La richesse du patrimoine vénitien témoigne à la fois de l'histoire longue de la Sérénissime mais aussi de sa capacité à relever les différents défis qui ont marqué son territoire.

Historienne de l’Italie communale et de la première Renaissance, Élisabeth Crouzet-Pavan a accordé une place centrale à Venise dans ses travaux. Elle signe, dans la collection Références de Belin, une histoire globale de la Cité des Doges sur quinze siècles. Par un propos passionné, et rigoureusement scientifique, qui s’appuie sur plusieurs récits et une riche iconographie, l’historienne dégage les traits caractéristiques de cette cité particulière sur le temps long et fait des lagunes, non pas un support, mais bien un acteur vivant de cette histoire.

Le thème sur le Patrimoine, traité en Terminale, accorde une place particulière à Venise pour réfléchir à l’équilibre entre la valorisation touristique et la protection du patrimoine. L’historienne montre ici que ces questions se sont posées bien avant le XXIe siècle, obligeant les autorités communales à composer avec un environnement singulier.

 

Nonfiction.fr : Votre attachement à Venise est ancien puisque vous avez accompli votre thèse, sous la direction de Pierre Toubert, sur cet espace urbain aux XIIIe-XVe siècles. Vous avez également consacré une part majeure de vos travaux à l’Italie communale et de la première Renaissance. Qu’est-ce qui distingue Venise des autres communes italiennes et notamment de Florence à cette époque ?

Élisabeth Crouzet-Pavan : Venise est une commune singulière. Elle jouit, d’une part, d’une pleine souveraineté alors que les autres communes italiennes demeurent soumises à l’autorité d’un pouvoir supérieur, celui de l’empereur, roi d’Italie, ou celui du pape dans les territoires des États de l’Église ; ses institutions, d’autre part, portent la marque de l’héritage byzantin. Après la conquête lombarde de la fin du VIe siècle, les lagunes avaient continué en effet à appartenir à l’empire byzantin. Mais l’autonomie du duché alors formé croît peu à peu et, au terme de ce processus d’émancipation, le duché des Vénitiens est devenu un pouvoir souverain.

La souveraineté, d’abord exercée par le doge, passe à la commune lorsque, à partir du milieu du XIIe siècle, un conseil, puis des conseils, apparaissent. Ils limitent le pouvoir du doge et dépossèdent l’ancienne assemblée populaire de ses prérogatives. Une série de familles, anciennes et plus récentes, toutes enrichies par les trafics, siègent au sein de ces conseils et travaillent à agencer autour de la fonction dogale un dispositif de surveillance toujours plus touffu. Le doge est donc devenu dans les derniers siècles du Moyen Age, comme les étrangers le remarquent, un « prince paradoxal ». Il lui revient d’incarner l’État vénitien et d’être placé au cœur des grandes liturgies civiques célébrant l’État et sa sacralité. Il n’est cependant que le premier magistrat de la commune et son pouvoir est strictement limité par les conseils. Dans le même temps, l’organisme politique vénitien fonctionne grâce à la définition d’une couche dirigeante noble, une aristocratie de fonction qui devient, après la fermeture du Grand Conseil (1297) héréditaire.

Le régime vénitien a cette autre caractéristique de ne pas connaître les secousses politiques, les luttes violentes, les déchirements qui marquent l’histoire des autres communes. Je ne sacrifie pas au mythe politique en ignorant les crises qui purent secouer la vie vénitienne, en particulier entre la fin du XIIIe siècle et le début du siècle suivant. Mais, dans cette république de conseils, le centre du pouvoir se déplaça davantage par mouvements et ajustements successifs.

Il ne faut pas pour autant céder, comme une part de l’historiographie l’a longtemps fait, au mirage d’une totale singularité de Venise car l’histoire de cette ville se déploie pleinement en interaction avec les autres villes de l’Italie communale tout en se jouant sur d’autres territoires et d’abord en Méditerranée.

 

Votre ouvrage dépasse le seul Moyen Âge puisqu’il commence avec la fondation légendaire de Venise le 25 mars 421 pour se terminer en 2021, avec les effets de la crise pandémique et du confinement sur l’environnement vénitien. Qu’est-ce qui vous a motivé à prendre en charge un projet aussi colossal ?

