Une anthologie des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci (1891-1937) donne corps à la pensée d’un intellectuel communiste incontournable à gauche comme à droite.

Lire encore ou à nouveau Antonio Gramsci ? La question se pose en effet. Et si cette édition des Cahiers de prison en poche n’a aucun doute sur la nécessité de se la poser, la réponse ne va pourtant pas de soi. On peut toujours arguer d’une certaine actualité de Gramsci. Il n’en reste pas moins qu’un certain scepticisme à l’égard d’une telle actualité peut tenir à l’évidente difficulté de surmonter les silences ou les réductions imposées à cette œuvre depuis sa rédaction. L’époque est sans doute devenue plus prudente. On n’est finalement jamais certain de lire des extraits non trafiqués. Une bonne partie des réductions antérieures ont été déterminées par des modes de lecture désormais dépassés ou soumis à des doctrines de partis. Il est certes vrai que les Cahiers de prison (Quaderni del carcere), publiés en 1948 pour la première fois, en leur ensemble occupent quatre volumes dans l’édition critique italienne. Il n’est donc pas absurde de tenter de proposer des anthologies aux lecteurs peu familiarisés avec les œuvres abondantes. Mais à chaque fois un principe de choix gouverne. Les uns se focalisent sur l’aspect de savoir si cette œuvre est « communiste », « marxiste » ou non. Pour les autres, la question est de savoir ou de prouver qu’elle est hégélienne. Pour d’autres encore, la lecture veut imposer l’idée selon laquelle Gramsci a été plus proche du syndicalisme révolutionnaire que du marxisme (et ceci, par spontanéité ou selon une direction constante). Pour d’autres enfin, l’objectif est de savoir si on peut trouver dans cette œuvre une voie italienne vers le socialisme différente de la voie française.

Il est une seconde difficulté bridant souvent l’approche de cette œuvre de nos jours : la pensée marxiste dont Gramsci se réclame tout de même, peu ou prou, est le plus souvent recouverte d’un système dogmatique de vérités absolues et éternelles. Notons pourtant que Gramsci ne cesse d’affirmer et de répéter qu’il ne veut pas de telles réifications. D’ailleurs, qu’elles concernent le marxisme, la pensée de l’État, la compréhension de l’Italie, la philosophie ou l’idée d’une nature humaine, le philosophe s’oppose à ces réifications qui paradoxalement promettent des lendemains qui chantent en figeant les choses.

Quoi qu’il en soit, insiste Jean-Yves Frétigné, le concepteur de cette édition, la lecture des Cahiers de prison a toujours un effet salutaire, en particulier sur ou contre la conception déterministe et mécanique de l’histoire et du monde social ou culturel. Déjà dans les années 1960-1970, les philosophes Louis Althusser et Nicos Poulantzas avaient travaillé cette œuvre à leur manière : en en faisant la source de leur critique des « appareils idéologiques d’État », de leur conception d’une « philosophie des non-philosophes », c’est-à-dire de « la conception du monde absorbée sans critique par les différents milieux sociaux et culturels dans lesquels se développe l’individualité morale de l’homme moyen ». Pour ne rien dire des travaux autour de Gramsci d’André Tosel, Dominique Losurdo, Jean-Marc Piotte, etc.

Dans cette édition, les extraits des Cahiers (à l’exception des Cahiers 18 et 24) sont proposés dans l’ordre de suivi des numérotations. Dans chaque cas, les extraits de cette philosophie, qui s’oppose à toute réification de l’humain, sont précédés d’une brève présentation introduisant le thème (à une exception près, bénéficiant d’une longue préface (Cahier 10), situant alors pédagogiquement la pensée des philosophes cités par Gramsci). Enfin, l’ensemble est accompagné de notes permettant d’éclairer une situation indiquée ou une référence peu connue, voire les raisons du recours à l’ironie qui saisit parfois Gramsci (notamment à l’égard des Encycliques pontificales ou des Ligues papales, dans le Cahier 20, surtout lorsqu’il cite Giordano Bruno).

 

Une nouvelle anthologie

On peut légitimement affirmer que ces Cahiers de prison déploient avant tout une atmosphère, celle de la volonté de créer une nouvelle culture, non pour montrer que l’auteur est susceptible de faire des découvertes intellectuelles, mais pour répandre plutôt de façon critique les découvertes déjà faites, les socialiser pour ainsi dire (Cahier 11) et rendre chacun à l’émancipation à laquelle il a droit. De manière « critique », c’est-à-dire en ne sous-estimant pas les polémiques nécessaires, par lesquelles s’élaborent les pensées, se structurent les propos, sans céder aux procès d’intention, ni aux faux débats.

