Alors que la question migratoire ne cesse de déchirer les sociétés européennes, il convient de s'interroger sur le statut de ceux qui franchissent les frontières.
Karen Akoka revient ici, dans le cadre du Thème 3 de Première traitant des frontières, sur le statut de ceux qui peuvent ou non les franchir. Dans son récent ouvrage, elle montre la construction des définitions de « migrants » et de « réfugiés ». Loin d’être figés, ces statuts sont construits par les impératifs économiques et politiques. Si le statut de réfugié était assez facile d’accès pendant les Trente Glorieuses, l’accès s’est fortement restreint au XXIe siècle.
Nonfiction.fr : Le continent européen connaît une « crise migratoire » depuis une décennie, marquée par l’arrivée de 800 000 Syriens fuyant le conflit en 2015. Le droit d’asile a alors été évoqué. Comment et dans quel contexte est né ce droit international ?
Karen Akoka : Le continent européen ne connaît pas de « crise » migratoire, il connaît une crise de l’hospitalité. Quand on parle de « crise migratoire » on sous-entend que le nombre de migrants qui arrive en Europe depuis une décennie est devenu ingérable et constitue un tel fardeau économique qu’il mettrait les pays concernés en crise. Or rien n’est plus faux. L’année 2015 représente un pic par rapport aux années précédentes et suivantes, avec plus d’un million d’entrées irrégulières en Europe. Avant et après cette date, les chiffres tournent autour de 300 000. Même en prenant le chiffre inédit d’un million, on arrive à moins d’un pourcent de la population d’une Union Européenne qui est non seulement vieillissante, et a donc besoin d’apport démographique, mais aussi de main d’œuvre dans un nombre très important de secteurs délaissés par les nationaux. Nous étions donc en 2015, comme aujourd’hui, à mille lieues de la crise. Ce qui n’a pas empêché le discours, en vogue depuis les années 1980, sur le détournement du droit d’asile par la majorité des migrants qui ne seraient pas de vrais réfugiés, de s’exacerber un peu plus encore à partir de 2015.
Le droit d’asile est par ailleurs un droit mouvant et flou. Il n’a cessé de se transformer dans le temps, ce qui montre bien que le discours du détournement comme l’idée du vrai ou faux réfugié n’a pas beaucoup de sens. Le droit d’asile que nous connaissons aujourd’hui, c’est à dire organisé autour d’une convention internationale et d’une définition du réfugié comme persécuté, est née au début de la guerre froide et permet alors d’accueillir ceux qui fuient les pays sous influence soviétique et donc de dénoncer, puis lutter contre le communisme. Avant cela, d’autres définitions ont existé et elles ont toujours été politiquement situées. Le droit d’asile et la catégorie de réfugié sont donc loin d’être immuables, mais aussi loin d’être neutres. Reconstituer leurs transformations avec un regard critique permet de comprendre qu’il n’y a pas de réfugié en soi qui existerait en dehors des opérations de construction et d’interprétation de définitions du réfugié qui ont toujours été sous-tendues par des enjeux politiques.
L’histoire mythifiée de l’asile fait de son inscription dans le droit international en Europe dans l’entre-deux-guerres via la Société des Nations, puis l’ONU, le moment fondateur à partir duquel aurait été construit pour la première fois un véritable droit d’asile. En réalité cette histoire euro-centrée qui permet de glorifier les instances internationales et l’Europe laisse dans l’ombre ou fait passer comme « prémoderne » la multitude des pratiques d’accueil qui existent et ont existé bien avant l’entre-deux-guerres, ailleurs dans le monde.
Qui sont les premiers réfugiés de l’histoire et quel a été leur parcours ?
Le terme réfugié apparaît pour la première fois au XVIIe siècle comme substantif (« un réfugié ») ce qui ne veut pas dire qu’il n’existait pas de personnes qui se réfugiaient, ni de lieux pour les accueillir avant cette période. L’apparition du substantif marque une attention plus prononcée aux caractéristiques de la personne pour penser l’asile, là où la réflexion se déployait davantage (même si pas exclusivement) autour de la question des lieux et des espaces propres à fournir une protection (les églises, les sanctuaires, etc.). Les premiers groupes à être appelés « réfugiés » au XVIIe ont été les Huguenots qui fuyaient la France de la révocation après l’édit de Nantes et ont trouvé refuge dans plusieurs pays protestants d’Europe comme la Suisse, l’Angleterre ou la Hollande.
