La violence du combat se trouve réhabilitée comme nouveau chantier pour les sciences sociales. Un livre indispensable.

Stéphane Audoin-Rouzeau   commence et termine son ouvrage sur un double souhait. En premier lieu, que son livre puisse contribuer à combler une immense lacune dans le travail collectif des sciences sociales, spécialement en France, où l’analyse de la guerre comme expérience de la violence n’est pas comprise comme "objet d’investigation légitime". En second lieu, que son travail soit discuté et prolongé par d’autres. Plutôt qu’une œuvre définitive, cette somme veut être un travail de pionnier – d’ouvreur de route, dit-on dans l’infanterie. Il prend d’ailleurs le plus grand soin d’instruire des questionnements qu’il laisse sans réponse, et de proposer quelques unes de ses observations comme autant de balises pour l’avenir de la recherche. Ce livre est donc une étape dans le cheminement personnel de l’auteur et, si ses vœux sont exaucés, dans celui de ses collègues et disciples. Ce parti pris, où se mêlent scrupule et modestie, est une des lignes structurantes de sa réflexion.

L’amoncellement encyclopédique des citations et des références, loin d’étourdir ou de saturer l’esprit, guide le lecteur, avec pertinence et sûreté, dans le réseau des arguments. La qualité de la langue fait le reste. Dans le pli des raisonnements les plus serrés, elle ménage souvent une petite place pour l’émotion. Sur un sujet difficile qui entraîne naturellement la méfiance, le lecteur le plus exigeant n’a plus de doutes : il s’agit d’un ouvrage magistral.

Il serait ingrat – pour l’auteur comme pour le chroniqueur - de résumer cet ouvrage aussi riche qui, procédant par étapes, accorde à chacune d’entre elles une analyse fouillée qui la rend presque autonome. Pourtant, au fil de la lecture, la continuité du propos s’impose. Combattre apparaît comme une sorte de crescendo. Débutant sur des considérations de méthode et d’épistémologie, s’attachant longuement à la critique du silence des sciences sociales et au mutisme de ses grands témoins, il s’achève sur un dernier chapitre éblouissant ("combat et physicalité"), qui tire une grande part de sa substance de ceux qui le précèdent. Mieux vaut donc, comme nous y invite l’auteur, discuter.


La tache blanche

Le combat, "la guerre examinée au ras du sol", s’observe par des signes patents - la douleur, la blessure, la violence - et parfois exacerbés : l’amputation, le viol, le massacre, l’éviscération. C’est ce dont les sciences sociales n’ont pas voulu entendre parler et ce sur quoi elles veulent se taire. Sans doute, de nombreuses raisons secondes viennent-elles nourrir cette répulsion : déclin de "l’histoire bataille", antimilitarisme larvé, réticence à affronter le sordide et l’atroce, autant par dégoût que par précaution méthodologique. Un consensus tacite s’est établi : si l’horreur est la part inévitable de la guerre, elle ne fait pas l’événement et n’explique rien. En fait de silence, il s’agit davantage d’amnésie. S. Audoin-Rouzeau le démontre par l’analyse en profondeur des écrits des grands noms des sciences sociales, eux-mêmes anciens combattants, ayant connu la guerre sous sa forme la plus rude, soit par la perte douloureuse des proches (Mauss), soit par la participation, souvent héroïque, au combat (Elias, Hertz, Renouvin, Tawney, Bloch, Evans-Pritchard, Leach). Le constat est le même pour tous et illustré par Norbert Elias : "On dirait qu’un rideau est tombé sur toutes ces choses. J’ai oublié ce que je ressentais à cette époque. Oui, c’est étrange … Mes sentiments et mes pensées d’alors se sont transformés en tache blanche"   . À la célèbre formule de Goya sur la guerre, "yo lo vi" ("je l’ai vue"), les savants convoqués par S. Audoin Rouzeau répondent : je l’ai oubliée. Cette irrépressible évacuation du témoignage conduit vers une stratégie généralisée de l’occultation. L’auteur démontre combien "du silence des historiens, anthropologues et sociologues du XXe siècle qui ont combattu dans la guerre moderne" on aboutit "au silence de ceux qui les ont lus, commentés, prolongés", ce qui prive "ce sujet capital de la place qui aurait dû lui revenir depuis longtemps". Ce mutisme et ce refoulement, il les constate, sans les expliquer vraiment.


