L’histoire des cent années d’un pays à la fois chiite, sunnite et kurde, l’Irak, dont les conditions de naissance sont déjà marquées par les divisions.

Alors que de nouvelles élections législatives ont été organisées le 10 octobre dernier en Irak, Adel Bakawan, sociologue, directeur du Centre français de recherches sur l’Irak et spécialiste du Moyen-Orient, revient sur le siècle qui, de la création de l’État irakien en 1921 au chaos actuel, a vu s’affronter trois communautés, instrumentalisées par l’extérieur, et illustre finalement l’échec de la construction d’une entité nationale cohérente.

Un pays morcelé en trois groupes

Né en 1921 du démantèlement de l’Empire Ottoman, l’Irak est d’abord le fruit de la volonté des Britanniques qui, dès 1914, imaginent réunir en une même entité trois provinces séparées : Bassora, Bagdad et Mossoul. Ainsi, le 23 août 1921, l’officier Percy Cox crée officiellement l’État Irakien et place le roi Fayçal à sa tête. Il s’appuie alors sur les élites sunnites, minoritaires, mais qui ont des siècles d’expérience du pouvoir. Dès le départ, la majorité chiite (53 % de la population) et la population kurde (20 % de la population), sont exclues du processus d’étatisation du pays. Ce contexte de création semble le péché originel de cet État qui n’a jamais su se constituer en nation.

Au pouvoir entre 1921 et 2003, les élites sunnites, toutes puissantes, « pren[nent] en otage l’État »,  et mènent pendant des décennies une politique de déchiification. Elles s’imposent comme une « minorité arrogante » : la répression envers les deux autres communautés est plus ou moins violente en fonction des périodes et atteint son apogée sous Saddam Hussein (1968-2003).

Ainsi l’Irak, berceau du chiisme, se passe du groupe majoritaire pour tenter de se construire une histoire. Les Chiites, « étouffés entre une occupation britannique […], une élite religieuse […] et la communauté sunnite », en nourrissent une grande frustration qui se traduit par l’entrée en résistance de ses chefs dans la zone sud du pays, autour de leur capitale, Nadjaf.  Régulièrement, ils pensent obtenir une chance de s’intégrer dans la redéfinition de l’État irakien : c’est notamment le cas en 1958, lors de l’instauration de la République d’Irak. Si Abdel Karim Kassem, le premier dirigeant républicain, les intègre progressivement (jusqu’à 30 % de Chiites dans son gouvernement), ses successeurs, Abdel Salam Aref et son frère Abdel Raham replacent le panarabisme au centre et les Chiites parmi les suspects : la déchiification se poursuit et s’accélère même dans la deuxième partie du XXe siècle. La première guerre du Golfe nourrit à nouveau l’espoir d’une intégration des Chiites au pouvoir, mais ils sont une nouvelle fois marginalisés dès le conflit terminé.

Au nord, la communauté kurde tente elle-aussi de trouver sa place au sein de l’Irak : après la brève expérience d’un État kurde (entre 1918 et 1919), les divisions entre les tenants de l’indépendance et ceux d’un rattachement à l’Irak tournent en faveur des seconds et la SDN attribue en 1925 la province de Mossoul à l’Irak. Le soutien de l’URSS à leur cause dans les années 1960 leur permet de faire entendre leur voix à l’échelle internationale, à travers notamment le parti communiste irakien. Le soutien du PCI à la révolution de 1958 puis à Saddam Hussein donne un éclairage à cette région de l’Irak. A partir de 1975, le rapprochement de Saddam avec les Occidentaux entraîne simultanément la décommunisation de l’Irak et le retour du conflit dans la région du Kurdistan irakien. En 1980 à nouveau, l’armée irakienne envahit la région : c’est une guerre totale avec l’utilisation d’armes de destruction massive ; les Kurdes « se sentent réduits à néant ». Après 1991, ils se constituent à nouveau en région autonome, protégée par les États-Unis, mais subissent un embargo irakien lourd conduisant à une nouvelle guerre.

