L’« entre-vie » inaperçue des bibliothèques explorée dans un ouvrage qui ne se contente pas de citer des chiffres de fréquentation.

D’un côté, nulle guerre sans destruction de bibliothèques. La guerre en Ex-Yougoslavie a commencé par une bombe jetée sur la bibliothèque de Sarajevo. De l’autre, des plaintes concernant les jeunes générations : ils ne lisent plus ! Ils ne viennent plus dans les librairies et les bibliothèques ! Un peu comme si nous étions pris depuis longtemps entre le constat des destructions physiques des bibliothèques et ces plaintes à l’égard des lectrices et des lecteurs. Bien sûr, les plaintes ne recoupent pas entièrement les données résultant des enquêtes. Mais elles sont largement diffusées. Bien sûr, elles ont surtout un statut « politique », visant à amplifier les désespoirs de l’époque. Mais qu’en est-il finalement de ces bibliothèques ?

On sait bien que leur histoire, en démocratie, renvoie à un rôle institutionnel répertorié. On sait non moins que des approches un peu fines révèlent l’existence en elles de « liens faibles », mais solides, entre les lectrices et les lecteurs, élargissant de ce fait le champ de la culture. Les bibliothèques constituent des espaces communs dans lesquels n’importe qui peut se trouver, sans distinction d’opinion ou de religion, un lieu neutre, en quelque sorte, de ce point de vue, où l’on n’est pas assigné à des origines ou à une identité.

Tout aussi probants que les études conduites à leur propos sont les travaux des philosophes et ceux des artistes autour de ces monuments du savoir. Les concernant, il n’est que de souligner la récente exposition de Pascal Convert sur les livres de la bibliothèque du château de Chaumont (2021), ou les travaux plus anciens de Andréas Gursky, Anselm Kiefer, Philippe Pareno, etc., qui méritent qu’on s’y arrête. Mais cela se retrouve aisément ailleurs, au sens où, pour parler des bibliothèques, on ne peut contourner les écrivains Borges, Sartre, Cervantès, Melville, Kafka, et de nombreux autres auteurs.

Ces références conviennent bien pour dessiner un arrière-fond de réflexion sur les bibliothèques. Mais cela suffit-il ? Sans doute pas. Pour autant, faut-il avoir recours à des chiffres de fréquentation ou d’objets conservés, voire à des définitions du service public pour éclairer cet objet ? Joëlle Le Marec, professeur des universités en sciences de l’information et de la communication (Sorbonne Université), se détourne subtilement de cette voie. Elle préfère faire partager une préoccupation des bibliothèques axée sur la notion de milieu de vie, sur les pratiques et épreuves du savoir, et surtout, sur le rapport entre les bibliothèques et nos sociétés compétitives et répressives.

 

Milieu et écologie sociale

L’ouvrage vise à porter à la connaissance du public certaines enquêtes conduites entre 2015 et 2019, essentiellement autour de la BnF et de la Bpi. Les résultats en sont commentés à la lumière d’interrogations précises : quel rôle peuvent jouer les bibliothèques dans un monde incertain ? Est-il possible de faire société dans des institutions de savoir ? De quoi avons-nous besoin, en termes d’usages des bibliothèques, dans le monde contemporain ?

Et si on définissait (ou étudiait) les bibliothèques à partir de ce et de ceux qu’elles abritent ? Autrement dit, si nous apprenions à prendre soin de nos bibliothèques, moins (quoique aussi) pour ce qu’elles recèlent (trésor, patrimoine, etc.) que pour le milieu humain fragile qu’elles présentent, l’institution sociale toujours en péril qu’elles proposent au public. Un milieu ? C’est surtout ici un milieu exposé à une brutalisation dont beaucoup ne perçoivent pas encore les conséquences : perte de confiance en ce service public, défiance relative à l’égard des contenus, désillusion devant les relations internes, mauvaise gestion de sa propre image, etc.

