La biographie collective d'une rue juive de Varsovie nous offre une plongée dans la richesse de la culture yiddish populaire.

En cet automne d’inflation éditoriale, chaque jour nous apporte sa moisson de prétendus chefs-d’œuvre, de livres qualifiés d'« époustouflants, palpitants, bouleversants, indispensables... », obéissant aux critères de la mode et dictant aux amateurs perplexes un enthousiasme de masse générant des ventes espérées exponentielles.

Il y a cependant de vrais livres qui méritent l’admiration. Souvent, les Éditions de l’Antilope en découvrent et prennent le risque de les publier. Ainsi en est-il de Smotshe, une chronique de Benny Mer, traduite excellemment de l’hébreu par Gilles Rozier.

 

Une biographie collective

Quelle idée étonnante d’avoir écrit non pas la biographie d’une personne, mais de toute une rue juive de Varsovie et de ses habitants.

Pour écrire ce livre nécessaire, Benny Mer s’est lancé dans une vaste entreprise de recherches et d’érudition afin de faire surgir devant nos yeux le destin, les silhouettes ou les traces des milliers de Juifs qui y ont vécu une existence de misère pour la plupart, mais pas tous, avant d’être anéantis dans le brasier de la Shoah.

Un peu d’histoire. La rue Smotshe se trouvait au cœur de la Varsovie juive, avant la Seconde Guerre mondiale. Jusqu’à ce que les assassins du SS-Gruppenfûhrer Jürgen Stroop la rasent jusqu’au sol, après avoir brûlé au phosphore ses derniers habitants, la rue Smotshe subsista jusqu’à la fin des Juifs de Varsovie, au cœur du « petit ghetto ». Stroop câbla à Hitler que « dass Judengebiet » le ghetto juif avait cessé d’exister.

C’est justement contre l’idée de l’effacement des Juifs de la surface de la Terre, de la Pologne, où s’est déroulé l’essentiel de l’extermination des Juifs d’Europe, que ce livre a été écrit.

Ce n’est pas une œuvre de déploration. C’est même souvent un récit drôle, une sorte de feuilleton, de chronique de tous les événements recensés sur cette « rue du Dragon », essentiellement dans l’abondante presse yiddish, dans les journaux en langue polonaise, dans les archives de la ville de Varsovie qui ont pu subsister, dans la base de données de l’Institut Yad Vashem à Jérusalem, dans des guides de voyage, comme Le Petit guide de Varsovie, publié en français en 1933, dans le livre d’Albert Londres Le Juif errant est arrivé, et dans l’abondante littérature yiddish.

 

Une rue juive et populaire

Cette rue passait pour être mal famée et le théâtre de drames et de mélodrames. Certes, mais il s'agissait avant tout d'une rue de la détresse des plus pauvres parmi les 375 000 Juifs qui habitaient Varsovie au milieu des années 1930 et constituaient le tiers de la population de la ville.

Smotshe était également une des rues les plus animées de la ville. Ses habitants vivaient souvent dans les caves, des sous-sols insalubres, par familles entières dans une seule pièce de moins de dix mètres carrés. Et c’était toutefois moins terrible que de se voir expulsé en plein hiver avec ses enfants par le propriétaire pour n’avoir pas payé le loyer. Il y a d’ailleurs une chanson yiddish qui me revient à l’esprit à propos de l’impossibilité de payer le loyer : dire geld, oy oy oy oy/dire gueld/ Oy bojé moï ! Les journaux yiddish du Bund socialiste et des communistes, les journaux yiddish plus à droite, publiaient chaque jour les récits déchirants sur ces familles qui dormaient par un froid intense dans la cour, sur les jeunes filles qui se suicidaient par amour, celles qui se laissaient séduire par un maquereau, puis se retrouvaient dans les bordels de Buenos Aires, sur les maris qui assassinaient leur femme, sur les femmes à bout de ressources qui se jetaient par la fenêtre, sur les voleurs, comme Avremel, aussi chanté par Alberstein.

Mais il n’y avait pas que l’immense malheur d’appartenir à la foule des pauvres et des malades incurables. Rue Smotshe, on trouvait aussi un grand nombre de commerçants, d’artisans à tous les étages et dans les cours, de boutiques, de cafés, de restaurants, une synagogue et des petites salles d’études shtibl dans les immeubles en piteux état et malodorants.

 

Comme dans un roman

Benny Mer a traqué la rue Smotshe et ses Juifs sur les sites du Historical Jewish Press, du Yiddish Book Center, et même sur Google Books.

Le livre se lit curieusement comme un roman frémissant qui commence au premier numéro de la rue pour s’achever au dernier. On découvre que dans cette artère prétendue infréquentable, il y avait un grand théâtre qui présentait les spectacles qui allaient bientôt enflammer Broadway : des comédies musicales jouées, dansées, chantées en yiddish. Pour les habitants de Smotshe, les soirées passées au théâtre qui ne coûtaient que quelques grosh’n étaient une véritable catharsis. Les spectateurs acclamaient, aimaient les acteurs et vivaient intensément ce qui était représenté sur scène, comme s’il s’était agi de leur propre vie.

Pour pénétrer l’intimité de cette rue qui vaut bien la Krokhmalna de Bashevis Singer, toute proche, Benny Mer a commencé par un vers du célèbre poète Binem Heller, que chante merveilleusement Chava Alberstein, Mein Shvester Khayè Ma sœur Haya, cette sœur qui disparaîtra dans le Khurban la Catastrophe :

Khayè, ma sœur aux yeux verts,

Khayè, ma sœur aux tresses noires,

Khayè, cette sœur qui m’a élevé

Rue Smotshe, dans la maison aux marches cabossées.

Ce si beau poème sert de fil d’Ariane à cette magistrale chronique, et restitue véritablement le petit peuple d’une des rues juives les plus peuplées de Varsovie. Par-delà les années, Binem Heller guide l’auteur et lui permet de retrouver les traces, les noms d’hommes, de femmes, d’enfants qui ont vécu rue Smotshe. On en apprend parfois plus : on découvre que la plupart n’ont pas fui la Pologne avant que le piège ne se ferme. Benny Mer nous révèle des noms : celui de qui a vécu dans le ghetto, celui de qui y est mort, celui d’une mère, d’un fils, d’un enfant qui ont été déportés et assassinés à Treblinka. Plus rarement, émerge la destinée des chanceux, ce sont ceux, rares, dont il a retrouvé la trace en Israël et dans le reste du monde.

Fermer ce livre est une vraie souffrance. Mais après la fièvre de sa lecture, une sorte d’euphorie s’empare du lecteur, malgré beaucoup de tristesse et de malheurs. On mesure alors l’immensité de la destruction de la civilisation des Juifs de Pologne. Une évocation magistrale de ceux qui, comme l’écrivit Primo Levi, allaient presque tous être bientôt « les engloutis ».