Un collectif de chercheurs fait le point sur les « années Lang » au ministère de la Culture, quand le pouvoir socialiste inventait la démocratie culturelle.

Assiste-t-on actuellement au début de la « fin du modèle culturel Lang » ? Le récent n°13 de la revue Nectart, pour ne prendre qu’un exemple récent, pourrait le laisser penser. Dans un ensemble foisonnant de contributions, il éclaire les perspectives ouvertes par « la culture au vert » et invite à demander si le monde culturel ne serait pas en train de basculer vers des pratiques éco-responsables. Mais ce même numéro interroge aussi le statut possible de politiques culturelles à l’ère de Netflix et de You Tube, ou encore, la fabrication de la ville à partir de la culture et du patrimoine après l’ère Lang.

Sous le coup de telles évolutions, on se trouve désormais devant deux « modèles » différents, et sans doute un ministère de la Culture qui a perdu de sa superbe. A ce sujet, les propositions formulées dans Nectart gagnent à être confrontées avec le bilan de l’ère Lang dressé dans Les années Lang, dans lequel un collectif de chercheurs revient sur l’invention du premier de ces deux modèles. C’est à l’aune de cette mise en perspective qu’on comprend le mieux ce qui s’est déroulé de 1981 à 1993 en matière de politique culturelle : une décennie d’autant plus décisive qu’elle a gravé dans les mémoires des citoyens les canons d’une culture publique à la française. Un modèle, donc, né de l’idée que la culture devait constituer l’un des principaux outils de légitimation du récit national reconsidéré par la gauche de l’époque.

Le plus souvent, on n’en a retenu que la surface : augmentation du budget du ministère, prix unique du livre – parce que « Le livre n’est pas un produit comme les autres » – fête de la musique, grandes manifestations, grands travaux, Parvis des Libertés et des droits de l’homme (1985, Trocadéro)… Toutes ces réalisations au haut potentiel symbolique on déjà été commentées dès 2001 dans le Dictionnaire des politiques culturelles de la France depuis 1959 présidé par Emmanuel de Waresquiel (Larousse/CNRS Éditions). Mais dresser la liste des mesures conduit à négliger l’essentiel : l’élargissement de la notion de culture (à la création industrielle, la publicité, la mode, etc.), le renouvellement des politiques culturelles, le déploiement de nouvelles thématiques (l’art et la ville, par exemple), la décentralisation, la mondialisation et la valorisation de l’exception culturelle (négociée en 1986 à l’occasion de l’Uruguay Round puis reprise en 1993), la mise en place de nouveaux équipements culturels, le thème de la diversité des cultures entré au ministère, la création de la Haute autorité de l’audiovisuel (en 1982, réformée en CSA en 1989) et de l’INHA (Institut nationale d’histoire de l’art)... Ici, chaque thème fait l’objet d’un développement informé et argumenté.

Un temps de refondation

Afin de se remettre dans le bain, il faut relire le décret de 1981 relatif à l’organisation du ministère de la Culture, révisant le décret fondateur de 1959. L’ambition affichée est de « permettre à tous les Français de cultiver leur capacité d’inventer et de créer, d’exprimer librement leurs talents, et de recevoir la formation artistique de leur choix… » Autant dire que, devant ce déplacement de l’objet du ministère, l’idée de construire avec rigueur une histoire des politiques culturelles entre 1981 et 1993 est importante et que l’idée de la réaliser en fédérant les recherches d’historiens, de sociologues, de politistes et de philosophes permet d’approfondir la compréhension d’une époque, de restituer à certains égards l’atmosphère des années Lang-Mitterrand.

La construction du volume est significative de cet axe. Loin de tout récit simplifié et chronologique, elle propose d’abord de relever les débats et combats de l’époque (avec bibliographie spécifique pour chaque notice), puis laisse lire des sortes de fiches de présentation des acteurs les plus importants du temps (de Abirached à Tasca). Les textes détaillent ensuite les Institutions et les pouvoirs qui ont structuré la période, avant de s’enquérir des champs, disciplines et secteurs ayant œuvré durant la prise en mains du ministère par les Socialistes. Cette démarche originale est conduite par une cinquantaine de rédacteurs, qualifiés soit au titre de leurs travaux durant la période considérée, soit au titre de leurs recherches toujours en cours dans le domaine de l’histoire culturelle. L’ensemble a été conçu par le Comité d’histoire du ministère de la Culture, dont Maryvonne de Saint Pulgent rappelle les missions dans un avant-propos.

Si le titre de l’ouvrage annonce une concentration sur le personnage de Jack Lang, dont le nom est passé en référence d’un modèle culturel, il déborde largement la personne du ministre, « personnalité fulminante et bienveillante » (Thomas Schlesser), et celle du rôle de sa femme, Monique. Le volume cherche à rendre compte de l’époque, de ses dynamiques sociales et de ses tensions politiques (notamment entre la gauche et la droite autour de la culture, ou sur le thème du « tout culturel »), des tensions sur le genre aussi (à l’époque des violences sexistes dans le milieu de la culture, de l’absence de parité dans les directions d’institutions) plutôt que de la pensée d’un homme qui a par ailleurs publié ses « mémoires ». En cela, il s’inscrit entre deux césures. La première assumée : l’action entreprise par le ministère dans sa différence avec les actions des prédécesseurs. La seconde échappe un peu à l’ouvrage : un contexte qui désormais a considérablement changé et un rôle plus problématique du ministère en question.

