Face au déplacement des normes sociétales, Mardi Noir interroge la division des valeurs et des désirs, et les possibilités de la psychanalyse pour gagner une nouvelle liberté.

Emmanuelle Laurent est un cas dans le paysage de la psychanalyse française. Sous le pseudonyme de Mardi Noir, la youtubeuse à succès poste des chroniques sur une chaîne très suivie. Après le livre Comme psy comme ça (2018), après la bande dessinée Drosophilia (2020), elle rassemble à nouveau son propos dans un ouvrage suivi : Êtes-vous bien sûr d’être normal ?

Emmanuelle Laurent/Mardi Noir part du constat que nous vivons dans une période de mutation dont les normes changent. Sur Twitter, chacun peut revendiquer le genre de son choix ou décider de parler de soi en faisant fluctuer les pronoms. En matière d’acceptabilité des mœurs, le curseur s’est déplacé. « Être maté » par un homme est maintenant une agression. Les adeptes du polyamour revendiquent que l’extension de l’amour et du désir à plusieurs hommes et femmes soit considérée comme « normale ». De son côté, Mardi Noir indique que la psychanalyse lui a permis de rechercher un sens aux jouissances qui étaient les siennes et qui s’écartaient le plus souvent des nouvelles normes de la société.

« Je ne choisis pas comment je jouis »

Mardi Noir observe ces déplacements en s’efforçant de ne pas les juger. Elle s’en tient à un repère : son corps et ce qu’il ressent. « Je pense et me représente des évènements à partir de ce que ressent mon corps », explique-t-elle chapitre 2 (« L’inhumaine dérégulation »). Jusque-là, la position de Mardi Noir peut paraitre consensuelle, et en tout cas peu sujette à discussion. L’auteur bouscule davantage quand elle écrit : « Les tentatives de changer de normes sont intéressantes, en matière de genre, de rapports hommes-femmes. Je les soutiens. Mais je ne me dupe pas. Le sexuel, ça échappe. Je peux le prendre par tous les bouts, le circonscrire, il me sautera toujours à la figure. J’ai de la violence en moi. J’adore les rapports de force. D’où ça vient ? Peu importe. Changer le monde, pourquoi pas ? En attendant, je ne choisis pas comment je jouis »   . Le succès de la chaîne Youtube de Mardi Noir tient sans doute à ce parti pris d’écarter toute velléité de généralisation, y compris celles qui se lovent derrière des idées reconnues comme ouvertes ou progressistes. Mardi Noir rencontre son public en affichant sa résistance individuelle.

De chapitre en chapitre, l’ouvrage permet de reconstituer un itinéraire. La prise de conscience de la relativité des normes sexuelles de Mardi Noir a commencé avec un cours sur l’homosexualité dans l’Antiquité prodigué à la faculté de psychologie. Mardi Noir avait alors découvert que sa propre hétérosexualité, tout comme sa qualité de femme, étaient « le résultat d’une construction ». Elle s’en était trouvée ébranlée. Dix ans plus tard, l’obsession identitaire a imposé une pensée de l’inclusion qui déplace le sens des revendications des uns et des autres : « La demande actuelle n’est pas que la société tolère les divergences, mais que celles-ci deviennent la nouvelle norme »   . Face à cela, Mardi Noir constate que ses propres fantasmes (« Jeune femme fofolle cherche jeune homme rangé »), son mode de vie, sont à l’opposé de l’idéal féministe. La conclusion qu’elle en tire se formule en deux temps : maugréer contre la nécessité où elle se trouve d’avoir à choisir son destin de femme, et se dire que tout compte fait, devoir suivre les normes précédentes n’aurait peut-être pas été plus simple.

Entre sérieux et autodérision

Tout le propos tient à cette façon de renvoyer dos à dos les normes, sans les niveler – en admettant l’intérêt collectif des changements en cours, mais en constatant ce qu’ils laissent échapper. Pour sa part, Mardi Noir ne peut s’y conformer pleinement. Les chapitres de réflexion alternent avec neuf portraits qui dessinent en creux un autoportrait. Mardi Noir doit bien admettre la jouissance qu’elle a trouvée pendant deux années à être sous emprise (deux ans mais pas plus, la jouissance aussi peut rencontrer des limites). Elle doit reconnaître également que son excitation dans les rencontres sur Internet s’est très vite émoussée quand cette pratique s’est banalisée et qu’elle a perdu sa dimension transgressive. Autant de manifestations du « sexuel » qu’elle restitue de manière particulièrement incarnée.

