Si l’école publique est le creuset de la culture partagée, à quelle culture commune une démocratie sociale et écologique doit-elle faire accéder les jeunes générations ?

Cet ouvrage aurait aussi bien pu avoir pour titre : « repolitiser la question de l’école ». Car si l’école est en permanence soumise à des critiques « politiques » – après chaque fait divers, et plus encore en temps de campagne électorale – la fonction politique profonde de l’école est rarement interrogée par les propos suscités par les violences de l’actualité. D’après le sociologue Christian Laval et le psychologue de l’éducation Francis Vergne, ces critiques « politiques » superficielles équivalent même à une véritable dépolitisation, puisque l’école, jamais interrogée, est toujours déjà l’objet d’une technicisation des problèmes et de réponses qui renvoient à des solutions toutes prêtes.

Dans leur nouvel ouvrage, Éducation démocratique, qui fait suite à un précédent ouvrage collectif consacré à La nouvelle école capitaliste (2011, La Découverte), ils proposent ainsi de reformuler les questions qui se posent à l’école de la République, puis de lier à ces questions les véritables enjeux politiques de l’école du XXIe siècle.

Partant d’ailleurs de l’idée selon laquelle l’un des effets les plus terrifiants des sociétés dominées par le capitalisme est la démoralisation et la déresponsabilisation des individus à l’égard de la vie collective et de ses obligations, ils ont d’autant plus de raisons de reprendre et rectifier les discours communs sur l’école – sur la violence à l’école, le harcèlement, l’indiscipline et l’incivilité – que ces phénomènes, dont on ne peut nier l’existence, sont constamment renvoyés à des comportements individuels ou à des défauts des « familles à problèmes ». Cette interprétation courante est en fait une manière d’ignorer la question de l’école, en la réduisant à l’élaboration de mesures punitives ou de contraintes disciplinaires.

Comment, alors, s’aventurer dans cette forêt de discours qui recouvre l’école, que se soit pour valoriser le souvenir nostalgique de l’école républicaine de jadis en modèle absolu, ou pour vouer l’école à prendre le modèle de l’entreprise sous rhétorique managériale ? Comment poser à nouveau frais le problème de la portée démocratique de l’institution scolaire ?

Ces questions engendrent leurs propres difficultés, puisque l’éducation scolaire démocratique reste prise dans des considérations déduites des conceptions méritocratiques de la justice sociale. Elles ne cessent de faire l’objet de réponses banales en termes de progressisme scolaire, celui qui a certes favorisé l’une des grandes mutations historiques de nos sociétés, mais qui se trouve enfermé dans de nombreuses difficultés de nos jours. Ainsi a-t-on laissé croire trop longtemps que l’école pourrait changer la société à elle-seule et à partir de son organisation historique.

Des discours « politiques » à la politisation

Dans une note de l’introduction de l’ouvrage, les auteurs affirment ne pas mésestimer l’importance des discussions spécifiques sur les « méthodes » pédagogiques. Mais ils ajoutent à cette affirmation l’idée selon laquelle l’importance de toutes ces thématiques mériterait de mobiliser la profession dans l’examen des pratiques et de leurs effets, et non de se limiter à quelques cénacles d’experts. Nul besoin de donner des détails sur ce plan. Chacun reconnaît dans ce propos le refus de ces innombrables dossiers de « réforme » de l’école, simplifiant les problèmes ou réagissant seulement à telle ou telle difficulté.

Il est possible d’ajouter, soulignent les auteurs, que l’on pourrait faire de la transformation de l’école un problème à discuter avec et devant toutes les citoyennes et tous les citoyens. Ce serait là un moyen de nous extraire des discussions à courte vue sur les résultats scolaires ou sur les systèmes de notation. Ce qui revient bien à souligner que pour changer réellement la société, il ne suffit ni d’organiser des colloques d’experts, ni d’introduire des modifications dans une seule institution. Il faut avoir réfléchi à ce qu’est l’éducation pour la démocratie, ainsi qu’à ce qu’est une institution crédible ou portée par tous les citoyens.

L’individualité démocratique

Le point central de cette affaire – que veut-on de l’école ? – relève bien d’un choix politique, un choix dont la propriété est double : pédagogique et politique. D’ailleurs dans une perspective qui est celle de tous les philosophes qui portent un regard sur l’éducation, et ne séparent pas la description de la société future de celle de la pédagogie souhaitable. Cette propriété, pour nos auteurs, est ancrée dans la démarche du philosophe américain John Dewey. Ils précisent même que nous lui devrions l’une des tentatives « les plus audacieuses et les plus systématiques » pour penser ensemble démocratie et éducation.

Sous cette égide, il est clair alors que pour suivre le propos, il faut accepter l’idée selon laquelle la démocratie est une forme de vie sociale caractérisée par l’exercice actif de l’intelligence sociale et la participation du public aux affaires générales de la société. De plus, ajoutent les auteurs, la démocratie relève de ce que le philosophe Cornelius Castoriadis appelle le principe de l’autogouvernement, principe qu’ils étendent aux institutions territoriales et productives, ainsi qu’à toutes les activités collectives.

Aussi sommes-nous renvoyés au propos précédent. L’éducation commune, scolaire et universitaire, n’est pas une simple affaire de programmes ou d’heures d’enseignement. Elle suppose d’emblée la part des citoyennes et des citoyens, ainsi qu’un parti pris : la capacité des citoyens à réfléchir aux institutions désirables ; leur pouvoir collectif de les changer en déployant leur pouvoir instituant.

