La transformation de notre modèle économique et social dans un sens néolibéral s'est accélérée ces dernières années, aggravant la crise politique liée à l'absence d'un soutien majoritaire pour cela.
Bruno Amable, professeur d’économie politique à l’université de Genève, vient de faire paraître, après L’illusion du bloc bourgeois en 2017, La résistible ascension du néolibéralisme (La Découverte, 2021). Celui-ci concluait un ouvrage précédent où il distinguait différents modèles de capitalisme, Les cinq capitalismes (Seuil, 2005), par un examen de la trajectoire que lui semblait devoir suivre le « modèle européen continental » vers un capitalisme (encore) régulé. Dans la mesure où le modèle fondé sur le marché se heurtait, expliquait-il, dans un certain nombre des pays considérés (les membres de l’OCDE), à de fortes résistances, cela pour des raisons à la fois structurelles et politiques. C’est d’une certaine manière à la remise en cause de cette hypothèse, tout au moins dans le cas de la France, qu’il consacre ce nouveau livre, montrant comment le modèle néolibéral aura finalement été acclimaté en France, au cours des quarante dernières années, en triomphant des obstacles et des oppositions qu’il avait pu rencontrer. Jusqu’au point de non-retour qu’aura peut-être représenté l’élection, qui aurait paru parfaitement improbable quelques années plus tôt, d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, même si tout n’est peut-être pas joué.
Bruno Amable a aimablement accepté de répondre à quelques questions pour présenter son livre pour nos lecteurs.
Nonfiction : Vous venez de publier La résistible ascension du néolibéralisme, qui est la traduction d’un livre paru en anglais en 2017, mais que vous avez actualisé pour l’occasion. Ce livre fait suite à L’illusion du bloc bourgeois que vous avez écrit avec Stefano Palombarini, dont la version actualisée date, elle, de 2018. Les deux livres se recoupent partiellement… Peut-être, pourriez-vous indiquer pour commencer ce que l’on trouve dans celui-ci que l’on ne trouvait pas dans le précédent ?
Bruno Amable : La résistible ascension du néolibéralisme est la version traduite et augmentée d’un chapitre d’un livre paru chez Oxford University Press qui avait été écrit avant L’illusion du bloc bourgeois. Là où ce dernier livre se concentre sur l’aspect socio-politique des évolutions que la France a connues au cours des dernières décennies, La résistible ascension aborde de façon plus complète l’aspect économique en lien avec les changements idéologiques et politiques. D’une certaine manière, La résistible ascension est la suite des Cinq capitalismes paru en 2005, qui se concluait sur les transformations des différents modèles de capitalisme, en particulier en Europe.
Une succession d’inflexions des politiques et de réformes structurelles, montrez-vous, ont contribué à instaurer en France, depuis le milieu des années 1970, un modèle de capitalisme néolibéral. Si le résultat n’a pas été vraiment probant, comme on peut le constater, cela ne semble pas avoir inquiété outre mesure les gouvernements, qu’ils soient de droite ou de gauche, qui, avec une belle unité, ont voulu le mettre en œuvre. Leur conversion au néolibéralisme vient de loin, et a été préparé, expliquez-vous, en ce qui concerne la France, par un modernisme d’un type particulier (même si l’on peut imaginer que d’autres pays aient connu des mouvements comparables). Peut-être pourriez-vous expliciter ce point ?
Le modernisme est différent du néolibéralisme mais possède des points communs qui, au cours du temps, sont devenus les points dominants de ce programme : le refus du laisser-faire, l’affirmation d’un rôle positif de l’Etat pour une économie concurrentielle, une méfiance à l’égard de la politique ou de l’exercice de la souveraineté populaire, un certain élitisme, etc. Alors que dans l’après-guerre le modernisme avait un aspect de progrès social, il est peu à peu devenu, dans son application pratique en France, une variante locale du néolibéralisme car les éléments communs avec ce dernier courant sont ceux qui se sont affirmés alors que les autres régressaient. Le modernisme de la période gaulliste, par exemple, avait une base sociale au sein de laquelle existaient des tensions voire des contradictions. L’exacerbation de ces tensions a facilité la recherche d’une nouvelle base sociale pour un programme qui était plus favorable aux aspects néolibéraux du modernisme.
