A partir des multiples configurations du cri en art, de Botticelli à Francis Bacon, Jérôme Thélot dégage un fil conducteur philosophique.
L’impulsion donnée à l’auteur de cette recherche, Jérôme Thélot, professeur à l’université de Lyon, lui vient du poète Yves Bonnefoy. En avant-propos, il nous indique, qu’à la fin de sa vie, le poète avait conçu le projet d’un essai « sur la peinture et le cri ». Fort de cet appui, Thélot se lance dans une exploration de ce thème du cri dans les arts plastiques. En voici le résultat. D’emblée il est clair qu’il ne saurait s’agir de citer toutes les œuvres, ici picturales, qui comportent des cris. L’objectif n’est pas encyclopédique. Il n’est pas plus envisagé de dresser une taxinomie des cris dans la peinture.
Disons que l’auteur propose plutôt une sorte de méditation sur le cri en peinture, articulée autour de neuf peintres. Son ressort ? Tenir compte du fait que la peinture est immédiatement hétérogène au cri, ce dont on convient aisément, non sans rappeler que la musique a su s’emparer de cette attitude humaine. À quoi s’ajoute que le cri dans la peinture a une propriété tout à fait particulière : il se présente comme un abîme noir au cœur de la toile, gouffre dans lequel le spectateur reconnaît un cri selon les normes occidentales de la représentation du cri.
Encore pour suivre cet exposé faut-il admettre une définition du cri assez classique, faisant de lui le produit d’une altérité originaire, inenglobable en un discours, alors que, sans doute, il eut été possible de saisir le cri différemment et par conséquent d’amplifier la recherche. Quoi qu’il en soit, faire la lumière sur les multiples configurations des formes du cri en art, et fournir un fil conducteur pour s’y retrouver, est un exercice important pour le public, ici des arts plastiques. À quoi y aide l’iconographie, fort belle, de cette édition.
Discursif / non-discursif
Au sein de chaque analyse de ce type portant sur la peinture, il faut bien sûr tenir compte de ce que peut produire le medium. Le registre du cri est sonore, celui de la peinture silence. Comment fait-on alors pour entendre le cri dans la peinture ? D’autant qu’on le suppose inarticulé, non verbalisable, dans une peinture dont on retient de Leonard de Vinci qu’elle est « chose muette/mentale ».
Il existe un certain nombre de signes assez codifiés, du moins à partir d’une certaine époque, destinés à laisser la spectatrice ou le spectateur entendre le cri, quels qu’en soient la source ou le motif. Entre bouches ouvertes et tension des yeux, vue de face et vue de profil, souffle coupé et torsion du corps sous l’effort d’exhaler ce qui reste de souffle, vue directe et métaphore du cri, etc. une gamme complète d’éléments picturaux donne à entendre des cris. À l’œil d’entendre. Que l’on regarde la Crucifixion de Pollaiolo ou les hurlements dans des œuvres de Bacon, en passant par Raphaël, Ribera, Munch, et d’autres, ce sont bien de tels signes qu’il convient d’appréhender, des signes dont la clef n’est pas celle d’une justice divine ou punitive. De ce fait, le non-discursif (la peinture) témoigne de ce en quoi peut consister le cri à entendre.
Pour autant, le cri du coupable ne se superpose pas entièrement au cri de l’appel, qui lui-même diffère du cri de l’enfant et du cri de la souffrance intérieure à l’égard de l’existence. L’abîme noir du cri sur la toile varie d’une circonstance à l’autre, du moins très explicitement de la représentation religieuse du cri à sa représentation laïque.
A ce point, on commence à observer que l’auteur tente d’aller beaucoup plus loin que ce qui pourrait se réduire à une exploration œuvre après œuvre de la mise du cri en signe plastique. Il esquisse une véritable philosophie de la peinture en cri. Prenant appui sur cette Crucifixion de Pollaiolo signalée ci-dessus, il avance d’abord l’idée selon laquelle ce cri en peinture pourrait consister en un cri qu’on n’entend pas, cette formule étant à « entendre » en un double sens : on ne l’entend pas dans la peinture, et on ne le comprend pas. Le cri trouverait-il par le monde une si universelle surdité ? Puis il complète cette idée par une perspective beaucoup plus large, traitant la peinture même comme « maçonnée sur un cri », selon une expression de Bonnefoy. Autant dire que la peinture n’est pas seulement condamnée à produire une représentation du cri. Elle fait savoir que « le cri est au fond de grandes œuvres le commencement absolu auquel elles sont remontées ».