Il n’en reste pas moins vrai que les lectrices et lecteurs ne sont pas uniquement des consommateurs culturels – définissables par la richesse ou la pauvreté, le capital culturel, et le nombre de pratiques culturelles, etc. –, à supposer même qu’elles/ils le soient parfois. On peut penser au cas les plus extrêmes : les personnes en situation de précarité investissant la bibliothèque. Ces personnes ne se situent pas en dehors de toute démarche de connaissance. L’une des personnes interrogées durant l’enquête a lu toute la littérature française du XIXe siècle en libre accès. Une autre a appris six langues dans le cadre de la bibliothèque. Bref de multiples rencontres rendent manifeste une chose insoupçonnable : que des personnes exclues du milieu de la productivité s’imposent des contraintes extrêmement lourdes dans la cadre de leur errance. Pour elles la bibliothèque n’est pas uniquement un abri contre les intempéries. Et surtout, il apparaît fort clairement que les bibliothèques n’ont aucune raison de n’accueillir que des personnes dont le comportement est réglé par des normes académiques.

La bibliothèque pourrait donc être pensée comme un lieu où s’éprouve la légitimité de multiples projets de connaissance. Alors il conviendrait d’en prendre soin avec plus d’art, si l’expression « prendre soin », qui évoque le « care » si à la mode, peut être défendu de cette manière, ainsi que le souligne Sandra Laugier, préfacière de l’ouvrage.

 

Enchantement-désenchantement

L’originalité du propos tient au fait qu’il insiste sur l’exploration des points de vue des lecteurs et lectrices, donnant à saisir ce qui peut être ressenti par eux, sans être précisément énoncé. Cette saisie se mue donc en une approche des relations sociales à la bibliothèque. De surcroît, les recherches ici conduites interrogent aussi le statut précaire des intellectuels. Elles diffèrent à bien des égards de l’approche professionnelle de cette institution. Et c’est bien ainsi. D’autant que, remarque Le Marec, la bibliothèque n’est pas la propriété de celles et ceux qui y travaillent. Ce décalage du propos est à saluer. On pourrait le requérir pour nombre d’autres services publics.

Ce qui signifie que l’ouvrage joue sur deux registres : des résultats d’enquêtes et des considérations méthodologiques, quant à l’approche de ce type d’institution. Il est clair, insistons-y encore au terme de la lecture de l’ouvrage, que le lien à l’institution est irréductible à un usage direct, mesurable à un taux de fréquentation, au nombre de documents consultés et à un temps d’étude à sa place. La condition de public, écrit Le Marec, s’est révélée être, hors de tout usage, celle de membres soucieux, concernés par le sort des institutions, ici de lecture publique. Et l’on pourrait y ajouter le rôle décisif de la bibliothèque à certains stades de la vie pour des lectrices et des lecteurs qui ont des besoins différents.

On ne peut se départir non plus des éléments égrenés durant l’exposé des résultats d’enquête. Notamment les remarques sur le rapport entre le calme entretenu dans les lieux, la sérénité qui le traverse, mais aussi le sérieux « parfois poignant » manifestant des enjeux comme la réussite ou l’échec potentiel aux examens, la fatigue, l’anxiété et le réconfort ressenti d’une ambiance lumineuse ou d’un voisinage aidant. L’expérience sensible des bibliothèques ne peut pas être négligé.

 

Le respect du savoir

Il est vrai aussi que les enquêtes produites montrent qu’à l’évidence les lectrices et lecteurs tiennent à cette institution. Attention, respect, savoir : trois éléments centraux dans le « ressenti » des adeptes de ces lieux. Mais ce n’est pas sans que ces dispositions ne rejoignent ce que des philosophes affirment relativement à eux. Bruno Latour (sur la modernité), mais aussi plus anciennement Michel Foucault (sur les hétérotopies), sont donc évoqués dans cette synthèse, donnant à entendre la place spécifique des bibliothèques dans le récit de la modernité. Les sociabilités du livre, les réseaux internes au lectorat, les modes de relation au savoir, les pratiques culturelles et les pratiques d’études, prennent ici un nouveau corps bien moins superficiel que ce qu’on en dit habituellement. C’est ce fond de réflexion qui a permis aux enquêteurs de considérer leur travail moins comme un mode de recherche de données à interpréter que comme une perspective de prise en mains d’une culture commune, par le truchement des bibliothèques.

