L'exploration du sentiment et de la conscience du patrimoine au cours d'une longue et non systématique promenade.

Patrice Béghain co-auteur, avec Michel Kneubühler, du très érudit et imposant Dictionnaire historique du patrimoine, est agrégé de lettres classiques. Il a abandonné l’enseignement en 1983 pour devenir directeur régional des affaires culturelles dans trois régions, Franche-Comté, Midi-Pyrénées et Rhône-Alpes. Il a ensuite été nommé délégué général de la FEMIS de 1996à 1998, et de 2000 à 2001. Catherine Tasca, ministre de la Culture et de la Communication, lui a demandé de devenir son conseiller technique. Après avoir quitté les bureaux de la rue de Valois, il a occupé de 2001 à 2008 la fonction d’adjoint à la Culture et du patrimoine de la Ville de Lyon, et de conseiller de la Communauté urbaine de Lyon.

Il est l’auteur de plusieurs ouvrages qui tous révèlent sa vaste érudition et son goût pour l’histoire du patrimoine. Patrice Beghain a publié en 1998 aux Presses de Sciences Po Le Patrimoine : culture et lien social, réédité en 2012, dans une version augmentée, sous le titre Patrimoine, politique et société. Il est l’un des auteurs du Dictionnaire historique de Lyon, paru en 2009 aux éditions Stéphane Bachès, où il a publié, en 2011, Une Histoire de la peinture à Lyon. En 2014, il fait paraître avec Gérard Bruyère, une monographie du peintre lyonnais du 19e siècle, Fleury Richard, aux éditions EMCC, et, en 2015, avec Michel Kneubühler, chez Fage éditions, La Perte et la mémoire. Vandalisme, sentiment et conscience du patrimoine à Lyon. Il est l’auteur d’une anthologie de la poésie à Lyon au XXe siècle, publiée, en 2017, à La Passe du Vent.

Ce dictionnaire, publié chez Fage, éditeur lyonnais, se présente comme un gros volume de 1024 pages comprenant 242 notices très fouillées, accompagnées d’une importante bibliographie. Son but ? Explorer le sentiment, au cours d’une longue et non systématique promenade, et la conscience du patrimoine.

 

Nonfiction : Quelle est l’origine de ce livre, et comment s’est opérée la sélection entre les noms qui y figurent et ceux qui n’y figurent pas ?

Patrice Béghain : Ce dictionnaire du patrimoine n’a pas l’ambition d’être exhaustif, mais significatif. On y trouve un nombre restreint de personnages et de sites. Cependant, il y a des milliers de noms. Aucun éditeur n’aurait accepté un livre qui excédait 1000 pages. Il s’agissait de proposer sous la forme libre d’un dictionnaire, c’est-à-dire à lire, comme l’écrivait Montaigne dans le deuxième livre des Essais à propos de Virgile : « j’ayme l’alleure poétique à sauts et à gambades ». Il s’agit d’une espèce de parcours de la notion de patrimoine à travers les siècles et à travers un certain nombre de pays.

Vous ne vous êtes pas limité à la France ?

Non. Le noyau dur est évidemment la France, mais le patrimoine est une notion universelle qui dépasse les frontières nationales. L’Italie joue un rôle majeur, mais nous avons aussi inclus l’Allemagne, la Grande-Bretagne. Nous ne nous sommes pas orientés vers le Japon et la Chine, faute de compétence. Nous avons choisi un certain nombre de personnalités, de monuments, de sites, d’institutions et d’événements qui nous paraissent exemplaires. Chaque notice est une étude de cas qui montre l’apport d’une personnalité, l’histoire d’un monument dans l’émergence de cette notion de patrimoine. Ce dictionnaire apporte des exemples de diverses manières et divers types d’incarnation de cette notion, et de quelle manière elle s’est développée.

Pourriez-vous être plus précis lorsque vous évoquez des personnalités et des lieux. De fait, comment les avez-vous choisis ? Pourquoi Notre-Dame de Paris et pas Bayeux ou Chartres ?