J’ai en effet choisi de raconter, des commencements incertains dans les eaux lagunaires aux problèmes actuels résultant de la mono-activité touristique, ce que je nomme « les vies successives de Venise » en tentant de ressaisir l’ensemble des interactions politiques, économiques, sociales, militaires qui produisirent et définirent une série de moments particularisés. La durée a été pour moi un des moyens, en rendant sa complexité à l’histoire, de conjurer l’essentialisation qui est l’un des périls qui guettent l’historien de Venise, condamné, dans une sorte de récit obligé, à reconstituer la parabole de la puissance commerciale, à analyser les singularités d’un organisme politique ou à considérer les différentes appropriations culturelles que la ville connut, comme si l’histoire devait inexorablement être découpée en des compartiments étanches. Pour le dire autrement, qui écrit l’histoire économique de Venise sur le temps long, parvient, et c’est un premier exemple, à saisir les réalités du rebond industriel du début de l’âge moderne ou à résister à la tentation, assez ordinaire, consistant à illustrer une inexorable décadence commerciale vénitienne à partir du XVIe siècle. Qui choisit la durée est en mesure, et c’est un autre exemple, d’appréhender les adaptations successives des institutions. En somme, les « vies » vénitiennes communiquent entre elles et seule leur addition conduit à rendre sa contexture particulière à la marche du temps. La mission du récit a donc été de chercher à faire émerger ces frottements de temporalités qui sont sans doute le plus intéressant dans l’étude d’une société. Au-delà de l’écriture de l’histoire de Venise, j’ai en fait cherché à expérimenter une manière d’écrire l’histoire.

On ajoutera que l’histoire récente de la ville est en général oubliée, ou, au mieux, réduite à quelques considérations hâtives et conclusives dans la plupart des ouvrages à disposition. Or les défis que doit affronter une Venise, vidée de ses habitants et devenue un haut-lieu du tourisme mondial, sont paradigmatiques de problèmes plus généraux.

 

Dans la partie consacrée à l’atelier de l’historienne, vous revenez logiquement sur les sources et l’archéologie de la cité. Néanmoins, le premier point se concentre sur l’environnement. Pourquoi avoir fait ce choix ?

On pourrait croire ce choix influencé par les sollicitations du débat contemporain et le fait que l’histoire de l’environnement est devenue depuis quelques années un territoire plus fréquenté par les historiens. Il n’en est rien. Dès ma thèse de doctorat d’État, il m’est apparu qu’on ne pouvait restituer ce qu’avait été la vie de cette communauté urbaine – la vie des hommes, la vie des lieux qu’ils aménagèrent et modifièrent – sans faire surgir un ensemble territorial plus vaste : celui des lagunes. Les Vénitiens savaient en effet que la survie de leur ville dépendait étroitement de ce milieu naturel dont il importait en conséquence de retracer l’histoire, puisqu’elle n’avait pas été, elle non plus, immobile. Or l’environnement et ses contraintes avaient été ignorés par les histoires de Venise. Des monographies avaient pu être consacrées à la géographie des lagunes. Mais elles constituaient un secteur particulier, œuvre en général de géographes ou d’ingénieurs, et dont les apports éventuels n’étaient pas intégrés dans une réflexion d’ensemble. Les particularités du site, celles de la situation d’une ville bâtie à la frontière entre deux mondes, sur une façade maritime active, étaient bien sûr comptées parmi les paramètres qui pouvaient expliquer les succès commerciaux vénitiens. Le décor des lagunes était planté par les études qui rappelaient les débuts du peuplement et l’exploitation des quelques ressources locales. Mais, dès que commençait l’irrésistible croissance de Rialto-Venise, ce processus tendait à capter seul l’attention historique. Les lagunes avaient été de ce fait précipitées dans l’oubli. Vidées de leurs hommes et de leurs activités au bénéfice de la cité-capitale, elles avaient été aussi privées d’histoire.