L’intervention américaine de 2003 signe un renversement total des stratégies locales : les Chiites, majoritaires et frustrés par des décennies d’exclusion et de violence, voient là une occasion de prendre leur revanche. Ils s’imposent rapidement à la tête du nouvel État et mènent alors une politique de désunnification brutale qui engendre à son tour des ressentiments forts. Après 365 ans de domination, les Sunnites sont chassés de tout pouvoir. Beaucoup rejoignent la lutte djihadiste, qui leur promet perspectives et combat contre le chiisme. Ainsi s’explique la pénétration rapide de l’Organisation de État Islamique dans la région, la prise de Mossoul et l’instauration du califat en 2014. Depuis le début des années 2000, « le nouvel Irak reflète fidèlement la fracture séculaire, sociale et politique d’un pays qui n’a jamais réussi à se doter de valeurs et de cadre fédérateur ».

À la recherche de l’Irakicité

C’est un constat accablant que dresse le livre : l’Irak n’a jamais été un cadre de référence pour sa population. Les trois entités, sunnites, chiites et kurdes nourrissent ainsi une détestation réciproque qui rend impossible la paix dans le pays. Dès sa création, « l’État sans nation » oscille entre ces trois groupes communautaires : au nom du panarabisme, les élites chiites, identifiées comme farsi, non arabes, sont de fait exclues de la direction du pays. La propagande sunnite, autour de l’idéal d’une vaste région arabe, relayée par les Britanniques entend ainsi s’appuyer sur une prétendue irakicité autour de laquelle doit se consolider le nouvel État. Le roi Fayçal tente, dans les années 1920, de souder les populations autour d’un idéal irakien à vision nationaliste, mais il échoue devant les divisions communautaires. Sa mort, en 1933, accélère le processus de déchiification et d’exclusion des Kurdes : « la construction de l’identité irakienne, de la nation irakienne  […] se confond avec un nationalisme basé sur un panarabisme fantasmé. Dans cette configuration, les Kurdes du nord et les Chiites du sud, sont de facto identifiés comme des menaces potentielles pour la mise en application du message historique du nationalisme arabe ».

En 1958, le coup d’État de l’armée irakienne conduit à la mort du roi Fayçal II et à l’instauration d’une République, qui suscite beaucoup d’espoirs. Le général Kassem, fondateur de la République, est en effet un défenseur de la nation irakienne, autour du slogan « l’Irak d’abord ». Pourtant, il poursuit la politique d’opposition aux Chiites et surtout aux Kurdes, prônant ainsi « l’arabisation du Kurdistan » et épurant dans les faits les administrations, écoles et médias. Cinq ans plus tard, il est renversé par un coup d’État qui porte le chef des nationalistes arabes, Aref, à la tête de l’État. Le parti Baas, composé des élites sunnites les plus radicales, qui prônent la « purification de la nation », s’impose au début des années 1960, avant d’être exclu par Aref. A sa mort, son frère ne parvient pas à contenir les forces baasistes : en 1968, un coup d’État porte à la tête du pays Saddam Hussein, « arabe de discours, irakien de pratique ». Sa politique se fonde sur trois piliers : l’armement, le développement socio-éducatif et la terreur généralisée. Mais l’unité du pays n’est que façade.

« Rupture radicale dans l’histoire et l’organisation politique de l’Irak depuis sa naissance en 1921 », l’invasion américaine de 2003 contribue à redistribuer les cartes du jeu politique. Bagdad tombe en 21 jours et laisse un pays exsangue : la rupture est sociale, culturelle et territoriale, une « nation absente d’un État utopique ». La nouvelle domination chiite et la débaasification conduisent à la dissolution de l’armée et à la mise en place de centaines de milices aux intérêts divergents et au poids variable. Avec la crise économique et les difficultés du pays, la jeunesse s’enrôle massivement : « la seule possibilité durable et garantie qui s’offre à cette génération, c’est le marché des milices ». Depuis la chute de Saddam Hussein, les milices chiites, elles-mêmes divisées entre pro-iraniennes et nationalistes, ont certes joué un rôle majeur dans l’éradication de Daech entre 2014 et 2017, mais en contrepartie, elles se sont insérées dans toutes les sphères du pouvoir, y dictent leur politique et y sèment la terreur, faisant de l’Irak « une des zones de conflits les plus violents au monde », selon l’ancien secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan.

