Que peuvent des novices en politique ? Les élections à l'Assemblée nationale de 2017 ont constitué en quelque sorte une expérience naturelle pour répondre à la question.

Etienne Ollion, sociologue, chercheur au CNRS, professeur à l’Ecole polytechnique, vient de faire paraître Les candidats. Novices et professionnels en politique (PUF, 2021). 

Les modalités de recrutement des candidats-députés adoptées par LREM pour la dernière législature ont conduit à faire entrer à l’Assemblée nationale un important contingent de « novices ». Ont-ils réussi à transformer la manière de faire de la politique, comme on nous le promettait, et sinon comment s’en sont-ils sortis et que donnent-ils à voir de ce métier qu’ils ont, pour un temps, choisi d’exercer ?

Pour répondre à cette question, E. Ollion, qui avait déjà scruté les carrières des députés dans un livre précédent Métier : député. Enquête sur la professionnalisation de la politique en France, coécrit avec Julien Boelaert et Sébastien Michon (Raisons d’agir, 2017), s’est employé à retracer les carrières de ces nouveaux élus, et également, ce qui n’allait pas sans difficulté, à cerner leurs activités, en mobilisant pour cela à la fois les résultats d’une longue enquête ethnographique et une méthode exigeante et originale d’analyse des données.

Il en résulte un livre très agréable à lire que l’auteur a aimablement accepté de présenter pour nos lecteurs en répondant à quelques questions.

 

Nonfiction : Qu’est ce qui a changé dans le recrutement des députés en 2017 ?

Etienne Ollion : Beaucoup de choses, puisque 72 % des députés élus le sont pour la première fois ! Ce grand bouleversement a eu de nombreuses conséquences. L’Assemblée de 2017 a été largement féminisée, elle est aussi rajeunie. En termes d’expérience politique, on a aussi vu arriver au palais Bourbon des personnes qui n’avaient qu’une expérience limitée, voire nulle, du monde politique. Ces novices, plus d’une centaine au total, avaient complètement disparu de la scène politique nationale au cours des dernières décennies. Il fallait, au contraire, avoir passé de longues années dans les partis pour espérer pouvoir accéder à la députation.

Ces évolutions générales tiennent largement au groupe majoritaire, La République En Marche (LREM), et à sa procédure de sélection. De manière assez inédite, une commission de neuf membres a opéré un tri dans les quelques quinze mille CV qu’ils avaient reçus, selon une liste de critères. Une procédure aussi centralisée est quasi-inédite. Même le Parti communiste français de l’après-guerre n’avait pas atteint un tel niveau de centralisation dans le choix des candidats.

Cette procédure a beaucoup joué sur le visage de l’Assemblée, jusque dans les critères qui n’ont pas été pris en compte. L’origine sociale des candidats n’en faisait ainsi pas partie, et LREM ne s’est pas rendu compte qu’ils étaient en train de recruter une majorité écrasante de classes supérieures. In fine, l’Assemblée élue est la plus socialement élitiste depuis plus d’un siècle.

En quoi les novices se distinguent-ils ? Comment cerner l’activité d’un député ?

L’un des objectifs du livre, c’est de savoir si la promesse macroniste du renouvellement a été tenue, au-delà du constat sur les propriétés sociales. Dit autrement : les nouveaux élus ont-ils changé la manière de faire de la politique ? Souvenez-vous, la campagne de 2017 avait été menée avec l’idée que l’arrivée de personnes sans expérience permettrait de revivifier la démocratie. C’était le sens de la critique de la « professionnalisation politique », de la dénonciation de la « caste au pouvoir ».

Pour pouvoir évaluer cette promesse, il fallait voir la place laissée aux novices dans cette nouvelle Assemblée. Mais on se heurte rapidement à une question complexe : peut-on mesurer le travail parlementaire ? D’une part il se fait en groupe, de l’autre les élus ne sont pas soumis aux mêmes contraintes (un grand groupe laisse moins d’opportunités, le groupe majoritaire impose une discipline plus forte).

