Une approche renouvelée du débat sur l'éducation, par les curriculums plutôt que par les programmes, qui interroge les finalités de l'éducation.
Le débat sur l’éducation et le sens même de l’institution éducative se cristallisent souvent en France sur la question des programmes d’enseignement. Encore récemment, la réforme de l’école primaire présentée par Xavier Darcos, mais aussi clairement impulsée par la présidence de la République, a été l’occasion de mettre en scène des figures rhétoriques bien connues, telles que celle de l’opposition entre "pédagogues" et "instructeurs". De fait, tout se passe comme si les termes des contradictions ne variaient pas significativement depuis une quarantaine d’années.Pourtant, l’adoption en 2005 de la loi sur le "socle commun de connaissances et de compétences" par un gouvernement de droite aurait pu laisser penser à une évolution des cadres de pensée. Sous l’effet de courants internationaux, relayés et amplifiés par l’OCDE ou l’Union européenne, la question de la montée en puissance des "compétences" semblait en particulier être prise en compte par les décideurs hexagonaux. Un changement semblait ainsi s’amorcer par rapport à l’approche traditionnelle de contenus scolaires découpés en séquences disciplinaires, liées au cours et à l’année d’enseignement. Or, de même que l’introduction de cycles à l’école primaire semble progressivement diluée dans le retour à l’annualité, que les différentes formes de travaux personnels et interdisciplinaires s’enlisent dans le secondaire (travaux personnels encadrés, itinéraires de découverte…), la réforme du primaire marque un retour de la répétition disciplinaire contre l’approche par compétence.
Ce relatif retour en arrière conjoncturel est encore difficile à apprécier dans son ampleur. En revanche, il témoigne de la difficulté persistante, dans l’hexagone plus qu’ailleurs, à penser à la fois les parcours des élèves, l’enseignement et les processus d’apprentissage dans un cadre global et intégré, plutôt que dans une somme de savoirs "à transmettre". Ce n’est sans doute pas un hasard si l’on continue toujours en France à parler plus spontanément des "programmes" d’enseignement qu’à raisonner en terme de "curriculum", concept majoritairement adopté dans la recherche en éducation au niveau international. Le curriculum, en effet, va au delà des seuls contenus normés dans les textes officiels pour embrasser l’ensemble des éléments qui concourent au parcours de l’élève, ceci comprenant par exemple les supports pédagogiques (manuels, outils, logiciels…), les pratiques des enseignants, les cadres organisationnels et sociaux de déroulement de l’apprentissage, les procédures d’évaluation, etc.
Or, cette approche par le curriculum, privilégiée par les auteurs de cet ouvrage, permet de dépasser l’approche superficiellement "technique" ou la critique du "pédagogisme" invoquée par certains ministres, pour poser les questions essentielles des finalités de l’éducation : Qu’est-ce qu’un savoir "utile" dans une société ? Que signifie la définition de standards de résultats communs pour un système éducatif jusque-là plutôt régulé par les moyens ou les procédures internes ? Peut-on encore estimer que tel ou tel élément du curriculum peut être modifié indépendamment des autres, de façon décontextualisée de son contexte social et culturel ? Comment passer de connaissances disciplinaires "à enseigner" à la définition des compétences nécessaires ? En quoi l’approche par compétence représente-t-elle une révolution dans la façon d’aborder l’apprentissage ? Quelles sont les difficultés que pose la construction de compétences "en situation" dans un cadre scolaire ? Les compétences exigibles d’un citoyen du XXIe siècle peuvent-elles trouver place dans les enseignements disciplinaires, et sinon, comment construire ces compétences transversales ou interdisciplinaires ?
Les contributions rassemblées par François Audigier et Nicole Tutiaux-Guillon permettent ainsi de mieux aborder la question des réformes de contenus, non seulement en France mais aussi ailleurs, puisque les auteurs sont originaires de divers pays et régions francophones (Belgique, France, Suisse, Québec) confrontés à de telles réformes curriculaires. L’ouvrage apparaît disparate de prime abord, tant par les différents points de vue théoriques adoptés que par les terrains d’études des auteurs. Il permet pourtant, au final, une prise de conscience des enjeux centraux des systèmes éducatifs actuels en matière de "politique" des contenus au sens fort du terme.
Ce qui transparaît en effet, c’est que le schéma positiviste sur lequel nous avons vécu depuis la fin du XIXe siècle ne permet plus de penser l’école actuelle, n’en déplaise aux nombreux nostalgiques d’une conception patrimoniale de l’éducation. L’idée de savoirs "scientifiques" stables et consensuels, qu’il suffirait de transmettre de façon essentiellement décontextualisée, est caduque, aussi bien au regard de l’ambition de constituer un ciment social (ou républicain) qu’au regard d’objectifs méritocratiques.
Construire des citoyens autonomes et responsables, pour leur insertion citoyenne et professionnelle, implique de fait une révolution de l’apprentissage qui va plus loin que la seule retouche conjoncturelle de programmes, au gré des modes idéologiques. Comme l’affirme Perrenoud dans sa préface : "le système éducatif apparaît incapable de reprendre le problème à la base, en posant la question simple et terrible du rapport entre ce qu’on apprend à l’école et ce qu’on peut en faire dans la vie".
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Crédit photo : theyuped / Flickr.com