Xavier Marchand met en scène l’autobiographie de Nelson Mandela, à la MC de Bobigny. Pour qui a faim de théâtre, cette narration sans distance est un objet qui fait question.

Une femme et trois hommes entrent l’un derrière l’autre. Les trois hommes se rangent en ligne, face au public. La dame (Odile Darbelley) s’avance, cheveux roux, coupe au carré, lunettes, et nous explique qu’il s’agira de la vie d’un personnage célébrissime : Nelson Mandela. Elle présente les trois hommes (Moanda Daddy Kamono, Lazare Minoungou, Valentin Rotilio), qui incarneront Mandela et ses amis. Derrière les comédiens, des tables rangées en L comme dans une salle de réunion, des bancs à deux places en guise de sièges et trois grands écrans, où seront projetés des paysages d’Afrique du Sud et des actualités de l’époque (le travail dans les mines d’or, les mouvements de protestation, les photos des procès, etc.).

On s’aperçoit vite que les quatre protagonistes incarnent, par la narration, un livre. D’ailleurs, ils le disent. Ce livre est l’autobiographie que Nelson Mandela a rédigée clandestinement, en prison. On nous raconte comment les surveillants furent joués et comment l’ouvrage fut recopié puis mis en sûreté hors de la prison. Une fois posé ce livre en majesté, les quatre personnes en font la lecture incarnée. Progressivement le public comprend ce qu’il en sera de tout le spectacle : un récit distribué entre ces quatre personnes, quelques saynètes et mises en espace, des projections.

Sur le moment, on ne comprend pas bien ce qui nous arrive : le fond est intéressant, sans nul doute, et instructif, mais pourquoi, pour recevoir ceci, sommes-nous au théâtre ? Tout le spectacle tente de nous faire oublier cette question.

Les beautés de vignettes  

Les comédiens ont le ton et le geste justes. Narrer, sur un plateau, demande de l’invention. Les saynètes s’y essaient. Et les acteurs ont le mérite d’affronter certaines lourdeurs que ne leur a pas épargné l'adaptation. A plusieurs reprises, par exemple, Moanda Daddy Kamono se retrouve en situation d’avoir à dire, à la fin d’un exposé politique : « Je n’étais pas d’accord avec cette analyse, mais je comprenais les raisons de mes compagnons ». D’autres « ponctuations » de ce genre, qui pouvaient s’avérer d’une lourdeur épouvantable, sont ainsi assumées par ces acteurs de bonne volonté. Et, encore une fois, on demeure un peu étonné, côté public, de recevoir mais aussi d’accepter cette narration dont on n’arrive pas à comprendre encore qu’elle manque de dramaturgie.

Les comédiens suivent la narration du livre, ils nous décrivent l’enfance de Mandela, le choix de son prénom anglais, son entrée à l’université, la fuite de chez son tuteur pour échapper à un mariage convenu, son arrivée à Johannesbourg, la rencontre de Walter Sisulu (Lazare Minoungou), et comment il trouva, grâce à lui, un petit emploi chez un avocat juif. Ici, une nouvelle ponctuation : « parce que les Juifs, sachant ce que c’est que d’être victime du racisme, ne voyaient pas d’inconvénient à travailler avec un Noir » (une mention qui a le malheur, comme tout le reste, d’être seulement une mention, et non une situation dramatique). Ensuite, une nouvelle saynète : on a placé des dossiers sur les tables, mis un chandelier à sept branches devant l’avocat (Valentin Rotilio), qui a enfilé un costume de ville et signe des dossiers, qu’il tend au jeune Mandela. Il regarde le jeune homme noir et lui dit : « Ne fais donc pas de politique ! Tu finiras en prison et tu ne pourras pas subvenir aux besoins des tiens. » (ponctuation à nouveau : « Cet avocat était visionnaire ! »).

Puis on poursuit cette lecture dont on ne voit pas le livre ni le texte, jusqu’à de nouveaux temps d’arrêts, de nouvelles saynètes illustratives. Par exemple : l’apartheid a été mis en place, les mouvements de protestation, les batailles juridiques, les procès, tout cela, en dernier ressort, ne modifie pas la situation politique et la question devient celle de savoir s’il faut passer à la lutte armée. Saynète : les trois hommes ont couvert leur chef d’une casquette de soldat mercenaire et, debout derrière les tables, ils nous expliquent les degrés d’intensité par lesquels passe la lutte armée : le sabotage, la guérilla, la terreur… Ils ont des mines un peu effarées. Et c’est tout. Fin de la saynète. Il y a là un sous-texte et c’est peut-être : ils sont humains, ils ne veulent pas de la violence, ils admirent Ghandi, mais ils y sont contraints. Le message se veut implicite : il est laissé à l’interprétation du public et il fait appel à ses bons sentiments. Or, si le tragique produit les larmes, c’est justement pour cette raison que l’appel au bon sentiment, antichambre du mélo, aussi feutré soit-il, lui est étranger.