Notre-Dame de Paris est un monument emblématique sur les problèmes de la restauration avec l’intervention, au XIXe siècle, de Viollet-le-Duc, et du lien entre une nation et un patrimoine. Il suffit de considérer l’émotion qui s’est emparée du monde entier à la nouvelle de l’incendie de Notre-Dame pour prendre conscience de la résonnance de ce qu’on peut appeler, j’emprunte cette expression au sociologue originaire de Toulouse, Daniel Fabre, qui est mort (nous avons choisi d’évoquer que des personnages disparus), et a parlé « d’émotion patrimoniale ». La basilique de Saint-Denis figure dans notre dictionnaire parce qu’au XIXe siècle, elle est également un monument emblématique des problèmes de restauration. Basilique funéraire des rois de France, elle a été marquée en 1793 par un événement exceptionnel : l’exhumation des tombes royales, jetées à la fosse commune. Reims, cathédrale du sacre, mais aussi cathédrale meurtrie par la Première Guerre mondiale. Ces trois monuments sont à la fois inscrits dans une histoire nationale et en même temps représentatifs des problématiques du patrimoine, à la fois sur le plan technique : la restauration, et sur le plan politique, d’une certaine façon. Chartres, cathédrale sublime architecturalement, n’entretient pas ce lien profond avec l’histoire. Le phénomène patrimonial plonge ses racines dans l’histoire et entretient des rapports étroits avec la politique, le fait social.

Quels sites antiques avez-vous choisis ?

Nous avons retenu Nîmes parce que nous voyons comment un monument antique, après la chute de l’Empire romain, a d’abord été squatté par la population qui avait édifié des habitations dans les arènes, avec les dégradations que cela implique, mais avec une forme d’appropriation sociale. C’est un des premiers monuments sur lequel intervient l’État. Puisque François 1er au XVIe siècle, visitant Nîmes, se met en colère devant les magistrats de la ville en les accusant d’avoir laissé le théâtre antique dans cet état, et leur demande de commencer à le restaurer. La restauration a surtout été menée au XIXe siècle, avec les destructions qu’elle impliquait des constructions parasites : on isole le monument de son environnement pour le magnifier. Pour la même raison, nous nous sommes intéressés à Arles, autre grande ville antique de la Gaule romaine.

Mais aussi à la nécropole romaine des Alyscamps. Au Moyen Age, on croyait que c’était là que Roland et les preux de retour de Croisades contre les Sarrazins avaient été inhumés avec Charlemagne. Pourquoi pas Lyon ? Jusqu’au XXe siècle, on ne connaît pas de monuments antiques à Lyon, excepté les restes des aqueducs dans la campagne lyonnaise. Lyon a été longtemps une ville antique sans antiquités. Et ce n’est qu’au XXe siècle, avec les grandes fouilles qui commencent juste avant la Seconde Guerre mondiale sur l’initiative du maire Édouard Herriot, que les théâtres antiques vont être dégagés. Petit à petit, la ville qui, jusqu’alors, n’avait qu’une perception littéraire de son antiquité, se met à en avoir une perception matérielle.

Ces exemples montrent bien ce que nous avons voulu faire : le patrimoine a besoin de repères sensibles, il s’appuie sur des objets, et quand il n’y en a pas, il y a une espère de carence patrimoniale.

Avez-vous consacré une entrée sur les châteaux cathares ?

Non, nous n’y avons pas pensé, mais c’est une excellente idée. Mais qu’aurions nous dit sur les châteaux cathares ? Que les ruines actuelles du château de Montségur n’ont rien à voir avec les cathares. C’est une forteresse construite par le roi de France après la croisade contre les cathares pour contrôler la région. Nous aurions écrit qu’un monument qui n’a aucun lien avec les cathares est devenu une problématique des cathares. Nous n’aurions pas tant parlé des cathares, que du mythe cathare.

Et les maisons d’écrivains ?

Il y a aussi une notice sur les maisons des illustres, rédigée par mon co-auteur Michel Kneubühler. Il est intéressant de voir comment certains bâtiments sans grand intérêt esthétique, sont considérés comme un bien patrimonial. Elles se rattachent au souvenir de la présence d’un homme ou d’une femme célèbre.