Ces gouvernants n’en ont pas moins été alors confrontés dans cette voie, montrez-vous, à une même difficulté d’obtenir pour cela un soutien suffisant de la part de leurs électeurs. Ce qui, sans l’empêcher, a tout de même ralenti le rythme de la transformation de notre modèle économique, hérité de la Libération et des Trente Glorieuses. La résolution de cette contradiction a finalement semblé trouver une voie possible avec la constitution (pour partie imaginaire) de ce qu’avec Stefano Palombarini vous avez alors appelé le bloc bourgeois, autrement dit d’un bloc social dominant susceptible de soutenir la transformation définitive de notre modèle économique et social en un sens néolibéral. Pourquoi cette voie est-elle en partie illusoire ? Et qu’elles seraient sinon les conditions requises pour la mener jusqu’au bout, en s’appuyant peut-être de l’expérience du dernier quinquennat ?
Une partie de l’illusion est celle des groupes sociaux venus des blocs de droite et de gauche et qui espèrent des réponses à toutes leurs attentes alors que le compromis trouvé ne pourra pas leur donner entièrement satisfaction. C’est l’illusion qu’on peut mener une transformation radicale du modèle social en menant une politique soi-disant « centriste ». C’est la nouveauté de la stratégie s’appuyant sur le bloc bourgeois qui fait que le compromis politique qui permet la constitution de ce bloc n’est pas tout à fait bien perçu par les groupes faisant partie du bloc. Mais la principale illusion est celle qui consiste à penser que le bloc bourgeois peut à lui seul servir de base stable à une transformation néolibérale du modèle socio-économique français. Le bloc bourgeois est relativement étroit et la poursuite de la transformation appelle un élargissement du bloc vers des groupes sociaux qui étaient auparavant agrégés au bloc de droite. C’est pourquoi le bloc bourgeois se transforme peu à peu en une sorte de bloc de droite embourgeoisé tout en conservant l’appui plus ou moins enthousiaste des groupes sociaux aisés de l’ancien bloc de gauche. Cela explique le glissement à droite de la politique menée sous le quinquennat Macron. La stratégie néolibérale ne peut perdurer qu’en cherchant un soutien social plus à droite.
Mais les stratégies alternatives de transformation économique et sociale, montrez-vous, se heurtent aux mêmes difficultés pour réunir une base sociale suffisante. La transformation socialiste-écologique en particulier, alors même qu’elle pourrait apparaître portée par l’urgence écologique ou la prise de conscience des effets de la montée des inégalités et de l’instabilité financière, voire l’autoritarisme croissant, semble incapable de remplir cette condition. Le cas est-il alors désespéré ?
Peut-être pas car le bloc bourgeois, même si c’est un bloc bourgeois étendu, n’est pas si large que cela et la stratégie politique qui l’a agrégé ne s’est imposée que de fraîche date. Le processus de transformation néolibérale du modèle socio-économique français abrite des contradictions qui, en se développant, devraient contribuer à fragiliser le bloc : les inégalités croissantes ; les tensions entre les tendances conservatrices voire réactionnaires de certaines composantes du bloc et les aspirations d’autres groupes sociaux de ce bloc, etc. Mais la mise au point d’une stratégie politique alternative pour la construction d’un autre bloc social dominant se heurte à la force d’inertie des groupes sociaux des anciens blocs de gauche et de droite. Les stratégies qui, par exemple, visent à reconstituer le bloc de gauche avec des politiques néolibérales soi-disant à visage humain sont très certainement vouées à l’échec et, c’est pire, empêchent la mise en œuvre de stratégies véritablement d’avenir. Le problème est aussi que, même dépassé et incapable de faire face au défis contemporains que vous mentionnez, le néolibéralisme reste hégémonique. C’est cette hégémonie qu’il faudra vaincre pour pouvoir concrétiser la fin du néolibéralisme.