L’universitaire Violaine Heyraud donne de treize pièces de Feydeau une édition savamment annotée pour réhabiliter cet horloger du comique et le faire reconnaître comme un véritable écrivain.
Comment s’étonner de la consécration de Georges Feydeau (1862-1921) que constitue ce volume de la Pléiade, quand on sait que la scène d’exposition de Chat en poche a été donnée comme sujet de commentaire aux candidats de l’École Normale Supérieure de Lyon, pour l’option Lettres modernes à la dernière session du concours ? Il s’agit d’une pièce de jeunesse créée le 19 septembre 1888 et jugée alors maladroite par la critique. Elle repose sur un quiproquo qui, malgré son invraisemblance, s’étend sur trois actes : Pacarel et sa famille croient embaucher un ténor en la personne d’un étudiant en droit qui ne sait pas chanter. « La bêtise abyssale, orgueilleuse et bourgeoise, motive l’intrigue et conditionne les malentendus », explique l’éditrice, qui montre que « la bourgeoisie parisienne […] intéresse plus [Feydeau] que la satire du provincial, poncif de la comédie du XIXe siècle. » Cette bourgeoisie est « prompte à exploiter tout ce qu’elle peut, et même les “diabétiques” pour en tirer du sucre, idée fantaisiste qui voile mal une vision vampirique de cette petite société que l’on découvre, au lever du rideau, en train de se repaître d’un canard au sang ».
La précise mécanique du rire
Cette anthologie contient treize pièces, sur les soixante-trois (comédies, vaudevilles, ballets, œuvres musicales et monologues) représentées du vivant de l’auteur. Feydeau renouvelle le genre du vaudeville. Il lui donne de l’énergie, de la vitesse, le pousse à son paroxysme et le conduit ainsi à l’implosion. Ses pièces sont des mécaniques de haute précision. Il s’agit de provoquer des « attaques de gaieté convulsive, spasmodique et épileptiforme », comme l’indique le « Programme artistique » du Dindon pour sa reprise en 1900. Le thème de l’adultère, propre au vaudeville, permet à Feydeau d’exorciser par le rire la question de sa filiation, qui le hante et le fera même délirer à la fin de sa vie, quand, rongé par la syphilis, il se prendra pour le fils de Napoléon III… Son père, Ernest Feydeau, auteur de Fanny, était un romancier reconnu, ami de Flaubert, à qui il fournira bien des fiches d’archéologie pour Salammbô ; sa mère, Léocadie Boguslawa Zelewska, était d’origine polonaise et très belle. Elle aurait été la maîtresse du duc de Morny ou de l’Empereur lui-même, dont Georges serait le fils…
L’intérêt d’une telle édition annotée est de fournir des plans de scène et des croquis, comme pour Le Système Ribadier, Un fil à la patte ou Feu la mère de Madame. Il y a quatre plans de scène et une longue explication intercalée dans Occupe-toi d’Amélie. Les personnages de Feydeau ne sont pas des fantoches ; il va les chercher dans la réalité et les plonge dans des situations burlesques, comme des cobayes manipulés par leur expérimentateur, non sans cruauté. Il veut, grâce à eux, provoquer un « rire infaillible » au moyen d’une méthode exigeant le « sang-froid du chimiste » : « J’introduis dans ma pilule un gramme d’imbroglio, un gramme de libertinage, un gramme d’observation. Je malaxe, du mieux qu’il m’est possible, ces éléments. Et je prévois presque à coup sûr l’effet qu’ils produiront. »
Splendeurs et misères de la Belle-Époque
Les pièces de Feydeau traduisent et véhiculent les engouements, préoccupations et inquiétudes d’une époque qui voit, ou ne voit pas, arriver la guerre mondiale et la fin d’un monde. « Le théâtre de Feydeau », explique l’éditrice dans son introduction, « examine en réalité en profondeur la société de son temps. Les spectateurs peuvent se reconnaître dans le milieu sociologique qu’il représente le plus, la bourgeoisie, plutôt aisée. […] Le lecteur parcourt le Paris des beaux quartiers, selon un périmètre réduit à quelques arrondissements. […] À la capitale réaliste se superposent des adresses imaginaires, dans des rues déformées. »
Le couple est au centre de ces vaudevilles, mais l’amour en est le grand absent. Le comique passe par des effets verbaux, une langue rythmée par des répétitions, des déformations, des lapsus et des jeux de mots permis par la polysémie, qui vise à prolonger un quiproquo au-delà du vraisemblable en évitant le mot le plus simple qui y mettrait fin. Feydeau est également passionné par la description des lieux et des personnages. De là à voir en lui un précurseur du Nouveau Roman, il y a un pas que nous ne franchirons pas aussi facilement que l’éditrice de ce volume. De même il semble assez discutable de prétendre que son théâtre ouvre la voie à celui de l’absurde et annonce les pièces de Ionesco et de Beckett.
Il faut toutefois saluer le travail d’annotation de ce volume (parfois fautif, comme quand matinée est utilisé à la place de mâtinée, ce qui aurait pu fournir un joli effet à Feydeau…) et son effort pour faire reconnaître par l’institution une œuvre qui n’a pas attendu cette édition pour triompher sur les planches.