Par la sociologue Dominique Schnapper, quarante ans d’analyses de la condition juive qui nous rappellent combien celle-ci est liée à la vitalité de nos démocraties.

Dominique Schnapper a, depuis ses premiers travaux, accordé une place centrale à l’analyse de la condition juive. Le présent ouvrage, qui reprend des textes publiés entre 1982 et 2019, met en évidence, au sein d’une œuvre particulièrement riche, une idée majeure : les menaces contre les Juifs   ont toujours précédé le naufrage de la démocratie. Dès lors, doit-on s’inquiéter de la résurgence, notamment en France, d’un antisémitisme décomplexé ?

On sait l’autrice soucieuse de ne pas céder aux passions et, corrélativement, de se préoccuper des droits de l’histoire et de la sociologie à la rationalité. Ce n’est évidemment pas un hasard si le texte les proclamant figure, bien qu’assez ancien (1993), à la toute fin du recueil. Et encore moins si l’article d’ouverture (1990), consacré au modèle français d’intégration, est, à de nombreux égards, l’énoncé d’un programme. De celui-ci, D. Schnapper fournit, dans une des réponses aux questions de Danielle Cohen-Levinas (2019), un résumé fondamental : « L’exemple des juifs garde sa signification d’exemple privilégié pour montrer ce qu’est le projet civique qui pose la transcendance des fidélités religieuses ou ethnico-religieuses par le domaine public commun à tous ; il reste aussi l’exemple privilégié pour montrer ses insuffisances quand il est confronté à des passions tristes et dangereuses ». Et, elle ajoute : « La volonté de défendre les juifs se confond avec la volonté de défendre la démocratie »   . Comment mieux saisir le caractère crucial de l’enjeu ?

 

Résister à l’air du temps

Si nous devions retenir un fil conducteur à des textes consacrés à des thématiques assez différentes, la typologie des identités juives en France, les diverses façons d’être juif en diaspora, le rapport à Israël et, enfin, l’antisémitisme, ce serait probablement le refus de l’identitarisme. D. Schnapper n’est pas seulement la théoricienne de la citoyenneté que son livre magistral, La Communauté des citoyens, a consacrée, elle est aussi une ardente propagandiste de ses vertus. Et elle sait que rien ne la menace plus que les fièvres identitaires que connaissent les temps présents. Dès lors, si, suivant le conseil de Wittgenstein, le philosophe doit traiter un problème comme l’on traite une maladie, conseil qui vaut tout autant, bien que différemment, pour le sociologue, quels peuvent bien être les remèdes à la maladie identitaire ?

Il en est un auquel D. Schnapper, attentive aux maux de la démocratie, et à sa pente naturelle vers l’indistinction, celle qui conduit au règne de la doxa, puisque tout se vaut, n’a cessé de faire appel : la vérité et sa nécessaire prétention à l’objectivité. Car, pour parler comme Tocqueville, dans les siècles démocratiques, la vérité apparaît trop souvent comme une chose que nous créons et dont nous pourrions librement disposer. Ce faisant, l’idée d’une vérité contraignante, parce qu’objective, semble antinomique avec la liberté. Toute l’œuvre de D. Schnapper est une tentative de combattre cette pathologie intellectuelle. Sans, bien entendu, évacuer le doute, celui qui, depuis l’échec du fondationnalisme cartésien, ne nous quitte plus.

Avant d’évoquer quelques enseignements majeurs de ces réflexions, il convient de s’arrêter sur les orientations méthodologiques fondamentales, bien qu’implicites, de l’autrice. D. Schnapper ne cède jamais au travers qui ronge la démarche sociologique : le constructivisme. Dans de nombreux domaines, l’idée de construction relève de l’évidence (ce qui signifie que son contenu cognitif est très faible). Mais le constructivisme, en tant que position philosophique, prend le plus souvent les traits d’une idéologie dans l’air du temps, idéologie relativiste et anti-objectiviste. Or la réalité n’est pas une construction sociale, nous voulons dire seulement une construction sociale, comme le pensent les héritiers de P. Berger et N. Luckmann. Si l’on est fondé à parler, en paraphrasant John Searle, de la construction de la réalité sociale (et non de la construction sociale de la réalité), tout dans le réel n’est pas réductible au social. Pour les constructivistes, le réel ne serait donc que pure représentation issue de notre esprit. On a pourtant de bonnes raisons de penser que les choses existent indépendamment de nous. Cette conviction, même si elle n’est pas énoncée dans l’ouvrage, est profondément présente dans la pensée de D. Schnapper. Elle implique que construit et donné ne sont aucunement incompatibles. La référence à un donné préexistant permet de conserver cet ancrage dans le réel sans lequel rien ne nous protège des faussaires. En matière d’antisémitisme, et de son fréquent corollaire, le négationnisme, il est dès lors crucial de résister à l’air du temps.

