Le troisième et dernier volet de « l’autobiographie en mouvement » de l’autrice britannique : les inventaires enchanteurs d’une féministe de 60 ans.

Lauréate du prix Femina étranger 2020 pour Ce que je ne veux pas savoir et Le Coût de la vie, les deux premiers volets de sa trilogie autobiographique qu’elle nomme « living autobiography », Deborah Levy, née en Afrique du Sud en 1959, et arrivée en Angleterre à neuf ans, se livre dans cet État des lieux à un inventaire de ses biens, réels ou imaginaires, et interroge avec humour et acidité le sens de la propriété et de la féminité.

 

Récits de voyages et anecdotes

Alors que sa fille cadette s’apprête à quitter le nid (l’appartement brinquebalant de l’autrice à Londres, où elle s’est installée après son divorce à la suite duquel elle quitté la grande maison où elle vivait avec son mari), Deborah Levy nous emmène aux quatre coins du monde, de New York aux îles Saroniques en passant par Mumbai, Paris ou Berlin. Elle mêle le passé et le présent, l’intime et le politique, la philosophie et l’histoire littéraire, dans un texte qui séduit par ses saillies humoristiques et son immense liberté. Elle dénonce le patriarcat et imagine la maison de ses rêves : « une vieille demeure majestueuse avec un grenadier dans le jardin ».

En Inde, elle découvre la glace à la goyave ; c’est pourquoi elle demande à ses filles une sorbetière pour son soixantième anniversaire. Elle se rend compte également qu’elle est « Indeuillée » quand elle cherche sur son ordinateur un vol qui quitterait « MOMBAI », sans pouvoir le trouver :

« En regardant l’écran, je me suis aperçue que j’avais tapé MOMBAI. En Afrique du Sud, où je suis née, mum, maman, s’écrit mom, et c’est comme ça que j’ai toujours appelé ma mère.

Mombai. Mombye. Bye, Mom. Je n’acceptais pas sa mort.

Ma mère à Mumbai m’est apparue sous la forme d’un visage dans le ciel. Son visage était un nuage et j’ai dit : « Salut, maman. Comment ça va ? Où es-tu ? »

 

Un livre nourri de littérature

Deborah Levy convoque Perec et ses listes obsessionnelles de L’Infra-ordinaire, « admirative de cette façon qu’il avait d’exploiter sa dépression latente ». Elle cite Marguerite Duras et Céline Sciamma. À propos de The Man Who Saw Everything, le roman qu’elle écrit dans un appartement de Montmartre, elle cite Rilke : « Travailler, c’est vivre sans mourir », et poursuit ainsi :

« J’étais en train de créer un personnage masculin qui tentait littéralement de trouver les moyens de vivre sans mourir. Il manquait de temps. Des fantômes, historiques et intimes, interféraient dans ce qui restait de sa vie. Lui-même serait réduit à l’état de fantôme trois secondes après la dernière phrase du livre. Moi aussi, j’avais des fantômes tapis dans les ombres de ma vie : l’enfance, l’Afrique, l’amour, la solitude, le vieillissement, ma mère et toutes mes propriétés rêvées dans mon portefeuille de propriétés. »

Elle se rend au cimetière Montparnasse sur la tombe de Simone de Beauvoir, et le lecteur voit sa pensée se former, par association d’idées, dans le flux de sa conscience : « En regardant Sartre et Beauvoir cohabiter dans leur tombe sous les baisers, j’ai pensé à Louisa May Alcott, autrice, féministe et abolitionniste. Dans son roman le plus célèbre, Les Quatre Filles du docteur March, la jeune écrivaine Jo March épouse un vieux professeur émigré allemand, mais, comme Beauvoir, Alcott ne s’est jamais mariée. “Pour beaucoup d’entre nous, la liberté est un bien meilleur époux que l’amour”, a-t-elle écrit dans ses journaux intimes. Il me semble qu’un écrivain fantôme est toujours à l’œuvre dans un journal intime. »

Ce livre qui tisse savamment des fragments hétéroclites et savoureux, et qui se lit comme un hymne féministe au plaisir de vivre et de sentir librement, se termine sur une apothéose de liberté et de détachement qu’il faut saluer dans ce monde où l’on voudrait formater jusqu’au bonheur.