J’ai tenté de leur en redonner une, en me concentrant sur les travaux et les aménagements qui furent menés dans la longue durée, avec l’ambition de montrer que Venise offre l’exemple d’une communauté humaine très tôt sensibilisée au rapport que sa durée historique pouvait entretenir à l’ordre de son écosystème et qui, comme telle, prit en charge, avec des échecs et des succès, la conservation de cet ordre.

 

Vous décrivez les conflits d’usage qui traversent la ville entre ceux qui ont vu la crise pandémique comme une opportunité pour préserver la Sérénissime et ceux qui souhaitent le retour des paquebots. La menace des eaux est d’ailleurs un phénomène récurrent. Vous revenez en ce sens sur certains dégâts causés par les tempêtes aux XIIe et XIIIe siècles mais aussi l’action des gouvernants pour lutter contre l’alluvionnement ou permettre le nettoyage des canaux. En quoi, les menaces actuelles sur le patrimoine vénitien sont-elles plus graves que celles connues au fil des siècles ?

Les dangers pesant sur Venise ont été mis en pleine lumière par l’inondation exceptionnelle du 4 novembre 1966, ce que l’on nomme l’aqua granda.

La tempête, très forte, fait sauter la défense littorale des murazzi en plusieurs points. L’eau s’engouffre dans la lagune et de très forts vents de sirocco l’empêchent de défluer pendant qu’il continue à pleuvoir sans discontinuer. A 6 heures du soir, l’aqua alta atteint les 194 cm. Venise est coupée du monde. Les déplacements sont quasi impossibles, y compris pour les pompiers : les barques ne peuvent plus passer sous les ponts, les piétons ont de l’eau parfois jusqu’aux épaules. Dans une ville noyée, submergée, plus rien ne fonctionne à commencer par l’électricité. L’eau est partout et elle est haute d’un mètre et demi dans le Palais ducal. Jamais, dans l’histoire longue de la ville, une telle aqua alta n’était advenue. Les dégâts sont considérables. La mobilisation à Venise, en Italie, dans le monde est exceptionnelle. Des rapports sont commandés et ils imputent à la zone industrielle de Marghera une responsabilité très lourde dans la catastrophe. La périphérie industrielle, en pompant massivement les puits artésiens, en cannibalisant le territoire lagunaire, en réclamant, pour fonctionner, de creuser à travers le bassin une véritable autoroute aquatique pour les pétroliers, a provoqué la rupture des anciens équilibres hydrauliques. Le phénomène de l’aqua alta s’en est trouvé amplifié et accéléré. Tel est le verdict.

Pour la première fois, la menace qui, plus ou moins sourdement, hantait les imaginaires vénitiens depuis les origines se fait danger objectif. Le 16 avril 1973, la « loi spéciale » pour Venise est votée. Elle déclare la sauvegarde de Venise et de sa lagune « problème d’intérêt national ». Elle place sous la compétence de l’État non seulement la préservation du patrimoine artistique mais tout l’écosystème et des fonds sont alloués. En 1975, une nouvelle loi lance un concours international pour un projet global de sauvegarde de la lagune. En 1982, le Consortium Venise nouvelle, en charge des travaux dans la lagune, est mis en place. Des travaux pharaoniques sont lancés en 2003 pour protéger la ville des trop fortes montées des eaux. Le projet Mose, puisque tel est son nom, a pour ambition d’isoler la lagune de la mer durant les phénomènes de haute marée par un système de défense, formé de vannes mobiles escamotables, et installé dans les trois passes qui mettent en communication la mer et la lagune. Il tire son nom de l’acronyme de MOdulo Sperimentale Elettromeccanico, « module expérimental électromécanique ». Mais il joue bien sûr de sa proximité sonore avec le nom de celui qui fit traverser la mer Rouge aux Hébreux.

Après des retards accumulés et un énorme scandale financier, à l’automne 2020, le Mose a été mis en action. Mais tous les problèmes ne sont pas réglés. Et l’aqua alta n’est pas le seul danger qui pèse sur l’écosystème.