Mais cette question et cette recherche des premiers réfugiés n’a pas beaucoup de sens pour moi. Ce n’est pas en revenant aux présupposées « sources » qu’on arriverait à mieux comprendre ou appréhender la véritable nature de ce que serait un réfugié. Le premier chapitre de mon livre s’ouvre d’ailleurs sur cette citation de Lisa Malkki que je trouve très forte : « Il n’y a pas plus de “proto-réfugié” dont le réfugié d’aujourd’hui serait un descendant direct qu’il n’y a de “proto-nation” dont la forme nation contemporaine serait l’issue logique et inévitable » . Cette quête des origines cache trop souvent une quête de la « vérité ». Tout mon livre s’inscrit en faux contre l’idée du réfugié comme une identité, une essence, une substance qu’il faudrait réussir à saisir, dévoiler, appréhender, soit en remontant à l’origine de ce qu’est un réfugié, soit en disséquant les vies, les trajectoires et les motivations de ceux qui se réclament aujourd’hui de cette appellation pour tenter de voir s’ils y correspondent ou pas. Je montre au contraire que le statut de réfugié n’est rien de plus qu’une catégorie administrative, et que cette catégorie est le résultat de négociations et d’usages qui fluctuent avec les intérêts politiques, économiques, diplomatiques de ceux qui l’administrent. Les réfugiés et les migrants ne sont pas deux espèces distinctes que l’on rencontrerait dans la vie sociale mais des catégories administratives destinées à dissocier des situations qui relèvent en fait d’une seul et même continuum.
Votre livre analyse la distinction entre réfugiés et migrants. Il montre que les deux statuts dépendent d’enjeux politiques et économiques. Vous prenez l’exemple, entre autres, des ressortissants soviétiques, roumains et polonais pendant la guerre froide qui se sont vus octroyés le statut de réfugié sans être forcément persécutés et parfois en avançant seulement des motivations économiques. Comment l’Ofpra justifie-t-elle cette ouverture ?
J’essaye de montrer dans ce livre comment se sont construites à la fois la distinction entre réfugié et migrant mais aussi la hiérarchisation qui fait des premiers des étrangers plus légitimes que les seconds. Cette distinction et cette hiérarchisation sont aujourd’hui pensées comme allant de soi et sont rarement questionnées. Or, loin d’être une évidence ou le reflet d’une supposée réalité ils sont le produit d’une construction et le résultat d’une histoire. Il n’en a pas toujours été ainsi. La frontière entre les deux catégories s’est rigidifiée durant la décennie 1980 jusqu’à ce qu’elles deviennent deux entités dichotomiques strictement hiérarchisées. D’un côté la catégorie de réfugié a été ennoblie et renforcée ; de l’autre celle de migrant a été délégitimée et précarisée. Ce processus est le résultat de transformations profondes dans la gouvernance de l’asile et de l’immigration liées à des changements macro politiques, diplomatiques et idéologiques plus vastes.
Jusque dans les années 1980 il suffisait, en substance, de fuir un pays communiste pour obtenir le statut de réfugié. Les ressortissants d’URSS et des pays de l’Est, et plus tard les Laotiens, Cambodgiens ou Vietnamiens ne devaient pas montrer qu’ils étaient persécutés ou cacher leurs motivations économiques pour être reconnus réfugiés. L’Ofpra n’avait pas besoin de justifier cet octroi quasi automatique qui découlait de la logique de la guerre froide et que permet également le texte très flou de la Convention de Genève qui peut s’interpréter de manière différente selon les priorités politiques.
