Mannoni était malvenu. Son essai lui valut la critique acerbe de F. Fanon, d’A. Césaire et d’A. Diop. En 1966, Octave Mannoni fera paraitre un article en anglais (« the decolonization of myself ») dans lequel il revient sur la démarche de Psychologie du colonialisme et dresse un nouvel état des lieux à une date où le mouvement d’indépendance de l’Afrique noire et de l’Algérie est achevé. Octave Mannoni affirme que l’on ne peut pas attendre une disparition de tout sentiment raciste. Autrement dit, la posture universaliste qui croit pouvoir mettre un terme à la réalité du racisme en la déniant est un leurre.

Soixante ans plus tard, les auteurs de La Vie psychique du racisme font un pas de plus et qualifient la posture universaliste d’envers du racisme. Ironiquement, c’est dans l’œuvre de Maud Mannoni, la femme d’Octave Mannoni, qu’ils choisissent d’illustrer cette tentation. Dans Le Psychiatre, son fou et la psychanalyse (1970), Maud Mannoni rapporte les entretiens qu’elle a eus à l’hôpital avec un homme martiniquais. Elle aborde son cas sous l’angle exclusif du complexe d’Œdipe – conçu par elle comme universel – sans entendre la difficulté de cet homme à être martiniquais. Elle manque ainsi un opérateur différenciant que les auteurs jugent aussi important que le sexe, à savoir l’appartenance au groupe des colonisateurs ou des colonisés. La psychanalyse est structurée autour du concept de phallus qui signifie la différence. Ce phallus est incarné de manière privilégiée par le sexe, mais dans le monde racialisé où nous vivons, la blancheur doit être regardée comme une autre incarnation forte de ce phallus.

Démenti et croyance dans la race

L. Boni et S. Mendelsohn trouvent dans un autre essai d’Octave Mannoni, strictement psychanalytique celui-ci, le terme qui manquait pour décrire la dynamique intersubjective entre colons et colonisés. Le « démenti » (Verleugnung) avait été introduit par Freud à propos du fétichisme. La notion a été négligée par Lacan jusqu’à ce que Octave Mannoni la tire de l’oubli et en montre toutes les implications. Le refus de la réalité dans le démenti se distingue de ce que l’on observe dans la névrose dans la mesure où il consiste à protéger contre le traumatisme de la découverte de la différence radicale. Le démenti rend la différence invisible et vise à en effacer la trace. Celui qui a pris l’orientation du démenti s’engage dans une croyance selon laquelle la différence n’existe pas. Mais cette croyance ne se soutient que pour autant qu’elle est partagée, et celui qui a traité la différence par le démenti vit dans un sentiment de précarité et de crainte permanente de voir ses certitudes s’effondrer. Loin d’être seulement repérable dans le fétichisme où Freud l’avait découvert, le démenti est présent dans tous les phénomènes de croyance. Au-delà des phénomènes religieux, cette orientation s’entend à travers une phrase aussi répandue que « je sais bien [que ce n’est pas vrai] mais quand même » à laquelle Octave Mannoni a donné toute sa portée.

Si cette thèse développée par Octave Mannoni à propos d’un tout autre sujet fournit un éclairage sur le racisme, c’est parce que la croyance dans les races consiste précisément à dire : « je sais bien [que les races n’existent pas] mais quand même [il y a des différences entre les blancs, les noirs, etc.]. »

Des jouissances incompatibles

Lacan avait pronostiqué que le racisme serait la grande affaire de l’« avenir ». Pour lui – et pour son élève, la psychanalyste et anthropologue béninoise Solange Faladé – c’est par la jouissance que les peuples assimilés à des « races » se distinguent. On parle de « Jouissance » quand se mêlent pulsions de vie et pulsions de mort, et la jouissance suscite la haine, la haine de la jouissance de l’autre comme de sa propre jouissance. L’entente entre des régimes de jouissance différents est donc impossible. Il est pourtant un cas – relaté par Solange Faladé – où la coexistence entre des peuples que leurs modes de jouissance opposaient s’est révélée possible. Avec Frederik de Klerk et Nelson Mandela, l’expérience de l’Afrique du sud a montré comment un Etat multiracial pouvait contourner l’impasse, pour autant que chaque peuple conserve son mode de jouissance et se contente de reconnaître la dignité de l’un et de l’autre sans prétendre à une entente illusoire.

Telles sont – à grands traits – les thèses développées dans l’ouvrage très novateur de Livio Boni et Sophie Mendelsohn. Le propos n’est pas dénué de visée politique. Étayé sur les travaux d’un auteur qu’ils qualifient d’« intempestif », le premier tome de La Vie psychique du racisme développe une position non moins scandaleuse dans le monde post-colonial solidement arrimé à des valeurs républicaines. L’universalisme - et finalement l’assimilationnisme - français est à leurs yeux une posture qui vise à nier l’existence d’un monde racialisé. D’où l’effet contre-productif d’une loi comme celle de 2004 visant à interdire le voile à l’école. Un tel universalisme relève d’une négation de la différence de jouissance entre deux peuples.