 

L’Italie des communes était un monde d’hommes. Les femmes étaient exclues des fonctions politiques mais aussi des lieux de pouvoir et des grands rituels. Vous consacrez toutefois une partie aux femmes en revenant sur quelques figures marquantes depuis le bas Moyen Âge jusqu’à 2013. Pourriez-vous nous présenter une femme vénitienne dont le parcours vous a marqué ?

On pourrait retenir une figure singulière, celle d’une jeune fille issue de l’aristocratie mais en rupture d’ordre matrimonial. C’est parce qu’elle a choisi de conduire une relation amoureuse avec un jeune marchand florentin (Bonaventuri), qui travaillait pour la filiale de la banque Salviati à Venise, avant de fuir avec lui à Florence, que la noble Bianca Cappello (1548 ?-1587) sort de l’anonymat. Cette fille, née de l’union d’un Cappello et d’une Morosini, son amoureux à peine épousé, devient en effet la maîtresse de François de Médicis, l’héritier du grand-duché de Toscane. Elle maintient sa position de favorite, malgré le mariage de François avec Jeanne d’Autriche et le scandale qui en découle, et alors même que François succède à son père, Cosme. A la mort de Jeanne en 1578, elle parvient à se faire épouser. Le Conseil des Dix s’emploie alors à détruire les actes du procès instruit contre elle au moment de sa fuite de Venise. Mieux, le Sénat la déclare « fille de la République » tandis que les familles Cappello et Morosini espèrent retirer des profits de la nouvelle situation de Bianca. Le rôle politique de Bianca semble cependant avoir été inexistant. La dame règne sur la cour florentine. Elle organise des fêtes somptueuses et protège les arts avec munificence. Elle commande de nombreux portraits d’elle-même. On lui dédie des œuvres et Le Tasse est l’un de ces poètes. Bianca Cappello semble avoir joui – dans sa ville de naissance au moins - d’une certaine célébrité. On trouve en effet mention, dans des intérieurs vénitiens d’artisans ou de petits marchands, de portraits d’elle (la Grande duchesse de Toscane).

Mon intérêt s’est toutefois porté de manière générale vers les femmes, toutes les femmes, pour tenter à l’aide des sources disponibles – les testaments, les inventaires, les contrats -, de découvrir un peu de leurs rôles sociaux, voire pour celles des milieux populaires, de leurs rôles économiques.

 

L’une des forces de la collection Références, dirigée par Joël Cornette, est la qualité des illustrations. Votre ouvrage est ici conforme à la règle. On y trouve des photographies comme celle du campanile de Torcello   ou la visite d’Hitler le 15 juin 1934   , des cartes, des tableaux tel Les honneurs funèbres rendus à Titien par Alexandre Hesse sur une double-page   et dans l’ensemble une vaste iconographie. Comment avez-vous choisi l’ensemble de ces illustrations ?

Le travail a été considérable et il m’a accompagnée, passionnant mais difficile et chronophage, tout au long de la rédaction de ces centaines de pages. Le but n’était pas seulement en effet d’illustrer l’ouvrage. Il s’est agi surtout de conférer à ces illustrations le statut de sources, à l’instar des extraits de sources écrites qui ponctuent le texte. D’où la nécessité de varier ces illustrations, de choisir des peintures, des photographies et des affiches, de faire apparaître des monuments, des portraits, des monnaies, des livres et des cartes anciennes, de ne pas oublier les créations des arts décoratifs et des métiers du luxe autant que les objets du quotidien, de rendre présentes la ville et la lagune, d’évoquer les villas de la campagne proche mais aussi l’empire méditerranéen. Les tapis représentés au pied des Vierges du XVe siècle, le collier de corail figuré au cou de l’Enfant Jésus m’ont conduite à commenter certaines des marchandises du commerce vénitien. Les toiles de Giovanni Bellini, de Carpaccio ou de Tintoret ont favorisé la découverte des imaginaires et des dévotions. Le but a été une nouvelle fois d’illustrer un temps long, au gré d’une dynamique qui part d’une photographie décrivant le paysage lagunaire, tel qu’il pouvait sans doute être vu aux premiers siècles, à une autre photo montrant un spritz, cet apéritif local, souvenir de l’occupation autrichienne, parti depuis quelques années à la conquête victorieuse du monde.