Une culture à la française

Dans sa présentation des débats et combats, l’ouvrage procède de manière alphabétique. On commence donc par « antiaméricanisme » pour finir par « Libéralisme culturel ». Le hasard de l’alphabet fait bien les choses : cette question de l’antiaméricanisme, que l’on peut traduire en dénonciation de la consommation culturelle, ou opposition à la colonisation du champ culturel par les industries culturelles et refus de la loi du marché, est effectivement centrale depuis le programme commun de gouvernement et l’élection présidentielle de 1981, mais aussi dans les soucis des artistes de l’époque (sous des formes que l’on retrouve dans la figuration narrative et dans la référence à des maîtres philosophiques à penser : Louis Althusser, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard…).

Les liens de l’antiracisme et de l’action culturelle à destination de la jeunesse sont sans doute mieux connus. Mais il était bon de souligner ensuite la naissance d’institutions nouvelles, conçues pour agir de manière à inclure l’art dans la vie quotidienne : la Délégation aux arts plastiques, le Fonds national d’art contemporain, les Fonds régionaux d’art contemporain, la commande publique, de nombreux centres d’art, mais aussi l’Institut international de la marionnette de Charleville-Mézières (1981 et 1987), l’École nationale supérieure de la photographie (1982), les arts de la rue (1983) et le cirque (1985)… La rapide fécondité de ces institutions s'observe par exemple dans le cas de La Défense, entre arche moderne et œuvres de Bernar Venet, Richard Serra, Jean-Pierre Raynaud, Takis… Mais ces « nouveauté » ne se font pas au détriment des anciennes institutions, qui sortent consolidées des réformes : ainsi de l'Opéra (après un grand feuilleton raconté dans une rubrique), du conservatoire, de la Cité de la musique et de la Bibliothèque nationale (récits circonstanciés encore)…

Les artistes prêtent leurs œuvres à la concrétisation de ce qu’on appelle désormais « l’art contemporain », querelles comprises : on se rappelle par exemple de la querelle exemplaire concentrée autour de l’œuvre de Daniel Buren, Les Deux Plateaux. Et la doctrine du ministère se renouvelle, passant alors du thème de la démocratisation culturelle à celui de la démocratie culturelle (expressions postérieures à la période). Cette nouvelle orientation implique l’exception culturelle, c’est-à-dire le soutien et la protection des cultures nationales contre les forces du marché et le rouleau compresseur américain. Mais elle suscite aussi de nombreux débats autour des hiérarchies et des légitimités culturelles : faut-il seulement diminuer l’aura de certaines œuvres ou repenser à la fois le libre dialogue des cultures, l’accueil sur le sol national des cultures et des artistes étrangers, et la reconnaissance d’arts « modestes », d’arts et de techniques laissées en marge, du rock, du rap, du graff et du hip hop ?

Un faisceau d’acteurs, d’institutions et de principes

Cette histoire gravite autour d’acteurs principaux (parmi lesquels une seule femme). Certains sont politiques (François Mitterrand, Jack Lang, Jack Ralite), d’autres sont membres des entourages présidentiels (Laure Adler, Régis Debray, Jacques Attali, Erik Orsenna, Jean-Denis Bredin, Paul Guimard). Parmi ces acteurs, la plupart occupent des postes clef dans le nouveau régime culturel : administrateurs (Robert Abirached), hommes d’affaires (Pierre Bergé), hauts fonctionnaires (Emile Biasini) et architectes (Patrick Bouchain, Christian Dupavillon   , Dominique Perrault), chargés de mission et de l’audiovisuel (Jérôme Clément, Jean-Noël Jeanneney revenu ensuite dans le jeu du Bicentenaire de la Révolution française) et directeurs de secteur ministériel (Maurice Fleuret, Claude Mollard), conseillers à la cour des comptes (Mollard, Jacques Sallois) et directeur de musée (Jacques Rigaud) ou d’une tutelle de Grands Travaux (Biasini et le Louvre, mais l’article Grands travaux complète largement cette question).

Des articles divers reviennent d’ailleurs sur des institutions structurantes comme les Frac, la réforme des Drac, les commémorations, la décentralisation… Le texte consacré à la Direction du développement culturel décrit ainsi les tenants et aboutissants de la « démocratisation culturelle », dont les objectifs sont repris de nos jours dans nombre de discours : dans l’éducation, mais aussi au sujet de l’insertion de la culture dans la vie quotidienne, du développement de pratiques culturelles nouvelles, de la reconnaissance des cultures spécifiques, de la sensibilisation de tous, de l’approche des enjeux de la science, de l’intervention de la culture dans le champ sanitaire et médical…

Enfin, un cahier de photographies annonce une exploration des champs, disciplines et secteurs qui ont été largement concernés par le renouveau langien. Ces photos présentent des personnes (François Mitterrand, Catherine Deneuve, Jack Lang, Michel Piccoli, Claire Brétécher, Hervé di Rosa…) mais aussi des œuvres de la période (de Mario Botta, de Pierre Soulages, de Dominique Bagouet…). Ce détour est indispensable pour concrétiser les propos. Elles ouvrent donc une série de réflexions portant sur « Lang et… » – l’architecture, le cinéma, la danse, les bibliothèques, les festivals, les marionnettes, etc.

Si ces rubriques font à juste titre le point sur les travaux entrepris durant l’office de Jack Lang, elles permettent aussi d’augmenter la palette des personnes citées dans l’ouvrage, en insistant sur leur rôle : Jean Frébault, Claude Mollard, Marc Nicolas, et bien d’autres, tous conseillers à des titres divers, mais surtout maîtres d’œuvre de la politique présentée ci-dessus. L’intérêt de ces rubriques est à la fois de présenter les acquis et de faire émerger de manière concrète certains éléments de doctrine : l’accent mis sur les formations, la tentative de conjoindre culture et politique, les reconnaissances culturelles, bref des éléments qui définissent et appliquent un cadre global aux objectifs et moyens de chaque institution. Où l’on observe comment se répand le souffle et la dynamique d’un ministère devenu prégnant.