A l’inverse, les ressortissants de pays diplomatiquement proches de la France, comme la Grèce, le Portugal, l’Espagne, la Yougoslavie recevaient moins aisément le statut. Mais ils n’étaient pas aussi frontalement rejetés qu’aujourd’hui. Ils étaient bien souvent orientés ou poussés vers les procédures d’immigration et régularisés comme travailleurs. Les nationalités ‘indésirables’ comme réfugiés étaient donc souvent éloignées de l’asile en amont de leur demande sans qu’il ne faille passer comme aujourd’hui par les accusations d’impostures ; les nationalités désirables étaient quant à elles d’emblées considérées comme réfugiées. Si elles étaient rejetées, ce qui était rare, c’était parce qu’elles avaient fait trop d’allers-retours dans leur pays ou étaient soupçonnées d’avoir fui des poursuites judiciaires. Pour ces groupes nationaux, les agents de l’Ofpra devaient d’ailleurs davantage justifier les rejets de statut de réfugiés que les accords, à l’opposé de ce qui se passe aujourd’hui où le rejet est la norme et l’accord l’exception qu’il faut longuement justifier.
Le paradigme vrai/faux persécuté qui domine aujourd’hui et qui passe par l’exploration détaillée et le jugement des histoires individuelles était donc bien moins opérant par le passé. La labélisation comme réfugié reposait davantage sur un jugement posé en amont sur le groupe national d’appartenance qui n’enserrait pas le statut de réfugié et l’asile dans la logique de la suspicion et de l’investigation des trajectoires individuelles qui est la nôtre aujourd’hui.
Le statut de réfugié est devenu difficile à prouver et à obtenir aujourd’hui. Pour quelles raisons ?
Le passage de ce que j’ai appelé le régime des réfugiés qui se caractérisait (entre autres) par un taux d’accord élevé (80 %), vers le régime des demandeurs d’asile marqué (entre autres) par des taux très bas (20 %) s’ancre dans plusieurs grandes transformations à l’échelle nationale et globale.
D’abord les deux grandes logiques qui facilitaient la labélisation comme réfugié disparaissent. La fin des années 1980 marque la fin de la logique politico-idéologique de la guerre froide qui poussait à reconnaître comme réfugiés ceux qui fuyaient le communisme et la fin de la logique de main d’œuvre qui permettait de régulariser par le travail ceux dont on ne souhaitait pas la régularisation comme réfugié.
Avec la fin de la guerre froide, dans le nouveau monde unifié sous la bannière néo-libérale, l’utilité politique du statut de réfugié, comme outil de dénonciation et de décrédibilisation d’idéologies concurrentes, s’étiole. Par ailleurs la construction de l’immigration comme problème (l’idée du migrant comme fardeau) qui débouche en France sur la fermeture de l’immigration de travail au milieu des années 1970 irradie le domaine de l’asile qui se ferme à son tour dès le début des années 1980. La gestion de l’asile bascule d’une question dans laquelle dominaient les logiques de politique étrangère et qui se traduit, en temps de guerre froide par les accords au statut de réfugié comme norme à une question où priment les impératifs de réduction des flux migratoires qui se traduit par les rejets comme normes et les accords comme exception. Les nationalités indésirables comme réfugiés, désormais nombreuses, ne peuvent plus être orientées vers les procédures d’immigration (désormais fermées) et sont donc frontalement et massivement rejetées. Pour justifier ces rejets on se tourne vers leurs caractéristiques individuelles, on scrute en détail et avec suspicion leurs trajectoires et motivations, on exige qu’ils fassent désormais état d’un risque de persécution individuelle et on leur demande toujours plus de preuves. Le cercle vicieux qui continue jusqu’à aujourd’hui s’enclenche : la surenchère inédite d’exigences et la recherche d’un archétype du réfugié qui ne correspond en rien à la réalité des trajectoires de la plupart des candidats à l’asile (hier comme aujourd’hui) en pousse certains à adapter leurs récits, ou fabriquer des preuves. Ces « fraudes forcées » , justifient à leur tour de nouvelles exigences toujours plus en décalage avec les réalités vécues par ceux sur qui elles pèsent, et ainsi de suite
D’autres facteurs expliquent le basculement du régime des réfugiés vers le régime des demandeurs d’asile. D’abord la construction, toujours dans les années 1980, d’une crise ou de l’idée d’un « problème » de l’État social qui devrait être réformé par des politiques d’austérité et une plus grande rigueur budgétaire, puis juridique. Cette double rigueur affecte aussi bien les chômeurs et autres bénéficiaires des protections sociales que les demandeurs d’asile : règles d’éligibilité plus strictes, contrôle accru et droits retirés (en l’espèce les demandeurs d’asile perdent le droit de travailler). Pour finir, les questions postcoloniales jouent également un rôle important. La reconnaissance comme réfugié des candidats à l’asile issus des anciennes colonies africaines constitue un obstacle à la politique postcoloniale de maintien de l’influence française en Afrique. Cette politique du pré-carré dans le contexte de la Françafrique , doublée d’un traitement institutionnel et un cadrage raciste vis-à-vis des demandeurs d’asile africains, suppose pour l’État français de soigner ses relations avec les chefs des états nouvellement indépendant du continent ; même lorsque ce sont des dictateurs. Les Zaïrois, Ghanéens, Maliens, Angolais qui sont par ailleurs de plus en plus nombreux à demander l’asile, sont donc massivement rejetés.