Mardi Noir interroge le renouvellement des normes dans un style jamais politiquement correct, parfois familier – certains diront vulgaire –, mais toujours de plain-pied avec sa société. Le sérieux du propos coexiste avec une autodérision qui affleure presque à chaque page. C’est à ce prix que Mardi Noir met en scène le décalage entre ce qui aurait pu être ses convictions et la réalité de fantasmes qu’elle n’assume pas pleinement, mais qui s’imposent à elle. C’est sa contradiction interne qu’elle laisse entendre sous ce style. Reste à savoir si cette contradiction peut être assimilée à ce que l’auteur met en avant comme une « division subjective ». La « division subjective » est l’écart dont chacun fait l’expérience quand il parle entre ce qu’il dit et ce qui lui échappe. Sur la chaîne Youtube de Mardi Noir, l’autodérision se donne à voir sous de multiples formes. Les posts exhibent le mal-être, la défaite du visage nu, le geste du maquillage. Ce qui se déroule dans les coulisses est mis en pleine lumière. Les frontières entre l’intérieur et l’extérieur sont effacées. Dans Êtes-vous bien sûr d’être normal ?, l’auto-dérision est moins tapageuse, mais elle n’en irrigue pas moins l’ensemble du propos.

Une psychanalyse hors normes

Contre cette tendance à l’autodérision, deux repères maintiennent Mardi Noir hors de l’eau : la psychanalyse et le langage. A rebours de la santé mentale et du développement personnel, la psychanalyse offre la possibilité de faire parler son ambivalence : le travail analytique vise à chercher le sens du symptôme, il ne cherche ni à le corriger ni à en faire une nouvelle norme. « Elle est hors norme » écrit Mardi Noir à propos de la psychanalyse. Silence est fait ici sur une certaine tendance de cette discipline à constituer une autre idéologie normative. La psychanalyse est promue en ce qu’elle conçoit l’homme à partir de sa division – que Mardi Noir oppose à l’obsession de l’inclusion qui caractérise notre société. Le deuxième repère de l’auteur est une norme – une seule – que Mardi Noir reconnaît : celle du langage qui constitue un espace commun pour autant que ses règles sont admises. Mêmes les jeunes non binaires qui tentent de faire prévaloir leurs revendications identitaires sur les règles du langage finissent par s’y soumettre.

Le propos d’Emmanuelle Laurent/Mardi Noir réveille de manière particulièrement bienvenue l’esprit de la psychanalyse. Elle utilise son histoire pour incarner la distance qu’elle prend avec le nouveau régime des normes et pousse très loin l’exercice qui consiste à décrire « d’où elle parle ». Le propos y gagne certainement en puissance de conviction, davantage en tout cas que dans ses posts sur Youtube. Mardi Noir parvient à faire entendre la cohérence et les nuances du propos en rassemblant ses réflexions et portraits. Le discours interroge les normes de manière toujours balancée et l’ouvrage se conclut par une réflexion pesée : « La psychanalyse ne promet pas de devenir normal, elle n’encourage pas à être marginal ». L’ouvrage était sans doute nécessaire de la part d’une femme jeune – et le style se veut être un marqueur de cette jeunesse justement.

Un style à assumer – ou pas

En effet si l’ouvrage est décousu, les idées loin d’être toujours formulées clairement et la langue parfois bancale, il faut sans doute y voir le choix d'assumer un certain style, à rebours d'une certaine norme d'expression. Une des questions centrales de Mardi Noir est de savoir ce que – parmi ses propres approximations – elle veut bien assumer. C’est par cette interrogation qu’elle introduit l’ouvrage : « ces "dérives" [mon pétage de plomb à la caisse], dois-je les traiter comme des pathologies ou les accepter comme faisant partie de mon être ? » La question mérite d'être étendue à tous les écarts de son écriture. Le style de Mardi Noir peut sans doute être défendu. La littérature admet depuis longtemps l’hybridation dans l’écriture, mais les essais contemporains ne brillent pas souvent par cette qualité, encore moins en psychanalyse. Le renouvellement de ton était bienvenu, à défaut d’être pleinement convaincant.

Que fait Mardi Noir quand elle affiche le décalage entre ce qu’elle assume de ce qu’elle est et ce qui lui échappe ? Que fait-elle quand elle multiplie les marques d’autodérision ? Si l’on doit reconnaître que la découverte de l’inconscient était un coup porté au narcissisme et qu’elle rendait vaine les prétentions à se connaître, elle n’en a jamais été pour autant une invitation à se présenter sous un jour prosaïque ou peu flatteur. Manière d’assumer une jouissance dont on connaît les ambiguïtés mais qu’on n’a pas choisie ? Peut-être, mais à condition de ne pas confondre l’auto-dérision avec cette fameuse division subjective que nous connaissons en tant qu’êtres parlants.