Un pivot
Les grandes œuvres picturales remonteraient donc au commencement de la vie venant à elle-même, au sacrifice fondateur dont provient l’image. C’est en ce point que l’auteur nous renvoie à un tableau dont il fait le premier tableau moderne. Il s’agit du Massacre des innocents de Nicolas Poussin (1627-1628 selon Pierre Rosenberg).
Le tableau présente un triple cri. La lectrice ou le lecteur retrouvera aisément son image en consultant Internet. Encore faut-il expliquer à la fois ce qu’il en est de ce cri et en quoi il est « moderne ».
Commençons par le cri. Ce triple cri, précise l’auteur, se distingue sensiblement de tous les cris qui l’ont précédé dans l’histoire de la peinture, cris de dragons, cris de Satan, etc. Ancrant à nouveau sa réflexion sur des propos de Bonnefoy, l’auteur saisit dans ce cri une douleur plus terrible dans l’inexpliqué, dans l’injustice, qu’on ne retrouvera évoqué dans la peinture qu’avec Goya. Et l’auteur de chercher à préciser ceci : la différence du cri chez Poussin d’avec ceux des précédents tableau (tant dans l’histoire de la peinture que dans l’économie du livre que nous présentons ici brièvement) tient au fait qu’il s’agit de la première image sur laquelle le personnage représenté n’est absolument pas soupçonnable de quoi que ce soit. Le cri n’y est plus lié à une faute, les crieuses ne sont coupables de rien, le cri n’est pas le résultat d’un châtiment.
Reste à savoir en quoi ce tableau est « moderne ». Pour l’auteur, il l’est parce que le cri n’y est pas sacrificiel : « jamais si évidente et complète innocence n’a crié en peinture inconsolablement ». Ce sont les mères innocentes qui montrent par leur cri qu’on va tuer les fils. Les trois victimes peintes sur la toile ne présentent rien qui puisse les dire coupables. Alors la référence au moderne a bien du sens. Elle renvoie au fait que le cri n’est pas pensé comme un châtiment. Mais plus encore. Le tableau refuse de définir la violence comme légitime. En un mot, il s’agit du « premier tableau d’importance dont le cri est débarrassé des fables religieuses ».
Voilà pour le cri et la modernité. Mais Thélot ne s’en arrête pas là. Il poursuit son analyse du tableau en y relevant le traitement de la question du temps, et en réinvestissant en cette analyse la philosophie à laquelle il adhère, et que la lectrice ou le lecteur retrouvera par lui-même.
Des points et contre-points
Si on admet une telle lecture du tableau de Poussin, on rencontre en effet plus précisément cette philosophie. Elle se déploie de manière graduelle dans l’ouvrage. Elle commence à poindre dans des remarques tout à fait pertinentes portant sur la nature du cri comme phénomène intramondain, symptôme d’un parti pris relationnel et d’un acte qui excède la capacité subjective de la souffrance. Cet acte ne demeure pas sans réponse. Le cri relationnel émis par la victime signifie sa protestation, son refus de mourir. Puis, cette philosophie se concrétise plus efficacement dans une herméneutique de la violence moderne. Sur ce point, elle noue bien les liens signalés ci-dessus, en pointant dans le cri dans la peinture une critique radicale du sacrifice.
Le cri des victimes s’entend désormais dans le silence du monde. Les yeux de la spectatrice et du spectateur sont convoqués pour rendre compte du non-sens de tout. Pour en finir avec Poussin, « Le massacre des Innocents est un massacre de la peinture », ce qui signifie un massacre de la peinture doctrinale et religieuse. Notamment parce que « Poussin a donné avec ce massacre de l’Innocent sa version démythologisée de la mort du Dieu chrétien ».