Avez-vous consacré une notice aux très nombreuses communautés juives qui existaient en France pendant la période romaine et pendant le Haut Moyen Age ? Avez-vous écrit une notice sur Rachi, un des plus grands exégètes de la Thora (Rabbi Shlomo ben Itzhak Ha Tsarfati 1040-13 juillet 1105) qui était aussi poète, législateur et vigneron à Troyes ? Rachi fut le premier auteur qui écrivit en français tel qu’on le parlait en Champagne, au XIe siècle. Il a transcrit en lettres hébraïques les mots français, alors que les écrivains de son temps utilisaient le latin.

Avez-vous consacré une notice à la Maison Sublime, construite entre la fin du XIe siècle et la fin du 12e, en très belle pierre de Caumon ? Il s’agit de la grande Yeshiva découverte à Rouen en 1976 sous la cour d’honneur du Palais de Justice. Le professeur Norman Golb a publié sur le sujet un ouvrage intitulé Les Juifs de Rouen au Moyen Age, portrait d’une culture oubliée. Le petit-fils de Rachi de Troyes a justement enseigné dans cette importante académie rabbinique. Il y a dans la Maison Sublime une importante trace matérielle. Deux magnifiques édifices.

Non, nous n’avons pas écrit de notice sur Rachi et sur la Maison Sublime.

Comme c’est dommage. Rachi et la Maison Sublime ne sont-ils pas des éléments du patrimoine ? Rien sur la naissance de la kabbale à Narbonne ? Isaac l’Aveugle, premier véritable kabbaliste, y a vécu entre 1165 et 1235. Pourquoi cette absence des Juifs dans votre dictionnaire si docte, si érudit, par ailleurs ?

Il y a une notice sur la spoliation des biens juifs pendant la Guerre.

Mais vous parlez là, du XXe siècle.

Dans une réédition, nous corrigerons ce manque. Si nous avions consacré une notice à cette question, nous n’aurions pas eu comme entrée la kabbale ou Rachi, mais la Yeshiva de Rouen. C’est-à-dire les restes matériels.

Le quartier juif de Troyes et la synagogue sont des éléments matériels.

Nous n’avons pas parlé des communautés qui ont contribué à façonner la France. En revanche, mon co-auteur a écrit une notice sur le patrimoine de l’immigration. Il évoqué le Musée de l’Immigration, voulu par Jacques Chirac, inauguré par Jacques Toubon, mis en sommeil par Nicolas Sarkozy, et relancé par François Hollande. Voilà un témoignage intéressant dont le politique qui a toujours des relations extrêmement complexes avec le patrimoine, dans le but de l’instrumentaliser à son profit, ou au contraire à le nier à son profit, aborde la question du patrimoine.

Avez-vous consacré une notice au patrimoine immatériel culturel ?

Il y a une notice sur la diversité et la richesse du patrimoine gastronomique français.

Versailles ?

Oui, mais à partir de 1789. Avant, Versailles appartient à l’histoire de l’art et de l’architecture. Ce qui est intéressant est le moment où Versailles cesse d’être le siège du pouvoir politique. Que faire de Versailles ? Il est considéré comme un monument à entretenir, dans lequel il n’y a plus rien. Tout a été vendu aux enchères pendant la période révolutionnaire. Les meubles ont disparu, et on les rachète aujourd’hui à prix d’or dans les collections anglaises. Au XIXe siècle, Louis Philippe décide de réconcilier l’héritage républicain et l’héritage monarchique en y installant le Musée de l’Histoire de France. Puis, fin XIXe-début du XXe, nouvelle démarche. On remeuble le château, on refait de Versailles un palais. Avec ses différentes périodes. Tous les souverains, les présidents de la République vont utiliser Versailles de façon politique. Napoléon III y reçoit et, à partir de la Ve République, on voit de Gaulle, Pompidou, Mitterrand, y recevoir d’autres chefs d’État. Emmanuel Macron, peu après son élection, y accueille Poutine, sous prétexte d’inaugurer une exposition consacrée à Pierre Le Grand, qui avait visité Versailles et y avait puisé des idées pour Saint Pétersbourg. Il lui fait parcourir « la Galerie des batailles ». Il est intéressant de voir comment un édifice qui n’a plus sa fonction ancienne de palais royal, reste cependant emblématique de l’histoire nationale et sert à « épater la galerie ».