Il n’est pas pour autant aisé de s’y retrouver dans ce legs d’une pensée ancrée dans son présent. À supposer qu’on parvienne à se repérer au cœur de ces quelques 800 pages, il reste à déterminer par quoi commencer : ordre chronologique ou thématique des Cahiers ? Quoi qu’il en soit, ces Cahiers de prison forgent une excellente introduction à l’ampleur de la pensée du philosophe comme à l’analyse de l’époque (ou d’ailleurs d’une époque). On pourrait même appliquer à Gramsci les pistes qu’il propose concernant l’analyse du procès de développement intellectuel d’un penseur (Cahier 16) : reconstruction de la biographie, établissement rigoureux des œuvres de référence, construction des périodes chronologico-critiques, étude du style et de la part jouée par les contributions d’autres personnes, analyse des argumentations, étude de la correspondance, etc.

Évidemment, l’ampleur potentielle de ce procès repose, nous l’avons suggéré, sur la question de savoir comment se constituent ou sont constituées les différentes anthologies que l’on peut rencontrer. Il y en eut plusieurs. Les unes choisissent « leur » Gramsci ; les autres présentent un portrait « parfait » de ce penseur ; les troisièmes prennent en compte le work in progress que constitue cette pensée... En voici donc une nouvelle. Elle met l’accent sur l’importance centrale de l’Italie dans la pensée de Gramsci. Et son éditeur actuel, maître de conférence en histoire contemporaine à l’université de Rouen, précise qu’il est fier « de proposer une anthologie rendant plus accessible l’impressionnant travail » de Robert Paris autour des Cahiers de prison, dans leur version antérieure (1996)   . Cette anthologie, dont les textes ont été traduits par plusieurs traductrices et traducteurs, présente des extraits de vingt-sept des vingt-neuf Cahiers de prison et se focalise sur la manière de réfléchir de Gramsci.

Cette édition souligne aussi que Gramsci, peu diffusé, fut néanmoins pris en mains par soubresauts, en France, dans les années 1950, 1970, 1989, 1994, etc. Au sein de ces soubresauts, il faut compter la publication par Gallimard, en cinq volumes, des Cahiers de prison en leur entier. Il faut dire que, depuis 1990, l’idée d’une édition nationale des écrits de Gramsci court, mais uniquement en Italie.

Concernant ces Cahiers de prison, l’édition complète se présente en trois gros ensembles. Le premier est déjà paru, en 2007. Le deuxième enveloppe dix Cahiers. Le troisième voudrait rassembler les cahiers thématiques. Cahiers ? Oui, car les autorités carcérales ont consenti à procurer à Gramsci, de petits cahiers d’écolier. De sa fine écriture, il couvre quelques trente-trois cahiers de ce type. Et : de prison ? Oui, encore, parce que Gramsci a été arrêté et incarcéré (1926-1937) comme membre du Parti communiste italien. Enfin, en écrivant en prison, Gramsci choisit la vie en décidant de résister par la force de son esprit à tous les traits du fascisme qui l’entoure (fascisme, hitlérisme, stalinisme). Il ne cesse de faire entendre sa voix dans les débats théoriques et il répond aux défis politiques du moment, en outre du fait, plus intime, qu’il lutte contre la maladie qui gangrène son corps et ceci depuis l’enfance, comme le souligne fort bien l’Introduction à cette anthologie de « philosophie de la praxis », ainsi nommée tant pour échapper à la censure, que pour se distinguer du marxisme mécaniste et du matérialisme vulgaire.

 

Prison

Ce sont bien des analyses d’ouvrages, des études des pensées de ses collègues que nous propose Gramsci au travers de ces débats théoriques. Guichardin, Vico, Croce, Gentile, d’Annunzio, Labriola, Togliatti, Gaetano Mosca, Vincenzo Cuoco, Volpe, Loria, la lecture des œuvres de ces penseurs, d’une manière ou d’une autre, amplifie les méditations du philosophe, réfléchissant avec la plus grande attention les développements les plus récents auxquels il a accès dans sa prison. À leur côté, paraissent aussi, pour subir sa critique, les écrits de nombreux marxistes (Lénine, Boukharine…), ainsi que les écrits des philosophes classiques : Hegel, Machiavel, voire les philosophes français.