Quant à l’appareil cartographique, indispensable, il entre en dialogue étroit avec cette histoire, en éclairant la géographie des territoires qui furent ceux, au près ou au loin, de l’aventure vénitienne, le mouvement des échanges et la topographie de la ville.

 

Vous accordez un chapitre à la Venise touristique au XXIe siècle : « À l’heure du Spritz global ». Vous y revenez sur le sentiment, en partie fondé, des Vénitiens d’être dépossédés de leur ville. Par le Grand Tour, la Cité des Doges a reçu assez tôt des touristes en nombre. Vous parlez ici d’une « complainte doloriste » qui voudrait que Venise soit en train de mourir et insistez davantage sur le fait que cette « cité est née de presque rien »   . Quels sont les liens actuels entre Venise et le tourisme ?

Il faut partir des chiffres pour mesurer ce qu’était, avant la pandémie, le volume des flux touristiques à Venise : autour de 30 millions de visiteurs par an, étant bien entendu que beaucoup séjournent hors des lagunes et que les plus nombreux ne passent que quelques heures dans Venise. Il s’agit de masses considérables au regard de la population de résidents (52 996 dans le centre historique, 16 474 au Lido, 179 794 en Terre Ferme au début de 2019) et de la taille d’une ville dans laquelle les voyageurs se concentrent en quelques lieux. Il en résulte pour les habitants des difficultés nombreuses, grandes et petites, qui vont du prix – très élevé – des logements à une absence de commerces et de services de proximité ou à un niveau très élevé de la taxe sur les ordures.

Les Vénitiens se disent donc dépossédés de Venise. Dépossédés parce que des milliers de personnes encombrent les calli et qu’à certaines périodes de l’année – les grands ponts de printemps en particulier – il leur revient de faire la queue sur différents itinéraires particulièrement surchargés et il leur est parfois impossible de monter sur un vaporetto tant ces bateaux sont chargés au maximum de leur capacité. Dépossédés parce que les magasins d’alimentation disparaissent, remplacés par des étals de masques de Carnaval et de bibelots de verre faits en Chine. Dépossédés parce que les habitations sont devenues des Airbnb et que désormais des immeubles, voire des rues entières, ne servent plus qu’aux locations touristiques.

En outre, ces touristes qui sont, dans leur majorité, « mordi e fuggi » (éclair), rapportent peu au plan des dépenses de musée, d’hôtel et de restaurant. La communauté des résidents, minoritaire les jours où plus de 100 000 visiteurs sont présents dans la lagune, se sent désormais en quasi condition d’extranéité dans un territoire urbain conquis par les touristes. Quant aux différentes mesures qui ont été mises en place ou qui sont en projet pour limiter les accès à Venise, elles donnent à beaucoup de Vénitiens le sentiment de vivre dans un parc d’attractions.

 

Pour terminer, quel est votre site favori à Venise et pourquoi ?

J’aime particulièrement plusieurs lieux et l’émotion qu’ils m’inspirent s’explique par l’histoire de mon rapport à la ville, mon expérience vécue de l’espace vénitien. J’ai une tendresse particulière pour le rio dei Mendicanti qui constitue la frontière entre les deux sestiers de Castello et de Cannaregio, parce que je l’ai franchi, tous les jours, des mois durant, dans mon itinéraire vers l’Archivio di Stato et qu’il n’est pas très différent aujourd’hui de la représentation qu’en a faite Canaletto. Il traverse, même s’il est bordé par la scuola de San Marco et les bâtiments de l’Ospedale, un quartier encore en partie vivant. Mais ma dilection va aussi à San Francesco della Vigna et à la douceur tranquille de son campo, peut-être parce que, au-delà de sa beauté, mon père naquit à proximité et que San Francesco a été mon quartier. Mais comment ne pas évoquer, les jours de mars quand le beau temps revient, la lumière éclatante d’un matin du monde, depuis le quai des Esclavons, sur le bassin de Saint-Marc ou, à l’inverse, l’été, le coucher de soleil à Malamocco, au ras de l’eau, et la lagune méridionale qui s’empourpre ?