L’ingérence : un mal permanent

Pays créé de toutes pièces par la volonté britannique, l’Irak est depuis lors une carte aux mains des principales puissances internationales dont les décisions dépassent le cadre irakien et empêchent toute stabilité dans la région. Percy Cox, qui impose par le haut la réunion des trois communautés, laisse à son départ un pays divisé et dominé par une minorité. Tout au long du XXe siècle, l’ingérence des puissances occidentales et régionales fragilise le pays : la Guerre Froide, la lutte contre l’Iran, les enjeux pétroliers, font de l’Irak un espace convoité et contrôlé de l’extérieur, justifiant toutes les ingérences internationales.

Les retournements d’alliances contribuent à cette instabilité : ainsi en va-t-il des relations entre Saddam Hussein et les États-Unis. En septembre 1980, lorsque s’ouvre la guerre Iran-Irak, les États-Unis soutiennent le dictateur irakien. Huit ans plus tard, la guerre se clôt par un échec et plonge le pays dans une crise morale et économique, qui conduit deux ans plus tard, en 1990, à l’invasion du Koweït. Cette fois, les Occidentaux s’opposent à Saddam et la coalition portée par les États-Unis lance l’opération « tempête du désert », qui conduit à la destruction du pays en une semaine. Pour autant, les Américains soutiennent à nouveau Saddam Hussein lorsque, juste après la défaite,  Kurdes au nord et Chiites au sud se soulèvent : la peur d’une révolution à l’iranienne a raison des revendications communautaires. Pour résoudre la crise humanitaire, les États-Unis mettent alors en place l’opération « pétrole contre nourriture », qui permet par exemple à la population kurde, dont la région est pétrolifère, de bénéficier d’aides en milliards de dollars, déstabilisant ainsi totalement l’économie.

C’est une autre logique qui pousse l’intervention américaine de 2003 : « au nom de quel idéal les États-Unis ont-ils investi des moyens matériels et symboliques colossaux pour envahir un pays qui était déjà à genoux depuis 1991 ? » demande l’auteur. En effet, un mois après la chute de Bagdad, la Maison Blanche charge Paul Bremer de reconstruire le pays, avec tous les pouvoirs. En nouveau Percy Cox, il impose un règlement du conflit par le haut, en s’appuyant cette fois-ci sur les Chiites : « après un siècle d’échecs, les Américains n’ont toujours pas compris qu’il faut se tourner vers une autre approche […] qui serait une appartenance volontaire à une nation vécue comme un ensemble coconstruit et non à une nation imposée comme une ressemblance forcée ». Sur place, la politique américaine se révèle ambiguë : elle soutient d’une part les Chiites, qui ont aidé au renversement de Saddam Hussein, tout en se méfiant d’autre part d’une communauté soutenue par l’Iran et qui attaque régulièrement les intérêts américains sur place. Le départ des Américains en 2011 ne solutionne aucunement le morcellement du pays. Aujourd’hui, la double ingérence de Washington et Téhéran, puis les politiques qu’ils mènent y compris en fonction de leurs relations bilatérales, contribuent à brouiller encore un peu plus la situation du pouvoir irakien.

Les manifestations d’octobre 2019 ont pu signer, pour l’auteur, l’espoir d’un renouveau et un temps de mobilisation inédit d’une population civile assommée par un siècle de guerres civiles et confessionnelles et par une économie et une société à l’abandon. L’auteur rappelle en effet que si le pays bénéficie des deuxièmes ressources en pétrole du monde, force est de constater que « l’écart entre les promesses et la réalité est tragiquement profond ». De ce mouvement de contestation, sévèrement réprimé, n’a finalement rien émergé de constructif, révélant une nouvelle fois l’incapacité des élites dirigeantes, au sommet d’un État corrompu et aux mains des milices, à répondre aux besoins vitaux et de paix de sa population. Les divisions communautaires semblent insolvables et d’aucuns envisagent désormais la partition du pays. L’avenir, menacé par de nouvelles guerres civiles, le retour des organisations terroristes et par les ingérences iranienne et turque au Kurdistan, laisse peu de place à l’optimisme. C’est en somme un ouvrage qui permet d’éclairer par l’histoire la situation d’un pays dont on connaît mal les réalités mais qui pourtant pèse dans la géopolitique internationale.