Un bien commun

L’éducation rentrerait-elle donc dans le cadre des « biens communs » ? Entendons alors que ces « biens communs » se définissent d’abord comme des institutions qui s’opposent à la conception propriétaire dominante des domaines d’activité collectifs. Dire que l’éducation est un bien commun, c’est dire qu’elle est « inappropriable » : qu’aucun individu, aucun groupe, aucun État ne peut s’en dire ou s’en faire le propriétaire. Elle est à tous, par principe. La connaissance qui la traverse, simultanément, est commune, elle ne doit être ni réservée à une élite, ni faire l’objet d’une forme d’enclosure par l’argent ou par le lieu de résidence.

Mais, précisent les auteurs à juste titre, pour que l’éducation soit rangée au nombre des « biens communs », il faut qu’elle trouve sa consistance dans une institution aux caractéristiques particulières, et qu’elle soit conçue elle-même comme un « commun », qui ne se résorberait pas dans la culture d’un groupe. Et ils ajoutent encore : qu’elle soit un espace institutionnel à la fois autogouverné par les coparticipants à l’activité éducative et régi par le droit d’usage exercé par une collectivité sur les ressources éducatives.

Bien sûr, les auteurs n’ignorent ni l’histoire de l’éducation collective ainsi conçue, ni celle de l’asymétrie qui gouverne l’institution actuellement. Mais « pour quelle raison l’éducation devrait-elle être éternellement fixée à un certain état des institutions politiques » ? En l’occurrence, un état construit au XIXème siècle et organisé autour de l’asymétrie définie par le sociologue et pédagogue Émile Durkheim : « L’éducation est l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encore mûres pour la vie sociale ». Dans la même optique, ils font allusion à la sociologie courante qui se contente d’observer cette asymétrie et de lui opposer des mécanismes de correction. Ils ne veulent pas s’en tenir à ces simplifications. Ils souhaitent proposer des pistes de transformation dont la particularité est de valoriser l’expérience de l’autonomie individuelle et de l’autogouvernement collectif. Castoriadis le martelait : « Tout processus d’éducation qui ne vise pas à développer au maximum l’activité propre des élèves est mauvais ».

Quelle société ?

Les auteurs travaillent ainsi au renouvellement du fondement possible d’une institution d’éducation nationale. Ils prennent le problème non pas en techniciens, mais en philosophes. Ils dessinent d’abord la société souhaitable (démocratique, sociale et écologique) et par rapport à elle, l’éducation envisageable. Ce serait donc une société dans laquelle la production de la connaissance serait libre, l’éducation universelle, et l’autoformation au centre de l’institution. L’éducation aurait alors pour fonction de former les individus créatifs et coopératifs en mesure de mettre en commun les savoirs, de transmettre ce qu’ils savent, de prendre soin des autres et des milieux de vie, et de produire eux-mêmes des connaissances.

C’est de ce parcours indispensable autour des fondements sociaux envisagés que se déduit le contenu de l’éducation démocratique appelée de leurs vœux par les auteurs. On comprend alors fort bien que le premier engagement d’une telle « école » soit la « liberté de pensée ». Ce premier principe est suivi d’un second : la recherche de l’égalité dans l’accès à la culture et à la connaissance. Le troisième principe déployé dans l’ouvrage est celui-ci : mettre en œuvre une culture commune. Et les deux derniers principes sont : une pédagogie instituante et l’autogouvernement des institutions du savoir.

Les développements liés à ces cinq principes sont éclairants et le lecteur ou la lectrice les découvrira par lui-même. Ils concernent bien sûr la laïcité (qui implique l’étude objective des religions comprises comme faits historiques et sociaux), le principe de raison (qui ne recoupe pas celui d’un universalisme abstrait récusable), l’enseignement de la réflexion politique (non des dogmes des partis), la publicité des débats et l’émancipation.

Une culture commune pour la démocratie

C’est sans doute le point qui mérite le plus de discussions, avec les développements du chapitre portant sur la pédagogie instituante. En admettant que les principes énumérés ci-dessus sont acquis, il reste en effet à savoir comme faire surgir des conduites de coopération plutôt que des conduites de compétition dans l’école, des rapports de solidarité et des attitudes de responsabilité collective plutôt que la recherche du seul succès individuel.

On comprend que l’enjeu, à ce niveau, est l’autonomie individuelle et la participation collective à la délibération, sans soumission au pouvoir d’un maître ou à une hiérarchie administrative. Peut-être eût-il fallu d’ailleurs revenir sur un débat ancien mais dont on ne peut se départir, celui de la différence entre le pouvoir et l’autorité du maître. En évoquant la possibilité de pédagogies sociales, c’est bien la dissolution du pouvoir qui est en jeu, mais pas nécessairement celle de l’autorité, cette dernière n’excluant absolument pas le développement de la responsabilité envers le groupe et au-delà envers la société, dans l’esprit de la réciprocité. Une pédagogie ordonnée à une telle finalité démocratique, pourrait, en tout cas, être appelée une pédagogie instituante, au demeurant dans le cadre des acquis des droits culturels.

Enfin, les auteurs n’ignorent pas la difficulté d’entendre leur propos dans une société dans laquelle la politique est mal vue et où la démocratie représentative est en crise. Malgré tout, il leur fallait répéter aussi que la scolarisation des sociétés par l’État a eu des effets à la fois considérables et contradictoires. Elle a unifié culturellement des nations entières. Elle a répondu à une aspiration légitime aux savoirs. Pourtant, les institutions en question sont demeurées soumises aux fonctions d’État et à une certaine machine bureaucratique. Le service public de l’éducation, mais on pourrait en dire autant du service public de la culture, ne cesse pas, par miracle, d’être le gouverné par une administration centralisée et hiérarchisée.

Au-delà de l’ouvrage proprement dit, la question demeure de savoir par quels biais et moyens obtenir cette transformation.