Vous analysez également le personnel de l’Ofpra, d’abord militants, ensuite fonctionnaires. Y a-t-il un profil de ces encadrants et comment gèrent-ils le fait de tenir entre leur main l’entrée ou non de l’exilé dans le pays ?
Les premiers agents de l’Ofpra sont eux-mêmes des étrangers, réfugiés. Ce sont bien souvent des notables, des anciens diplomates, ou membres du personnel politique (des gouverneurs, des députés, des ministres) de régimes disparus à la suite des annexions soviétiques (Géorgie, Ukraine, Arménie) ou des prises de pouvoir communistes (Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie.). Ils sont donc en quelque sorte des représentants de pays disparus et constituent une forme de « diplomatie parallèle » à celle des régimes alors en place. Ils s’occupent des demandes d’asile de leurs compatriotes qui ont fui les mêmes pays qu’eux et à qui ils donnent massivement le statut. Ils parlaient et écrivaient entre eux et aux requérants dans leur langue d’origine, même sur les papiers à en-tête de l’Ofpra qui ressemblait davantage à une sorte de tour de Babel ou un multi-consulat de régimes disparus, qu’à une administration française bureaucratique. Cette situation n’est pas le résultat d’un supposé laxisme des agents ni d’un laisser-aller des autorités françaises. Il existe une convergence d’intérêt et d’usages entre l’État français et ces agents. Leurs dispositions et habitus les inclinent à faire la politique de la France en matière d’asile. En tant que représentants de régimes renversés par le bolchévisme, le communisme et les annexions soviétiques, les dispositions et les intérêts de ces agents convergent suffisamment avec les préférences diplomatiques des pouvoirs publics français du temps de guerre froide pour que l’autonomie qui leur est laissée constitue moins un laisser-faire qu’une « forme très contrôlée de non-contrôle » qui passe par une politique de ressource humaine bien réfléchie. Le fait, par exemple, que le représentant des Yougoslaves soit un Serbe ou celui des Tchécoslovaques un Slovaque ne tient certainement pas du hasard au regard de la politique française pro-serbe ou pro-slovaque de la période.
On comprend dès lors que les jugements normatifs sur le supposé amateurisme ou laxisme de ces agents ne font pas sens. Leurs pratiques s’inscrivaient dans d’autres paradigmes et logiques, de même que le statut de réfugié avait un autre sens que celui d’aujourd’hui. C’est le danger de l’anachronisme que de regarder le passé avec les grilles de lecture du présent.
Les pays diplomatiquement proches de la France n’ont à l’inverse pas de représentant ni de représentation à l’Ofpra (Portugal, Grèce) ou un personnel mixte. La section espagnole est par exemple dirigée par un Français, composé d’agents français et non pas seulement espagnols, avec aucun communiste parmi les Espagnols dans un contexte où les communistes ne sont jamais reconnus comme réfugié.
