Le témoignage illustré d’Euphrosinia Kersnovskaïa est un document exceptionnel, notamment par ses dessins qui représentent la réalité du système concentrationnaire soviétique.

Le livre d’Euphrosinia Kersnovskaïa a été publié une première fois sous le titre Coupable de rien aux éditions Plon en 1994. La présente édition est augmentée et modifiée dans sa présentation, même si comme le stipulent les éditeurs, il ne s’agit pas de l’édition intégrale en six volumes qui n’existe qu’en langue russe.

 

Une destinée hors-norme

Euphrosinia Kersnovskaïa est née en 1907 à Odessa. Sa famille fuit la guerre civile pour la Bessarabie, à la suite de l’arrestation puis de l’évasion de son père. Elle entame des études de vétérinaire avant de se consacrer à l’exploitation familiale. En 1940, la Bessarabie est annexée par les Soviétiques, comme prévu par les clauses secrètes du pacte germano-soviétique. Le pays est collectivisé. Arrêtée en juin 1941, elle est reléguée en Sibérie. Euphrosinia Kersnovskaïa s’échappe du chantier où elle travaille pour être arrêtée, puis condamnée à mort. La peine est toutefois commuée en dix ans de travail forcé dans un camp de redressement en Sibérie où elle travaille comme vétérinaire. Elle est à nouveau condamnée à dix ans de camp en raison de ses multiples refus d’obéissance. Libérée en 1952, elle devient mineure jusqu’en 1960, avant de s’installer pour sa retraite dans le Caucase russe et de commencer à rédiger ses mémoires, qui seront d’abord publiées sous la forme de Samizdat, les éditions clandestines en URSS, avant de paraître dans une édition libre. Elle est définitivement réhabilitée en 1990, quatre ans avant sa mort.

La présente édition est doublement introduite par la romancière russe Ludmila Oulitskaïa et l’historien Nicolas Werth ; tous deux soulignent l’apport majeur de ce livre à la connaissance et à la compréhension de la vie dans les camps soviétiques, plaçant son œuvre dans les témoignages majeurs de la littérature concentrationnaire, au même titre que Varlam Chalomov ou Evguenia Guinzbourg, écrivant pour ces « crevards », survivants entre la vie et la mort que sont les zeks, ses compagnons d’infortune des camps.

De ce livre, plusieurs dimensions émergent : les conditions de déportation, le rôle du NKVD – la police politique –, la violence quotidienne de l’univers concentrationnaire, puis l’humanité et la solidarité entre détenus.

 

Détruire les résistances

Le processus de déshumanisation des victimes commence avec les conditions de déportation. Les présumés coupables sont rassemblés et jetés dans des wagons à bestiaux, pour être acheminés, après un long parcours à plusieurs milliers de kilomètres de leur lieu de résidence. Si le trajet représente la première des humiliations, il révèle aussi la nature du totalitarisme car le déplacement s’effectue dans le plus grand secret. Le train s’arrête dans des gares secondaires et prend des voies de garage.

Lors de la relégation intérieure, comme dans la déportation au sein des camps de travail, la population est alors livrée à elle-même. Les petits chefs deviennent des tyrans contraignant les autres déportés à se soumettre à leurs ordres. Les hommes perdent parfois toute dignité pour un quignon de pain, à l’image de ces bûcherons qui se piétinent pour un peu de nourriture ou de ce paysan se prosternant devant le chef pour conserver sa ration de pain.

Si lors de la relégation les populations sont abandonnées, dans les camps de prisonniers, en revanche, le NKVD encadre les déportés.

Arrêtée après sa fuite, conduite dans une prison aux allures de mouroir, Euphrosinia Kersnovskaïa subit le contrôle tatillon du NKVD qui fabrique un dossier sur mesure pour la condamner à mort, puis commuer sa peine. La police humilie délibérément les détenues : fouilles nocturnes, mises à nue devant des soldats hilares ou encore enfermements dans des latrines. La mort devient normale, elle appartient au quotidien et est parfois vécue comme une libération. L’auteure décrit les différents types de tortures allant de l’obligation du travail jusqu’à l’épuisement physique en passant par les violences sexuelles. Les brimades et les humiliations des responsables du camp cherchent d’abord et avant tout à détruire toute velléité de résistance physique ou psychique.

 

Survivre

Euphrosinia Kersnovskaïa souligne aussi les petits gestes qui permettent aux zeks de conserver leur humanité, tel un seau d’eau passé aux personnes du wagon d’à côté. Pour leur part, les déportés ayant déjà vécu quelques années dans l’univers concentrationnaire donnent des conseils aux nouveaux arrivants pour survivre. Dans le camp, Chaïm Issakovitch WaIssman, déporté depuis 1937 et responsable d’une équipe de zeks, déploie des « ruses de serpent » pour que son équipe conserve sa part de nourriture. Euphrosinia Kersnovskaïa évoque aussi les résistances individuelles. Travaillant à la morgue, un médecin déporté refuse de pratiquer des autopsies sur des corps de détenus massacrés par le NKVD pour valider une autre cause de décès que l’assassinat, répondant au lieutenant qu’il préfère être à la place des morts que de se soumettre.

 

En guise de conclusion, Euphrosinia Kersnovskaïa compare les camps soviétiques aux cercles de l’Enfer de Dante. Elle considère qu’en URSS, il y en a beaucoup plus que les neuf cercles décrits dans la poésie. La résistance spirituelle, qui lui a permis de survivre, trouve aussi une incarnation littéraire avec Don Quichotte de Cervantès. Le roman constitue une figure morale tutélaire, comme un combat contre l’absurde et un refus désespéré de l’arbitraire.