Ce respect, d’une certaine manière, du savoir plus que de la pérennité de l’institution donne du grain à moudre contre l’optimisation de la gestion des activités culturelles qui est réclamée par l’administration centrale. La préoccupation va bien aux savoirs partagés, à la possibilité d’une telle culture commune, ainsi qu’aux liens sociaux partagés au cœur du milieu social des travailleurs des services publics. Elle se complète des relations éphémères entre les personnels et les lectrices-eurs, ainsi que des engagements pris dans ces espaces. Les sociabilités du livre sont nombreuses. Elles tournent toutes autour de la participation, finalement, à l’élaboration de quelque chose dont on est responsable pour soi et pour les autres. Elles sont révélées dans l’ouvrage grâce à l’analyse de la participation gracieuse des publics des bibliothèques aux enquêtes les concernant.

On notera en ce sens un beau passage de cet ouvrage consacré à la notion d’adhésion (à une institution) et à celle d’effacement dans l’institution. En l’occurrence, « effacement » chez le sujet de la bibliothèque se laissant absorber par la lecture. Le Marec a raison alors de faire remarquer que cet effacement ne cesse de faire l’objet d’une mauvaise critique, sous le titre de mécanismes de domination : la domination par le silence imposé. Or, dans le cadre qui nous occupe, le silence et la norme du respect des voisinages ne coïncident pas avec ce que nous avons retenu de la pensée orwellienne. À ce titre, la bibliothèque échapperait aux commentaires portant sur les institutions disciplinaires. Une manière détournée de revenir aux « hétérotopies » foucaldiennes. La « grande bibliothèque d’étude abrite des corps silencieux jour après jour, nourrit les ambiances nécessaires à l’étude et protège les inquiétudes du savoir ».

 

Espace social

Certes, la bibliothèque est bien un espace social. Mais, explique l’autrice, elle est cachée dans un pli, entre organisation mobilisant des savoirs et milieu où s’exercent les savoirs de l’altérité et de la cohabitation. L’autrice forge alors une expression : « La bibliothèque est l’interstice central ». Elle ajoute : « Elle est une marge du milieu ». Autrement dit, elle rend possible ce sur quoi elle n’exerce pas de pouvoir : la production continue de savoirs qui lui échappent, qu’elle ne revendique pas. Elle ne peut s’approprier les projets de savoirs qui s’y mènent, mais elle peut les récupérer une fois publiés. Il ne vient à l’idée d’aucune bibliothèque d’exiger une part de la notoriété des auteurs-trices et des textes qu’elle a contribué à former. Encore a-t-on bien souvent relevé dans quelle bibliothèque tel ou tel philosophe avait travaillé.

Il est non moins vrai qu’elle a été un des lieux hérités du geste des Princes et des États, mais elle est devenue un lieu structuré pour comprendre et protéger de nombreuses vulnérabilités, pour les exprimer et les questionner. Il reste à savoir si la bibliothèque est structurante pour ce qui se passe au dehors. Cela dit, le devrait-elle ? Le point le plus clair : il convient de reconnaître l’invisibilité de l’expérience en bibliothèque. Dès lors, cet ouvrage, compte tenu de sa manière de prendre la question, devient une très riche source de nouvelles considérations sur l’institution, au-delà des décomptes de lectrices et lecteurs encore une fois.

Et l’on pourrait conclure ce bref compte rendu en soulignant l’existence de liens entre bibliothèque et émancipation. Non seulement, la bibliothèque constitue une expérience à vivre, mais elle contient et fait fonctionner les ressorts d’une transmission de savoirs, d’une discussion sur les savoirs, et d’une critique des relations au savoir qui peuvent évidemment constituer des moments essentiels d’un processus d’émancipation. L’apparent enfermement de la bibliothèque, le temps et l’espace particuliers qu’elle dessine, sa disponibilité à toutes formes de recherches, se trouve pris à parti par les résultats qui, en quelque sorte, en « sortent ». Les enjeux de savoir et les usages potentiels du savoir se croisent dans le regard des lectrices et des lecteurs.