Les propriétés sociales et les trajectoires de tous ces agents ont longtemps été ignorées pour écrire l’histoire de l’asile en France, même par le grand historien de l’asile et de l’immigration Gérard Noiriel pour qui la création de l’Ofpra marque la nationalisation du droit d’asile . Les profils de ces agents sont non seulement trop marqués et spécifiques pour ne pas être pris en considération, de même que celle des générations suivantes, qui sont loin de refléter une nationalisation de l’asile. Les agents de cette seconde génération sont certes souvent (pas toujours) français de nationalité mais ils partagent les mêmes origines nationales que leurs prédécesseurs ; ce sont en fait pour la plupart des filles, fils, neveux ou nièces de réfugiés, nés en France ou venus enfants avec leur famille puis naturalisés. Deux éléments perturbent cette continuité : le genre et la classe sociale. Les premiers officiers de protection ont été surtout remplacés par des femmes certes aux mêmes origines nationales qu’eux mais aux profils largement moins prestigieux : généralement des secrétaires pour beaucoup titulaires que du baccalauréat. Les positions sociales prestigieuses de leurs parents avant l’exil se sont étiolées avec la durée de ce dernier. Elles subissent d’autant plus frontalement ce déclassement que la féminisation de leur métier accentue sa dévalorisation.
C’est durant la décennie 1980, période de transition entre deux logiques (régime des réfugiés/régime des demandeurs d’asile) que les premiers changements significatifs interviennent. Les nationalités « favorisées » (ex-Indochine, Amérique du Sud) continuent d’être représentées par des agents partageant les mêmes origines nationales que les requérants (vietnamiens, chiliens…) ou des français militants de leurs causes et luttes Dans les sections qui représentent les nationalités sur lesquels pèsent une présomption défavorable (Pakistan, Sri Lanka, Afrique en général) on ne trouve que des français.
A partir des années 1990 le régime des demandeurs d’asile s’impose à presque toutes les nationalités. L’Ofpra n’a eu de cesse, depuis lors, de mettre toujours plus de distance entre les agents et leur public. Il est aujourd’hui strictement interdit aux agents de s’occuper des groupes avec lesquels ils partagent des origines nationales, même lointaines, y compris par alliance. Les agents de l’Ofpra sont également depuis les années 1990 tendanciellement de plus en plus diplômés et de moins en moins expérimentés. Si dans les années 2000 on trouvait encore des agents aux expériences professionnelles diversifiées (journalisme, enseignement, travail social ou associatif) l’Ofpra représente, pour la plupart des recrues aujourd’hui, un premier emploi après un diplôme de Master, généralement en droit, science politique ou relations internationales. La jeunesse et l’absence d’expérience constituent des caractéristiques permettant tendanciellement à l’organisme d’orienter les pratiques des agents. Pour le dire dans les mots de l’institution, ils sont envisagés comme plus « malléables ».
En soixante ans, le profil des agents n’a cessé de se transformer et l’homologie avec le public d’être réduite : d’abord des réfugiés anciens diplomates et opposants ; puis des filles et fils de réfugiés déclassés par l’exil ; suivis par des Français engagés dans les luttes des réfugiés ; puis par des jeunes diplômés aux expériences diverses jusqu’aux très jeunes diplômés sans expériences dont la légitimité professionnelle repose désormais sur la distanciation avec le public et non plus la connaissance intime des pays ou l’expérience de l’exil.
Cette histoire de la transformation du profil des agents raconte aussi comment les réfugiés sont devenus une catégorie sociale, c’est-à-dire une entité construite par des assignations venues de l’extérieur alors qu’ils s’apparentaient davantage jusque dans les années 1970-1980 à un groupe social, c’est-à-dire une entité construite en partie de l’intérieur notamment par la mobilisation des membres du groupe ou l’identification à leurs porte-paroles.
En France, c’est l’Ofpra qui distingue le réfugié du migrant. Comment procède-t-elle et sur quels textes législatifs s’appuie-t-elle ?