La notice sur Versailles est exemplaire de la démarche que nous avons voulu suivre.

Et le Louvre ?

C’est notre plus longue notice. Un cas très intéressant. Le Palais royal est déserté à partir du règne de Louis XIV, quand il va s’installer à Versailles. Il devient un lieu squatté par tout le monde : on y installe des ateliers d’artistes, on y loge des académies. Progressivement, la Révolution y crée un musée qui va devenir l’embryon du Musée du Louvre. Mais dès avant la Révolution, le comte d’Angiviller, contrôleur des Bâtiments de France, veut y loger les collections royales qui sont mal conservées à Versailles. Progressivement, jusqu’à la décision de François Mitterrand d’affecter tout le Louvre au Musée, en expulsant le ministère des Finances, et de construire la Pyramide, avec toute la polémique qui s’en est suivie, le Louvre devient un grand musée. Le Louvre est indissociable des Tuileries, sur lesquelles il y a aussi une notice. Le château des Tuileries avait été voulu par Catherine de Médicis au XVIe siècle, et va être la résidence de Louis XVI, quand il est ramené de Versailles. Sous les Bourbons, sous Louis Philippe, sous Napoléon III, le Louvre est un Palais Royal. Dans la nuit du 23 au 24 mai 1871, sur l’ordre de Jules Bergeret (1830-1905), un des chefs militaires de la Commune de Paris, le Palais des Tuileries est méthodiquement incendié. Il sera condamné à mort par contumace, et mourra en exil aux États-Unis. Pendant plusieurs années, on se demande que faire de ces ruines. On pourrait les relever, les murs sont en état de l’être. Finalement, l’Assemblée nationale et le Sénat décident de détruire les Tuileries.

Rimbaud avait écrit : « Cachez les palais morts dans des niches de planches !

Comment avez-vous abordé la Seconde Guerre mondiale ?

Mon co-auteur a rédigé une notice sur Varsovie, qui est un exemple tout à fait intéressant de reconstruction d’une ville, après que les nazis l’ont complètement détruite. La ville a été reconstruite en s’inspirant de plans anciens et des tableaux du Vénitien Bernard Bellotto (1722-1780). Un autre cas exemplaire que j’ai traité, est celui de la cathédrale luthérienne de Dresde, la Frauenkirsche, détruite par les bombes incendiaires, larguées par l’aviation anglo-américaine et qui, pendant longtemps, est restée à l’état de ruine sous le régime communiste, dans le but de témoigner de la sauvagerie des Anglais qui ont détruit une grande partie de la ville, et tué 35 000 civils. Régulièrement, la jeunesse protestante se réunissait dans les églises locales, qui étaient le fer de lance de la résistance au régime communiste. Après la chute du Mur de Berlin, on a reconstruit la Frauenkirsche, en utilisant les pierres calcinées, et en laissant cohabiter de façon symbolique des pierres noircies par le feu et des pierres neuves. Une cérémonie eut lieu à la fin des travaux, en présence de 30 000 personnes, parmi lesquelles une délégation du Royaume-Uni, conduite par le duc de Kent, cousin de la reine Élisabeth II.

C’est un monument exemplaire en matière de restauration, et qui devient exemplaire, dans la seconde moitié du XXe siècle, un enjeu politique, puisqu’en Allemagne, certains avaient demandé que la reine présente des excuses. Elle ne l’a évidemment pas fait.

Avez-vous introduit les camps d’extermination nazis dans votre dictionnaire ?

En élargissant la notion la notion de patrimoine dans diverses notices, nous avons évoqué le camp de Struthof, le camp des Mille, Auschwitz et le camp de Drancy. Nous avons introduit une notice sur Oradour-sur-Glane où les ruines sont entretenues. Le classement d’Oradour-sur-Glane, en tant que monument historique, est intervenu très rapidement, au lendemain de la guerre.

