Qui connaît encore Jean Schlumberger, poète, romancier, dramaturge et cofondateur de La NRf ? Cet essai, qui commente sa correspondance avec sa femme, nous invite à le redécouvrir.

Les soleils de la postérité ne se couchent jamais : parce que l’étoile Ronsard brille trop fort et trop constamment, d’innombrables astres contemporains – y compris la plupart de ceux qui composent la Pléiade – sont soustraits au regard ; parce qu’on lit encore et encore (jamais trop toutefois) Racine et Pierre Corneille, on ne lit plus assez Georges de Scudéry, Jean de Rotrou ou même Thomas Corneille ; pour Voltaire, Diderot et Rousseau, on délaisse Mercier, Restif, Crébillon fils ; et c’est aux dépens de Duranty et Champfleury, confinés pour l’éternité, dirait-on, dans le purgatoire des bibliothèques, que les lecteurs accordent permission sur permission aux volumes de Balzac.

Jean Schlumberger (1877-1968) fait partie de ces victimes collatérales des succès posthumes d’un contemporain capital – en l’occurrence du contemporain capital, André Gide. Son nom n’apparaît dans aucun manuel, et l’on ne connaît plus guère ni ses romans, ni sa poésie, ni son théâtre. Qui peut se targuer d’avoir lu Heureux qui comme Ulysse (1906) ? Le Poème des temples et des tombeaux (1903) ? La Tentation de Tati (1932) ? Qui, même, si ce n’est une poignée de spécialistes, se souvient encore vraiment du rôle majeur qu’il joua à La Nouvelle Revue française, dont il fut l’un des fondateurs ?

Un couple bourgeois

On sait donc gré à Lucie Carlier de nous faire redécouvrir cet Alsacien, frère de Conrad et Marcel, deux ingénieurs dont les inventions dans le domaine de l’industrie pétrolière, et plus spécifiquement de la prospection électrique, firent la fortune ; et on lui est d’autant plus reconnaissant que, non contente de défendre l’œuvre de Schlumberger, elle nous invite à jeter un regard exquisément indiscret sur sa vie et sur celle – car une redécouverte ne vient jamais seule – de son épouse Suzanne, née Weyher (1878-1924), « élève du peintre néo-impressionniste belge Théo Van Rysselberghe ».

Après nous avoir fait lire, dans un volume publié en avril 2021 dans la collection gallimardienne de la Fondation des Treilles (laquelle fondation fut créée par la nièce de Jean Schlumberger, Anne Gruner Schlumberger), quelques-unes des lettres échangées entre les deux époux, et avant de nous en offrir le recueil complet (dont l’on espère qu’il ne se fera pas trop attendre), Lucie Carlier donne donc un essai critique où elle présente et commente cette correspondance intime. On y assiste à la rencontre des deux jeunes gens dans l’entourage du « pasteur protestant Édouard Sautter (1856-1926) » ; à de menus rituels (dîners, choix vestimentaires) indissociables de la tradition des fiançailles d’antan ; ou encore à la préparation de leur mariage, codifiée conformément aux us bourgeois de l’époque, dont certains d’ailleurs ont encore cours, sous une forme un peu modifiée, de nos jours (« la jeune mariée […] reçoit des cadeaux, principalement pour l’aménagement de la future demeure qu’elle partagera avec son mari »).

« De la lettre à la littérature »

Imprégnés d’un art de vivre bourgeois, Jean et Suzanne sont toutefois pour leurs trois enfants – Marc, Monique, Sabine – des parents quelque peu « avant-gardistes » influencés par le « moraliste progressiste Ernest Legouvé (1807-1903) ». Convaincus qu’il faut cultiver chez l’enfant le sens de la « liberté » et l’instinct d’ « indépendance », ils expriment leur modernité parentale en abordant « la question de l’éducation avec authenticité et sincérité » dans leurs lettres.

Et la littérature dans tout ça ? Eh bien, justement, « de la lettre à la littérature », il n’y a qu’un pas en l’occurrence. Car ce dialogue épistolaire sur l’art d’être parents, Jean Schlumberger en réinvestira la substance dans L’Inquiète Paternité (1911), seconde version d’Heureux qui comme Ulysse, mais aussi dans Un homme heureux (1920) et dans Saint-Saturnin (1930). Et, ce qui est peut-être plus intéressant encore, ces lettres révèlent certains épisodes de la naissance de Schlumberger à l’écriture – de la genèse de son personnage d’écrivain : en effet, c’est « encouragé par sa femme » que « l’auteur novice, [alors] étudiant à Paris en 1902, fréquente le salon littéraire de José-Maria de Heredia (1842-1905) ». À quoi il faut ajouter que cette correspondance découvre « des créations de Jean Schlumberger qui n’ont jamais été publiées, comme sa tragédie moderne écrite en 1903-1904, dont le manuscrit se trouve à la Fondation des Treilles à Tourtour, Le Caducée, ou encore son divertissement mythologique conservé à la Bibliothèque Littéraire Jacques-Doucet à Paris, Le Désirable. »

Relira-t-on Schlumberger pour avoir lu l’essai de Lucie Carlier ? On a envie de croire que oui, car l’homme que l’on devine dans ses lettres à sa « Suse » est trop pétri d’intelligence littéraire et d’inquiétude artistique pour n’avoir pas été, outre un mari aimant et un père attentionné, un écrivain profond et délicat.