Ce qui est intéressant à regarder dans ces processus de labélisation ou de distinction entre réfugié et migrant c’est le visible et l’invisible. Le visible ce sont les textes juridiques, les lois, les règles et les procédures formelles. C’est donc le fait que les agents de l’Ofpra prennent leurs décisions à l’issu d’un entretien avec les demandeurs d’asile et surtout d’une triple évaluation : évaluation de la crédibilité des récits, évaluation du risque de persécution à partir notamment d’une recherche documentaire sur ce qui se passe dans le pays, évaluation de l’adéquation de ces récits avec le texte de la Convention de Genève qui définit le réfugié comme une personne risquant d’être persécuté en raison de ses opinions politique, sa religion, sa nationalité, sa race, son appartenance à un groupe social. Mais comme nous l’avons vu ce texte est en fait très flou ce qui laisse un grand espace d’interprétation en fonction des priorités politiques. La Convention de Genève ne dit pas, par exemple, que le risque de persécution doit être individuelle. C’est là qu’intervient le moins visible. Cette exigence qui est aujourd’hui devenue la norme presque partout dans le monde occidental est une manière d’interpréter le texte qui constitue aujourd’hui l’outil le plus puissant au service de la politique de rejet. On a vu que même lorsque l’Ofpra prononçait 80 % d’accord la plupart des personnes reconnues ne fuyaient pas des persécutions individuelles. Aujourd’hui, comme hier, la majorité des candidats à l’asile quittent leur pays pour des raisons où se mêlent le politique et l’économique, l’absence de libertés politiques et d’horizon socio-économique. Sans compter la dimension artificielle et arbitraire (en fait très politique) de la division économique/politique. Refuser de vivre dans la misère ne constitue pas un acte politique ? Ne dit-on pas que migrer c’est aussi voter avec ses pieds ?
Le cadre dans lequel se fait le travail de labélisation, c’est-à-dire les conditions de travail et d’emploi des agents, est lui aussi peu visible et extrêmement important pour comprendre les politiques de l’asile. Depuis les années 1990 les pouvoirs publics ont imposé à l’Ofpra un mode de management néolibéral inspiré du modèle anglo-saxon et importé du secteur privé. Ce New Public Management (NPM) constitue un instrument d’autant plus efficace d’implémentation de la politique de rejet qu’il laisse aux agents l’apparence de leur libre arbitre et au public plus large l’illusion de la neutralité par la technique. Une « politique du chiffre » faite d’objectifs quantitatifs et d’indicateurs de performance individuelle, puis encadrée par des dispositifs de primes et de sanctions est introduite pour que les cadences soient respectées et que les agents prennent bien leurs deux décisions par jour. Le « déstockage » des dossiers, autre nom pour désigner les rejets rapides, est sous-traitée aux jeunes et contractuels précaires. L’activité s’émiette et se segmente. Cette nouvelle division du travail permet de mettre à distance le public mais aussi les affects et de prendre des décisions sans en éprouver la responsabilité directe. Introduit pour réduire les délais et les coûts, ce management néolibéral de l’asile joue sur le sens pratique des agents, leurs priorités et la nature des décisions rendues. Étant devenus l’exception, et non plus la norme, les accords demandent, pour être validés par la hiérarchie, des entretiens longs et fouillés, un travail de recherche documentaire poussé, des décisions longuement argumentées. Quand un doute surgit, il est donc moins couteux de proposer un rejet qu’un accord qui implique ainsi un travail souvent incompatible avec la pression au rendement.
Le versant subjectif de ces transformations institutionnelles sont les « dispositifs d’enrôlement » qui érigent les agents de l’Ofpra en gardiens de l’asile chargés de le protéger de ceux qui le demandent, en le restreignant.
Les orientations et les décisions ne sont ainsi plus dictées depuis les ministères, ou accomplies grâce à conjonction entre les dispositions des agents et les intérêts de l’État, mais transmises de manière plus insidieuse aux agents. Si structurellement toutes les conditions sont réunies pour que la majorité́ des demandes d’asile soient rejetée, l’organisation administrative est agencée de manière à ce que les décisions apparaissent comme le résultat de l’arbitrage intime, personnel et raisonné des officiers de protection, même à leurs yeux.
Vous êtes assez pessimiste sur la situation actuelle puisque vous expliquez que la tâche des agents, identifier des réfugiés, et celle des demandeurs d’asile, répondre aux critères de l’institution, relèvent d’une mission impossible. Le statut de réfugié est-il devenu obsolète ? Comment peut-on le repenser alors que la peur vis-à-vis de l’extérieur s’est fortement accentuée avec la crise sanitaire ?