Avez-vous consacré une notice à la statuaire publique qui fait l’objet d’un débat aujourd’hui ?

On peut concevoir le démontage ou la destruction de statues dans un moment d’émotion populaire, comme un signe d’une rupture. Mais il faut garder ces éléments en expliquant que, par exemple, tel négociant anglais a fondé sa fortune sur la traite des esclaves. Nantes, comme Bordeaux, ont été de grandes villes de la traite négrière en France. Dans le Musée d’Aquitaine à Bordeaux, il y a toute une salle consacrée à la traite négrière. On ne peut pas résoudre les problèmes du passé en en faisant table rase. La destruction des statues est une perversion qu’il faut combattre. Mais la statuaire publique est particulièrement vulnérable. A Lyon, place Carnot, on voit se succéder les monuments, au fil des changements de régime, au XIXe siècle. On a fait la même chose place de la République, avec la statue de Sadi Carnot, assassiné en 1894 par l’anarchiste Caserio. On lui a érigé une grande statue, inaugurée en grande pompe. Elle a été démontée pour faire passer le métro, et elle croupit à présent dans un jardin de la préfecture, et tous les autres très beaux éléments ont été abandonnés au marbrier, qui effectué le déplacement de la statue.

Il existe un vandalisme politique et un vandalisme ordinaire. A l’occasion de grands travaux, on n’hésite pas à déplacer les statues, voire à les détruire.

Le tracé originel de la ville de Lyon est un tracé est-ouest, qui va de la Saône au Rhône, ou du Rhône à la Saône. Aujourd’hui, le tracé va du nord au sud. Parce qu’au XIXe siècle, les soyeux ont voulu aller directement de la Croix-Rousse où se trouvaient les ateliers des canuts, à la gare de Perrache le plus rapidement possible. C’est pour cette raison qu’on a percé la rue de la République, jadis rue Impériale, la rue du président Édouard Herriot, qui ont complètement brisé le tissu de la ville ancienne.

Avez-vous consacré une notice à André Malraux ?

Malraux, avec le ministre de l’Équipement Pierre Sudreau et du Premier ministre Michel Debré, a décidé la création des secteurs sauvegardés, qui constituent une innovation tout à fait intéressante parce qu’on passe de la conception du patrimoine centrée sur un monument à celle de ce dernier en tant qu’ensemble architectural. Le premier secteur sauvegardé a été le Vieux Lyon, sur la rive droite de la Saône.

Avez-vous consacré une notice sur les édifices religieux comme la grande mosquée de Paris et les synagogues, comme celle très ancienne, de la rue des Tournelles, dans le Marais ?

J’ai rédigé une notice intitulée « religion et patrimoine ». J’ai évoqué d’abord, les relations conflictuelles entre religion et patrimoine.

On voit, depuis une cinquantaine d’années, l’extension de la notion de patrimoine religieux qui, en France, était très centrée originellement, pour des raisons historiques évidentes sur le patrimoine chrétien, et qui a été étendue aux synagogues, aux temples protestants. Il y a même des temples bouddhistes qui sont protégés en France, au titre des monuments historiques. Il est intéressant de voir comment, dans une société plus respectueuse de la diversité, de son passé, la notion de patrimoine est étendue à d’autres cultes que le culte catholique.

Les synagogues de Carpentras et de Cavaillon ?

La synagogue de Carpentras est la première synagogue classée monument historique. Ces synagogues étaient protégées, car les juifs du Comtat Venaissin étaient « les juifs du pape ».

Vous parlez aussi des problématiques de restauration.