Pour proposer une approche réaliste de l’activité parlementaire, j’ai collecté de très nombreuses données, que j’ai ensuite analysées avec des outils d’intelligence artificielle. Le but était non pas de faire un « classement des parlementaires », dont on sait qu’il n’a aucun sens, mais de restituer les formes de l’investissement parlementaire. On voit bien se distinguer la majorité et l’opposition, les députés qui font plutôt du travail législatif de ceux qui sont plutôt orientés vers la circonscription. On voit aussi se dégager une hiérarchie, entre élus de premier plan (avec au sommet des députés anciens candidats à la présidentielle) et des députés du rang.

Sur cette carte, on peut aussi placer les novices, pour voir quelles ont été leurs tâches. Le constat est alors sans appel : ils ont été relégués à l’arrière-plan. On ne leur a, en tendance, pas confié autant de responsabilités. On leur a demandé d’être présents aux scrutins plus qu’à leur tour, afin de s’assurer que la majorité sur le papier le soit dans l’hémicycle. Plus que n’importe quel autre type d’élu, ils ont servi de petite main législative.

Vous montrez également dans le livre que les novices donnent accès à des dimensions qui étaient peu questionnées jusqu’ici du travail de député...

2017 constitue une formidable expérience naturelle. Pour comprendre ce que peuvent des novices d’abord. Cela invite à s’interroger sur le type de changement démocratique que peuvent porter des personnes sans expérience. Un des enseignements du ce livre est qu’on ne peut pas refonder la démocratie simplement en changeant les visages, mais qu’il faut parallèlement changer les règles du jeu. Cela dépasse l’expérience Macron d’ailleurs, car cela interroge toutes les initiatives qui mettent au cœur de leur stratégie un changement des visages, depuis le tirage au sort jusqu’aux listes « citoyennes ». Sans évolution des modes de fonctionnement, nulle transformation de fond possible.

Cela peut passer par des changements constitutionnels. La Vème république, on le sait, impose un déséquilibre des pouvoirs qui favorise l’exécutif. Mais la relation entre ce dernier et le législatif se joue à différents niveaux, parfois plus discrets mais pas forcément moins importants. Imaginez que pour faire son travail, un élu dispose de deux, parfois trois, collaborateurs parlementaires, quand un sénateur étatsunien en a au moins une trentaine. Cela n’est pas qu’un détail technique : cela veut dire que pour écrire la loi, pour être force de proposition, ou pour exercer son rôle de contre-pouvoir, le parlementaire est assez démuni. La puissance du parlement, et au fond l’équilibre démocratique, se situe aussi là.

Par ailleurs, l’irruption de novices en 2017 a permis de mieux décrire la condition politique moderne, cette vie que mènent les élus nationaux. En plongeant dans ce bain des corps qui n’avaient jamais été préparés au préalable, j’ai pu saisir la texture de la politique contemporaine. Les novices m’ont beaucoup parlé de certains aspects du métier qui les surprenaient. Ils ont par exemple découvert une activité temporellement débordante. Le temps parlementaire s’immisce dans la vie privée, il colonise les soirs et les week-ends. Il est aussi dilaté, fait de moments intenses et de moments... d’attente, où il faut être là, « représenter », mais parmi bien d’autres responsables politiques et associatifs. Certains élus ont par exemple été assez malheureux de ces moments qu’ils voyaient comme des temps morts.

La perte d’anonymat qu’implique le fait d’accéder au statut de personne publique est un autre élément, souvent mentionné. Pour le meilleur, mais aussi pour le pire, quand vous êtes surveillés en permanence... On pourrait évoquer d’autres aspects, mais l’idée est là : les novices permettent de réaliser une expérimentation grandeur nature de ce qui fait la politique contemporaine. D’autres enquêtes pourront approfondir ces pistes, se demander ce que ce milieu clairement hostile fait aux volontés d’engagement. De fait, il faut être bien accroché, ou pour le dire sociologiquement longuement socialisé à la politique pour s’y épanouir. C’est clairement un enjeu démocratique : si on veut que des femmes et des hommes ordinaires s’engagent en politique, alors on ne peut pas attendre d’eux qu’ils s’imposent des vies différentes de celles de femmes et d’hommes ordinaires. C’est toute l’organisation de la vie politique qu’il faut interroger.