L’analyse que propose l’autrice de la haine antijuive est, à cet égard, particulièrement suggestive   . Ecrite en 2016, elle constitue une synthèse des débats sur la distinction entre antijudaïsme chrétien, où les juifs sont persécutés en raison de ce qu’on leur reproche d’avoir fait, et antisémitisme moderne, où ils le sont pour ce qu’ils sont. Mais elle va au-delà en nuançant cette discontinuité (l’antijudaïsme comporte parfois une dimension raciale et l’antisémitisme moderne charrie des traits empruntés à l’antijudaïsme) et aussi en contestant l’illusion rétrospective qui présente comme une nécessité l’enchaînement des phases de l’antisémitisme, de la conversion à l’extermination, sans prendre en considération les configurations historiques et politiques dans lesquelles ces phases se développent. Comme tout racisme, l’antisémitisme exige d’être saisi dans toutes ses dimensions, ce qui implique que soient distingués les opinions ou représentations des comportements, sans évidemment nier les relations que ces différentes modalités entretiennent entre elles.

Ce souci de la nuance, lequel caractérise le travail sociologique de D. Schnapper, se retrouve dans un autre texte récent (2018), le plus long du livre, consacré aux contradictions et au destin du sionisme   .

 

Destin du sionisme

Sur quel(s) fondement(s) doit reposer l’idée selon laquelle il serait bon que les juifs se rassemblent au sein d’un Etat ? Le sionisme s’est parfois montré, dans son histoire, hésitant sur le choix d’un fondement. Aussi, n’est-il pas surprenant que D. Schnapper s’interroge sur le concept de peuple, sur lequel Raymond Aron avait, s’agissant des Juifs, émis des doutes consistants (Mémoires, 1983) en notant que « si peuple juif il y a, il n’existe pas d’autre peuple du même type que lui »   . Mais, depuis, la contestation du droit à l’existence d’Israël a modifié les enjeux de la question.

Le sionisme s’est présenté comme le mouvement de libération nationale du peuple juif, présupposant ainsi l’existence dudit peuple. Si ce peuple était une fiction, la légitimité de l’Etat d’Israël serait, dit-on, fortement affaiblie, et donc son droit à l’existence indépendante. C’est très probablement ce que pense D. Schnapper. Mais, est-ce si sûr ? En réalité, l’ambition sioniste, laquelle a consisté à créer une nation à partir de communautés juives de cultures différentes (en cela il comporte un aspect profondément républicain et inclusif), pourrait fort bien se passer de la notion de peuple. Depuis 1948, elle œuvre davantage à la fabrique de la nation judéo-israélienne. Ce projet, aussi acceptable soit-il, n’en reste pas moins, ainsi que l’écrit Denis Charbit, « imparfait et inachevé tant que les Palestino-Israéliens n’en sont pas partie prenante » (Le Débat, janvier-février 2010, p. 160). Mais pour qu’Israël soit considéré comme un Etat normal, il ne suffit pas que ses gouvernements reconnaissent les droits de sa minorité arabe, il faut également que le regard porté sur lui s’émancipe de la haine millénaire à l’égard des Juifs. Si ce jour devait arriver, nul alors ne se soucierait du bienfondé du concept de peuple pour désigner les Juifs.

L’une des tensions principales, sur laquelle D. Schnapper s’arrête opportunément, est sur la nature, à la fois, juive et démocratique de l’Etat d’Israël. Sa réponse peut être discutée : elle se fonde sur la spécificité du « rapport entre la vocation universelle de la citoyenneté et les données “ethniques” de la culture israélienne »   , laquelle résulte d’un « projet politique qui entend réunir un peuple défini par son destin historique, mais aussi par ses croyances et ses pratiques religieuses »   . Ce faisant, les convictions républicaines de D. Schnapper se conjuguent avec des thèses communautariennes selon lesquelles une communauté nationale ne peut faire fi des valeurs et du passé supposés la constituer. On ne pourrait fonder le vivre ensemble que sur la proximité identitaire (nonobstant les très nombreuses façons d’être juif, en Israël comme en diaspora).