À partir de ce point, l’auteur ordonne autour de lui toutes ses découvertes concernant le cri en peinture. Il y en a chez Picasso bien sûr, mais aussi chez Bacon, comme une évidence, et Munch aussi toujours analysé dans l’opinion a contrario de ce qu’il montre : qui est-ce qui crie finalement, le personnage ou la nature ? Il refuse pourtant d’y ordonner ce qu’il désigne comme des « œuvres contemporaines, d’ailleurs plus ou moins intéressantes » : Alberola, Bohm, Corpet, Cueco, Pignon-Ernest, etc. Point sur lequel nous ne le suivons absolument pas.
Pourtant, avant d’exclure complètement ces derniers de sa réflexion, les contemporains, le chemin est encore long. Chemin qui doit renforcer l’idée d’un cri non sacrificiel, car moment d’une protestation vitale. Il passe par Ribera (chez lequel violence et compassion se conjoignent), puis par les discussions qui, au XVIIIème siècle, opposent Winckelmann et Lessing (puis Goethe et Schiller, Schopenhauer, etc.), en particulier autour de la sculpture appelée Laocoon. L’ouverture de la bouche du prêtre de Troie contribue-t-elle à dessiner un symptôme moral de la grandeur d’âme du héros, ou un trait esthétique sans rapport avec la problématique morale ?
Venons-en aux dernières explorations : Munch, Bacon, Mason. La thèse de l’ouvrage étant largement étayée, l’auteur la récapitule avant de terminer l’ouvrage : il n’est de représentation que sacrificielle, l’origine de la peinture gît dans la violence, toute image provient d’un cri. Certes, il a bien existé un « interdit » de représenter le cri, notamment propagé par Winckelmann, mais il a été débordé rapidement. Il n’est que d’observer La maison des fous de Goya pour entendre les victimes crier par de nombreuses bouches dans la cave abandonnée d’un monde sans raison.
Décensurer le cri
Aussi convient-il, pour saisir le cri dans les arts plastiques, de prendre ses distances avec la rhétorique académique. C’est d’ailleurs à partir de la poétique romantique des artistes du Nord que Thélot reprend le Cri de Munch. Où il est question de l’infini cosmique et du non-fini de l’exécution de l’œuvre. Par-là Munch devient un romantique en profondeur philosophique. Il expose une résistance farouche aux représentations sociales, y compris celles du cri.
Quant à Bacon, Thélot a raison de commencer par éloigner les sentiments complexes suscités autour de lui et les impressions exagérément tranchées. Il fallait s’écarter encore des interprétations qui reconduisent les peintures du cri chez Bacon aux religions traditionnelles et aux figures des représentations de victimes sacrées. Il ne faut d’ailleurs pas oublier, lorsqu’on regarde tel tableau de Bacon que, des violences, nous n’en rencontrons pas pour la première fois avec lui. L’auteur réabsorbe Bacon dans sa thèse centrale, concernant, nous l’avons écrit, la possibilité pour toute image de faire l’aveu de sa provenance, et qui nous reconduit à Poussin et à son Massacre. C’est que Bacon est absolument moderne. Et même plus que moderne. Pourquoi ? Parce qu’il nous parle du désir lorsque l’amour est absent. Et surtout parce que ce désir apparemment souverain se saisit et s’accroît de soi dans la jouissance de l’acte de peindre.
Il faudra s’arrêter sur ces belles pages qui expliquent la nature très singulière du cri baconien. Ce n’est jamais le cri de quelqu’un ou de quelqu’autre. C’est le cri de personne, une obsession de la vie par soi, une manifestation non intentionnelle de l’excitation vitale s’exaspérant d’elle-même. Chez Bacon, indique l’auteur, le cri est sans pourquoi, il est sans sujet.
Et afin de terminer son ouvrage, il récapitule par cet intermédiaire son parcours. Le hurlement de Bacon, pour en finir avec le cri, ne procède d’aucune violence figurée, ne donne à voir aucun bourreau. Le crieur n’y est point une victime, son hurlement point explicable.
Autant terminer avec cette belle rhétorique : « l’image est ce qui reste d’un cri retiré ». C’est ainsi que le parcours se boucle, Raymond Mason ne venant que reprendre un propos d’ouverture prêté par Bonnefoy : « l’image est maçonnée sur un cri », relu en jetant un regard sur La mort d’Adam de Piero della Francesca.