Mais avant d’en revenir à eux, sur lesquels les commentateurs se focalisent souvent (Gramsci et Croce, Gramsci et Gentile, etc.), on ne s’étonnera pas d’observer Gramsci se prendre d’intérêt pour les récits de prisonniers rencontrés au cours de ses lectures : par exemple, ceux de Jacques Rivière consignant ses impressions de captivité. Gramsci relève, dans ces textes, les humiliations, le dépouillement, l’impression qu’on peut être écrasé en prison. Il note « je ne connais rien de plus démoralisant que cette attente du mal qu’on peut vous faire » (Cahier 1). Il souligne les pleurs en prison. Et il revient sur cette vie carcérale (Cahier 3) en notant à partir d’un écrit d’Eugenio d’Ors sur la vie de Goya que l’art des gardiens est de rendre la vie impossible, ou de tuer un prisonnier à petit feu. De Talentoni, il retient : « tout en cet endroit était calculé et jamais on ne nous laissait un moment tranquilles ». Ceci pour ajouter aux propos de ses collègues de prison que : « La prison est une lime si subtile qu’elle détruit complètement la pensée » (Cahier 9).

Voilà comment Gramsci s’appuie sur ces ouvrages de prisonniers pour penser sa propre situation, sans doute aussi pour se donner du courage. Et c’est de cela que résulte une philosophie, une philosophie qui doit modifier la façon de sentir du plus grand nombre et par conséquent la modalité de la réalité elle-même (Cahier 11).

 

Thèmes

Il serait vain de répertorier chacun des thèmes mis en œuvre par Gramsci. Une constante cependant : le souci de la culture (lire, écrire, repenser la culture), le souci des auteurs littéraires italiens : Pirandello, Dante (et notamment sur l’Enfer, Cahier 4), l’Arioste par exemple.

La dominante du style gramscien est le refus de tomber dans le mécanisme au moment même où il importe de se battre pour mettre fin à la théologie et à tout résidu de transcendance. C’est bien par ce double trait, matérialiste, qu’il met en jeu la culture sous chacun de ses aspects, c’est-à-dire le concept mais aussi les enjeux politiques : l’hégémonie dans la culture, le statut des intellectuels, les études particulières, par exemple sur la Renaissance et la restructuration de la culture autour de l’Homme (Cahier 17), quand il ne s’attache pas, c’est le cas du Cahier 21, à la culture nationale italienne, l’art et la littérature (qui reviennent Cahier 23).

Une mention particulière doit être faite à la référence à Nicolas Machiavel et au caractère novateur du Prince (1513) par rapport à la littérature politique de son temps. Machiavel, on le sait, veut faire sourdre la « vérité effective » des choses, en politique. Il pose une conception de la nécessité d’un État unitaire italien et étudie la manière dont cet État suscite de la mobilisation politique. Moyennant quoi, pour Gramsci, le prince de son temps doit être le parti (du moins un organisme susceptible de concrétiser une volonté collective, Cahiers 13, 14 et 15).

Puis viennent les nombreuses réflexions portant sur l’État, la bureaucratie (Cahier 13) le Risorgimento italien (le mouvement qui a conduit à l’unité territoriale et politique de l’Italie et la manière dont la France révolutionnaire a représenté un mythe pour la démocratie italienne), l’unité culturelle d’une nation (l’apparition des langues vulgaires, le sort des lettrés de profession, l’existence ou l’absence de langue populaire, etc.) et le projet politique d’unifier l’Italie, même si les forces économiques ne sont pas développées. Ajoutons encore les thèmes du folklore, de l’usage positiviste du terme « science », le refus du sociologisme, c’est-à-dire encore des soi-disant lois sociologiques qui sont prises comme des causes (tel fait advient par telle loi), alors qu’elles n’ont aucune portée causative. Ce sont presque toujours des tautologies ou des paralogismes.

On ne peut négliger deux derniers thèmes centraux (en en négligeant alors bien d’autres). Concernant la politique : Gramsci développe l’idée selon laquelle l’État unitaire a représenté un progrès historique, sans qu’on puisse dire que tout mouvement qui tend à briser les États unitaires soit réactionnaire. Mais on ne peut ensuite se contenter de polémiquer sur les systèmes électoraux et autres techniques gouvernementales. Gramsci se penche aussi sur les partis politiques dont il relève qu’ils remplissent aussi des fonctions policières, se mettant au service d’un certain ordre politique légal. Ces partis sont-ils répressifs ou expansifs ? Un parti n’exerce-t-il pas cette fonction pour conserver l’ordre extérieur qui entrave les forces de l’histoire, ou pour amener le peuple à un autre niveau de civilisation ? Au demeurant, par État, on ne peut comprendre seulement l’appareil gouvernemental. Tout État englobe aussi l’appareil d’hégémonie de la société civile, et de la culture…

Gramsci revient aussi sur les préjugés en matière de politique italienne, à commencer par celui qui pose que l’Italie n’a jamais existé avant 1870 et ne pouvait pas exister : « le sens commun est porté à croire que ce qui existe aujourd’hui a toujours existé comme nation unitaire »… Pour que cet État existe, il a fallu synthétiser la langue littéraire, soulever la conscience de l’indépendance nécessaire, engager un rapport aux forces internationales, s’opposer à la papauté, et prôner l’affirmation libérale et laïque de l’État…