Nous sommes ici fortement tentés de penser contre D. Schnapper avec D. Schnapper en défendant une conception civique de l’appartenance nationale : dans une société démocratique pluraliste, celle-ci ne saurait être réservée aux seuls membres de la culture majoritaire mais proposée à tous ceux qui font le choix de la citoyenneté, indépendamment de leurs origines. Ce nationalisme civique est de nature à concilier préservation de l’« ethos national » et attention à la diversité des composantes de la société politique israélienne. Cela impliquerait le courage de renoncer à la Loi du retour qui, en posant une affinité élective avec une catégorie d’hommes, constitue une entorse aux principes démocratiques. Cette renonciation, de surcroît, pourrait faciliter celle au droit systématique au retour des réfugiés palestiniens. Ainsi d’État juif, Israël deviendrait l’État de ses citoyens juifs et arabes, bref l’État des Israéliens.

Il va sans dire que ceci ne signifie nullement qu’Israël doive cesser d’être un éventuel refuge pour les Juifs persécutés. Une communauté juste ne peut rester insensible à la persécution, et l’histoire et l’identité israéliennes se sont largement construites dans l’attention au désarroi des Juifs de la diaspora. Devenir une « société décente », selon la belle expression d’Avishai Margalit, inspirée de Georges Orwell, ne devrait-elle pas exiger une semblable attention aux revendications des Arabes d’Israël ? Or, D. Schnapper, tout en rappelant opportunément que « le principe de la citoyenneté implique l’égalité des droits et des devoirs de tous les citoyens »   , considère que « la citoyenneté ambiguë des citoyens non juifs menace, à long terme, la vocation démocratique du pays »   . Elle s’oppose donc radicalement à l’éradication du caractère juif des institutions israéliennes et fonde son opposition sur des arguments empruntés à la puissance des traditions. Nous regrettons de ne pouvoir la suivre sur ce chemin.

 

Une typologie novatrice

Enfin, il faut redire le caractère novateur des travaux menés sur les questions de typologie. D’ailleurs, une bonne part de l’introduction de l’ouvrage y est consacrée. C’est l’occasion de rappeler que D. Schnapper a très souvent conduit des enquêtes de terrain. Celles qu’elle a menées au cours des années 1975-79 ont été déterminantes en permettant de comprendre les différentes façons de manifester son identité juive en France. On se souvient de la distinction entre pratiquants, militants et israélites. Et si, probablement, les catégories pourraient recevoir aujourd’hui une autre dénomination, leur contenu, en saisissant les modalités de la judéité, c’est-à-dire, selon la terminologie d’Albert Memmi, des façons d’assumer le sentiment d’appartenance, reste éclairant et largement intemporel. Il n’est pas douteux que les premiers, les pratiquants, considèrent le judaïsme comme une croyance métaphysique et une morale, alors que les militants (que l’on pourrait avantageusement nommer traditionnalistes) se contentent des symboles d’appartenance et s’engagent dans l’action politique orientée vers la défense d’Israël (ce dernier point n’est cependant pas spécifique, les pratiquants, surtout ceux issus d’Afrique du Nord, n’étant pas, à l’exception des ultra-orthodoxes, avares de leur soutien à l’existence mais aussi à la politique d’Israël). Les israélites, quant à eux, expriment leur appartenance sur le modèle du franco-judaïsme, c’est-à-dire mettent en avant leur citoyenneté tout en conservant « une forme ambiguë et implicite d’identité et de sentiment d’une communauté de destin avec les autres juifs et, d’une certaine façon, avec les autres persécutés »   . Peut-être faudrait-il désormais, plutôt qu’israélites, parler de Juifs détraditionnalisés ? Quoi qu’il en soit, cette typologie imprégnera durablement les études menées, en France mais pas seulement, sur la condition juive.

En définitive, ces Temps inquiets, qui éclairent puissamment nombre de travaux antérieurs, et dont nous n’avons donné qu’un trop bref aperçu, témoignent, si besoin est, que, grâce à D. Schnapper, nous parvenons à mettre un peu de rationalité dans le désordre du monde.