Le débat existe depuis le XIXe siècle. John Ruskin (1819-1900) dont le maître- mot est « l’intégrité », est partisan d’une restauration à minima, et même de laisser les vestiges à l’état de ruine. Dans Les Sept Lampes de l’architecture, il dénonce « les tromperies architecturales [...] la peinture des surfaces destinées à représenter un matériau autre que le matériau réel [...] l’utilisation de décorations moulées ou fabriquées de quelque sorte que ce soit. »

Dans La Lampe du souvenir, Ruskin s’en prend à la « restauration » :« Ce terme désigne la destruction la plus totale qu’un édifice puisse subir. [...] Ce qui constitue la vie de tout l’édifice, cet esprit qui ne lui est donné que par la main ou par l’œil de l’artisan, ne peut jamais être ravivé. [...] Ne parlons donc plus de restauration : il s’agit d’un Mensonge du début à la fin. »

A l’opposé, nous avons la conception de Viollet-le-Duc qui est une reconstitution complète, comme Pierrefonds, dans l’Oise, une ruine médiévale. En répondant au désir de Napoléon III et de l’impératrice Eugénie, Viollet-le-Duc a procédé à une reconstruction intégrale d’un château médiéval. Proust met dans la bouche de Charles Swann, cette répartie à Odette de Crécy, qui préfère aller visiter avec les Verdurin, le château de Pierrefonds, plutôt que, par exemple, la cathédrale de Beauvais :

« Penser qu’elle pourrait visiter de vrais monuments avec moi qui ai étudié l’architecture pendant dix ans [...] et qu’à la place elle va avec les dernières brutes s’extasier successivement devant les déjections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc ! Il me semble qu’il n’y a pas besoin d’être artiste pour cela et que, même sans flair particulièrement fin, on ne choisit pas d’aller villégiaturer dans des latrines pour être plus à portée de respirer des excréments. »

J’ai également écrit une notice sur la question des restitutions. Faut-il, par exemple, restituer les collections du Quai Branly ? La restitution à l’Afrique sub-saharienne de biens culturels déplacés à partir du XIXe siècle dans le contexte de la colonisation. La restitution de biens conservés dans des musées européens et américains, dans le contexte de la spoliation des biens juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai rédigé une notice spéciale intitulée « Spoliation des biens culturels juifs ».

Il s’agit de la saisie des biens juifs de toute nature dans le contexte de « l’aryanisation ». Les Allemands ont pillé les collections d’art et les bibliothèques constituées par des Juifs. Les œuvres étaient systématiquement saisies et transférées en Allemagne. Le Musée disparu du journaliste Hector Feliciano (1952) donne une nouvelle actualité, après un long silence, à la question de la restitution des biens culturels juifs spoliés.

La Statut des Juifs, les excluaient totalement de la société. En France, le pillage a été menée sous l’égide de l’ambassade d’Allemagne et de la Wehrmacht, puis de l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg et Hermann Goering (1893-1946) qui pillait pour constituer sa propre collection. Il confisquait des œuvres des objets d’art par centaines pour sa propriété de Carinhall, située à soixante kilomètres de Berlin. Selon Rose Valland, il a pillé « 10 Renoir, 10 Degas ; 2 Monet, 3 Sisley, 4 Cézanne, 5 Van Gogh, pour ne citer que les plus illustres. » Durant les semaines qui précèdent la Libération, Rose Valland transmet aux cheminots les renseignements permettant de localiser le train n°40044, stationné dans la gare d’Aulnay-sous-Bois, et empêcher son départ. Y sont entassés des tableaux de Cézanne, de Gauguin, Modigliani, Renoir, Dufy, Braque, Foujita, Degas, Toulouse-Lautrec ; Vlaminck, Utrillo, Picasso, Segonzac, Bonnard, Marie Laurencin.

Jacques Chirac, dans son discours du 16 juillet 1995, à l’occasion de l’anniversaire de la rafle du Vel’d’Hiv, a reconnu la responsabilité de la France durant la période du régime de Vichy dans la persécution des juifs.

Mais Feliciano écrit encore : « Jacques Chirac sait-il que le buste de madame de Pompadour dans le salon Pompadour de l’Élysée provient de ce fonds ? Et Alain Juppé que le Baiser de Rodin dans le jardin de Matignon en vient aussi ? »

Il restait dans les musées nationaux un grand nombre de tableaux sous la mention MNR (musées nationaux récupération) qui avaient été ramenés d’Allemagne, grâce à l’héroïsme de Rose Valland (1898-1980), la seule femme à laquelle nous avons consacré une notice dans l’histoire du patrimoine.