Un autre trait donne une impression désagréable. Plusieurs fois passent des allusions aux sympathies de Mandela pour le communisme, qu’on s’empresse de tempérer : c’était un catholique fervent. Message subliminal : il n’était pas communiste, mais ses ennemis le disaient pour le diffamer. Maintenant, depuis le public, on aimerait deux choses : 1/ aller un peu plus loin, sachant que son adhésion au PC, dans sa jeunesse, est un fait ; 2/ construire un peu de théâtralité !

Théâtre ou cellule de diffusion idéologique

Car, au bout du compte, toutes ces ponctuations didactiques, toutes ces mises en espaces illustratives, quand bien même allégées par des interprètes habiles, sont des lourdeurs : elles expriment par la parole ce qui n’a pas été produit par la situation dramatique, la relation entre les personnages, leur présence les uns aux autres, leur engagement expressif. Sur la scène, en somme, ne se produisent que des surlignages de la narration, ou des illustrations par vignettes. La qualité des interprètes et le contenu de la narration masquent longtemps ce pot-aux-roses. Le public finit par le sentir exactement. Mais bienveillant, et nécessairement d’accord avec la cause politique de Mandela, il reçoit cet objet sans protester.

Avec une dramaturgie, on devine que les choses eussent été différentes sur le plateau. Par exemple, la situation créée par la rencontre de ce jeune homme noir, très doué, très engagé, prêt à prendre tous les risques, avec cet avocat : cette situation suffisait à construire au plateau la jeunesse de Mandela. On pouvait même commencer par là. À travers le dialogue de ces deux hommes pouvaient très bien passer certains détails biographiques (le metteur en scène ayant l’air d’y tenir), mais aussi et surtout une tension dramatique supérieure, qui aurait sorti le public de l’ennui.

Mais alors, pourquoi avoir fait le choix du « degré zéro » du dramatique, et au profit de quoi ?

L’idéologie contre le politique

Le spectacle consiste à lire un livre, l’autobiographie de Nelson Mandela. Là-dessus, la narration qui nous est présentée dénonce chez les auteurs une naïveté étonnante (ou assumée) : prendre le récit autobiographique pour argent comptant. Jane Birkin et Keith Richards écrivent leur vie par intérêt (un narcissisme pondéré et un calcul commercial réaliste), Christine Angot aussi (une ambition littéraire et un combat contre la violence), de même, c’est l’évidence, Nicolas Sarkozy, François Hollande et tous les autres politiciens... et Mandela écrirait la sienne sans arrière-pensées ?

Ainsi s’expliquent les effets étranges, au plateau, des traits singuliers du texte, repris sans filtre, devenus ces sortes de dires répétitifs et marqués, sur la distance de Mandela d’avec le communisme, son catholicisme, sa foi, son parti pris pour la lutte armée après avoir bien affirmé et prouvé très clairement qu’il a tout essayé du côté de la non-violence, etc., autant de propos tout bonnement idéologiques, très clairement au service de sa cause.
En ce sens, le fait que nous devons considérer est que la narration sur le plateau, dans ce spectacle, ne prend ses distances ni avec l’idéologie de l’époque (qui marque ce récit autobiographique), ni avec l’idéologie d’aujourd’hui (parfois difficile à apercevoir, car elle nous imprègne profondément, mais parfaitement présente et dont l’œuvre d’art, précisément, doit nous affranchir).

Une œuvre d’art n’est pas idéologique, c’est là sa grande vertu. Elle peut être instrumentalisée, certes, mais si l’artiste a su suivre ses propres fins, celles de la création, alors elle y résiste. Lorsqu’elle succombe trop aux injonctions idéologiques, elle perd, dans la même proportion, de sa puissance esthétique et, pour un public sensible à l’art, et aussi à la vérité, elle peut devenir très ennuyeuse (sur ce sujet, voir actuellement l’exposition du Gropius Bau, à Berlin : The Cool and the Cold). Du côté du théâtre, on peut voir dans les mystères médiévaux une forme très puissante de représentation inféodée aux exigences d’un message qui doit être porté. Là est représenté le texte (Ancien ou Nouveau Testament, Légende Dorée, etc.), là est narrée l’histoire, sans dramaturgie ni ressort. Les traits idéologiques sont reproduits tels quels, sans distance, au risque, le temps passant, de devenir inintelligibles. Et cette grand-messe, substituée au théâtre, peut se faire accepter sans bruit, car les forces maîtresses qui l’imposent sont gantées de velours.

C’est pourquoi il convient de se demander aujourd’hui quelle force peut nous imposer de traiter Mandela en personne vénérée, auteur d’un texte dont on fait lecture, au risque de substituer la liturgie à la dramaturgie, plutôt qu’en personnage de théâtre, ici personnage historique, avec ses ombres et ses lumières, affublé d’un masque, chaussé, éventuellement, de cothurnes ou vêtu d’un habit d’Arlequin. Avec ces moyens tout à fait simples, faire surgir le sensible, le tragique, le comique, quel que soit le fond, on n’en demande pas plus, on n’en demande pas moins. Se munir de si peu pour produire des effets si grands, c’est la véritable dimension politique de l’art théâtral.

 

Prochaines dates :

Marseille, Théâtre Joliette
Du sam. 13/11/21 au dim. 14/11/21
    
Aix-en-Provence, Le Bois de l'Aune
Du sam. 27/11/21 au dim. 28/11/21