Je suis pessimiste sur la situation actuelle ce qui ne veut pas dire que je ne vois pas de porte de sortie. Mais pour cela il ne suffira pas d’introduire quelques réformes ici et là, aussi positives soient elles. Il faut un changement de paradigme. Toutes les règles introduites à l’Ofpra pour améliorer l’« efficacité », la « transparence », l’ « objectivité » de la procédure, par exemple la systématisation des auditions des demandeurs d’asile, l’obligation d’enregistrer ces auditions, de fournir les comptes rendus d’entretien aux requérants, de motiver davantage les rejets n’ont eu une qu’incidence marginale sur le système. Le statut de réfugié n’est pas devenu obsolète mais la manière dont il est aujourd’hui pensé et administré est une impasse. Tant que nous serons enfermés dans le paradigme vrai/faux, l’idée qu’il y a une essence du réfugié à déceler qui serait différente de celle du migrant, l’archétype « rêvé » du réfugié comme dissident ou victime individuellement persécutée et l’idée de l’immigration comme problème qu’il faudrait donc restreindre, nos politiques d’asile et d’immigration resteront des impasses et la mission d’institutions comme l’Ofpra impossible.
La mission est impossible pour des raisons d’abord structurelles. Les étrangers n’ont aujourd’hui d’autre choix que de se tourner vers les procédures d’asile. Impossible parce que les catégories de réfugiés et de migrants ont été à tel point réifiées et dichotomisées qu’elles ne correspondent en rien aux expériences de l’exil. Impossible, car il est demandé aux requérants de coller à un archétype « rêvé » du réfugié (opposant, politiquement engagé, individuellement recherché) qui ne correspond en rien à la réalité de la demande d’asile, hier comme aujourd’hui. Exigence de preuves, quand les persécutions sont généralement tenues secrètes par les persécuteurs et la culture écrite des pays d’origine souvent peu développée ; exigence de motivations « purement » politiques, qui ne correspond ni à la complexité des existences ni aux dimensions plurielles de l’exil ; exigence de persécutions individuelles, quand la plupart des oppressions sont collectives ; exigence de cohérence et de précision, quand les mémoires sont traumatisées par les violences du départ, de la route et de l’arrivée. Entre, d’un côté, le réfugié « purement » politique, obligé de quitter son pays et individuellement ciblé et, de l’autre, le migrant économique parti de son plein gré, à la recherche de l’eldorado économique, il existe un large continuum dans lequel s’inscrivent la plupart des trajectoires. Or, les requérants doivent correspondre à la figure du réfugié pur, celui dont la trajectoire se serait détachée de l’histoire collective de son groupe pour devenir individuelle, dont les motivations purement politiques n'auraient aucune dimension économique et qui serait parti sous la contrainte sans l’ombre d’un choix. La mission est impossible car l’un des socles des politiques contemporaines d’asile est l’idée selon laquelle il faut protéger l’asile de ceux qui le demandent, instaurant une suspicion généralisée attisant le cercle vicieux de la surenchère des exigences puis des « fraudes forcées ». Mission impossible enfin du fait des injonctions contradictoires qui pèsent sur les demandeurs. Prouver que l’on a été personnellement engagé mais en même temps qu’on n’a jamais pris les armes ou milité dans des organisations prônant la lutte armée. Présenter un récit personnel et singulier qui soit en même temps en adéquation avec les connaissances homologuées par l’institution. Injonction à être « spontané » tout en présentant un récit aux contenus et aux formes très spécifiques : chronologie claire, mettant en avant des liens de causalité entre les faits, au déroulé cohérent, sans contradictions, taire les questions économiques, mettre en avant les engagements individuels et traduire son expérience dans les termes de la Convention de Genève. Mais comment avoir l’air authentique et spontané quand on a retravaillé son récit, expurgé certains éléments, mis l’accent sur d’autres, cadré et organisé son propos ? C’est bien à une double performance que sont astreints les demandeurs d’asile : répondre à des attentes extrêmement précises, tout en témoignant d’une préparation minimale.
On ne peut pas imaginer de politique d’asile juste sans politique d’immigration ouverte. Autrement dit, à rebours de la pensée dichotomique aujourd’hui hégémonique, on ne peut penser l’asile sans penser l’immigration car ce sont deux éléments du même continuum. D’abord parce que pour demander l’asile il faut pouvoir accéder au territoire, mais surtout parce que seul un système souple et poreux qui permet des circulations entre procédures d’asile et d’immigration peut refléter la réalité des expériences de l’exil ainsi que des catégories dont on a vu à quel point elles étaient fluides. C’est là qu’est la porte de sortie.