 

Un exemple : hégémonie et éducation

On peut lire ce texte de plusieurs manières. En suivant l’ordre des Cahiers, ou en tentant des incursions dans les textes, en essayant de regrouper des thèmes. Le sommaire en fin de volume les y aidera, comme l’index des noms (encore aurait-on pu envisager un index succinct des notions). Parmi les notions, nous pouvons proposer au moins un fil recteur : celui de l’hégémonie, corrélé à celui de la culture, impliquant évidemment les institutions puissantes comme l’Église (sans oublier les prêcheurs des mouvements religieux populaires médiévaux) et l’État.

Occasion est ainsi donnée de relire des textes centraux consacrés à la superstructure, dans le vocabulaire de l’époque. Superstructure par différence avec l’infra-structure (économique) dans le schéma architectural des sociétés tiré de Marx (Cahier 13). Entendons par ce terme : la culture, les idéologies et les organismes porteurs de ces idéologies, École, Église, État. Plutôt que de céder au lieu commun de la culture conçue comme « reflet » de la société économique, Gramsci introduit une longue réflexion portant sur la construction de la sphère culturelle et sur les modes de déploiement hégémoniques d’un certain type de culture, accompagné cependant de résistances. Aucune société ne peut s’élaborer, se déployer, ou être contestée sans que soient mises en question des institutions, des formes, des conceptions du monde, autrement dit sans qu’on prenne en compte les processus d’éducation, les processus de formation intellectuelle (fut-ce de la bourgeoisie), les conceptions du monde, de la vie. Pour résumer : se focaliser sur les banquiers ne suffit pas à la compréhension du monde, que dire des poètes ?

Pour autant, cette question de la culture et des hégémonies culturelles doit être posée à la fois dans une dimension historique et dans une dimension immédiate (pour la société dans laquelle Gramsci évolue). Pour la dimension historique, le philosophe propose de nombreuses remarques sur la Renaissance et l’élaboration de la culture moderne à l’encontre des prédicateurs anciens (Cahiers 5, 8), il souligne comment cette culture de l’homme moderne devient hégémonique en Europe, se manifeste par des œuvres littéraires ou musicales (Cahier 8, une remarque importante sur le poids de Verdi dans la culture musicale), comment elle s’appuie sur une classe dominante, puis sur les médias et comment cette hégémonie s’étend sur le monde. Pour la dimension plus immédiate, le philosophe s’attaque aux modalités imposées à la contre-culture de l’époque dans l’éducation populaire (Cahier 7) et les Manuels populaires marxistes. Il s’en prend violemment au Manuel conçu par Boukharine (1888-1938, Cahiers 7, 11.), dans le cadre des travaux des partis communistes. S’agissant de ce manuel dit populaire de sociologie marxiste (1921), Gramsci montre que l’on ne peut combattre les effets de la culture hégémonique par des affirmations finalement dépourvues de critique, dont la propriété est de capituler devant le sens commun dominant.

C’est déjà une manière de placer la culture sous la condition d’un conflit entre une culture dominante et une contre-culture difficile à concevoir. Et cela requiert une explicitation de cette notion d’hégémonie dans ce cadre, explicitation que l’on ferait bien de relire de nos jours. Gramsci l’appuie entre autres choses sur la fonction des intellectuels et des institutions qui élaborent les capacités intellectuelles et techniques. Au demeurant, il étend largement le concept d’intellectuel (Cahier 12), englobant dans cette fonction les intellectuels dont l’existence résulte, dans la sphère du travail, de la division travail intellectuel/manuel, et les intellectuels de métiers (écrivains, philosophes, professeurs, ecclésiastiques compris) qui d’une certaine manière constituent un groupe social autonome. Cela étant, il ne néglige pas le fait que chaque groupe social a sa propre catégorie spécialisée d’intellectuels, liée à telle ou telle classe sociale. En un mot, il prend cet aspect des affaires sociales et de la cité à partir de la dynamique de la création organique des couches d’intellectuels et non à partir d’une quelconque essence de l’intellectuel. Il s’attarde sur les rapports constitutifs des intellectuels, sur les organisations mises en place (académies, églises, partis), et sur les connexions entre elles, dans la mesure où l’essentiel est moins de savoir qui est « intellectuel » que de savoir comment s’organise le consentement spontané des masses, le rapport des intellectuels et du peuple si l’on veut (Cahier 23) ou leur résistance. En ce qui concerne cette résistance, elle ne peut résulter que d’une activité, sans doute matérialiste, consistant à poser et à résoudre critiquement les problèmes qui se présentent comme l’expression du développement historique.