La marque rouge

Cette suspension du jugement provient peut-être de ce que l’auteur s’est trop enfermé dans son champ d’examen. À trop vouloir considérer ces maîtres universitaires comme tels, il néglige qu’ils relèvent d’un profil plus général : celui de l’ancien combattant – ou de l’ancienne victime - qui ne parle jamais de son expérience personnelle au point que certains proches ne savent rien de sa connaissance de la violence. Une enquête, évidemment difficile à mettre en œuvre, sur les amnésies, les feintes et les vrais-faux souvenirs de guerre chez les anciens combattants des deux conflits mondiaux ou des guerres coloniales reste à faire. Mais on sait déjà, pour l’avoir lu dans les mémoires (de leurs enfants) que le silence amnésique de l’expérience du combat est très répandu. Ne pourrait-on pas aussi s’aviser que des personnages très médiatisés, comme les acteurs de cinéma, ne font jamais état de ce passé pourtant "glorieux" (Clark Gable, Charlton Heston, Lee Marvin, Charles Vanel, Jean Gabin). Le cas le plus typique est celui d’Audy Murphy, bien connu des cinéphiles, qui décrocha un de ses premiers rôles dans The red label of courage de John Huston   , chef d’œuvre d’analyse du combat. Il y incarne un soldat submergé par la peur panique que suscite le combat. Combien de spectateurs ont su que ce jeune homme imberbe et falot, si parfait dans son rôle, était le soldat américain le plus décoré de la Seconde Guerre mondiale ? Cette anecdote, et tant d’autres, partage avec les cas analysés par S. Audoin-Rouzeau l’étrange dialectique d’un public qui ne veut pas savoir et d’anciens combattants qui ne veulent pas dire.

À quoi s’ajoutent sans doute des règles internes au genre académique. Les ouvrages savants ne sont pas le lieu des épanchements et des témoignages. S. Audoin-Rouzeau mentionne deux exceptions : quelques passages des Souvenirs de guerre de Bloch, mais surtout le texte de Tawney, The Attack, paru dans la Westminster Gazette en août 1916. Ces deux contre exemples sont éclairants car ils relèvent du genre littéraire et non du genre universitaire. Cet aspect n’est pas exploré par l’auteur, en dépit de quelques allusions (il cite, en passant, Malraux et Remarque). Or, pour paraphraser Mattei Dogan, les écrivains sont des anthropologues intuitifs et non orthodoxes   . Il ne peut y avoir d’anthropologie historique de la violence guerrière sans Dorgelès, Cendrars, Céline, Giraudoux, Simon, pour citer quelques exemples qui viennent à l’esprit.


We few, we happy few, we band of brothers

Le parti de S. Audoin Rouzeau de s’en tenir au seul témoignage des sciences sociales a d’autres effets. S’appuyant sur le témoignage – ô combien lacunaire - des anthropologues, il s’oriente, de manière plus théorique, vers une comparaison entre combat des guerres primitives et combat de la guerre moderne. Entre ces deux formes, rien. Il évite de la sorte le piège de la grande fresque. Mais, au fond, s’il est une absence, dans ce livre, qui devient un manque, c’est la référence à la guerre homérique. Lieu privilégié des cadres d’analyse psychologiques et anthropologiques du combat, l’Iliade reste le texte matriciel qui étale tous les lieux que S. Audoin Rouzeau repère et catalogue dans le combat moderne : sang, mutilation, massacre, dégradation du corps de l’ennemi, punition des civils, fraternité des combattants, toute la "physicalité du combat" s’y expose impeccablement. En laissant cette référence fondamentale de côté, S. Audoin Rouzeau s’est exposé au risque de délaisser un sujet capital : l’héroïsation du combattant. La piste homérique l’aurait sans doute conduit à analyser un domaine de la guerre moderne qu’il oublie volontairement : la guerre aérienne. C’est elle, bien plus que la "guerre au ras du sol", qui, au XXe siècle, fabrique les héros, au sens homérique. Von Richthofen fut un demi-dieu et traité comme tel, par ses compatriotes aussi bien que par tous les pilotes. La Royal Air Force de la Bataille d’Angleterre jouit, dans l’imaginaire britannique, d’un statut quasi religieux. La chapelle des pilotes à Westminster Abbey, ornée du vers de Shakespeare We few…(Henry V), est un modèle d’héroïsation. On retrouve aujourd’hui encore cette particularité dans l’imaginaire collectif israélien ou sud-africain. L’actualité américaine nous rappelle que le seul soldat héroïsé de la guerre du Vietnam est un pilote. La presse française, durant la première guerre mondiale, n’a qu’un héros, toujours au sens homérique : c’est Guynemer, qui ne laisse ce statut à aucun autre soldat. Sa dernière citation, dont on peut se demander si elle n’a pas été écrite par un helléniste, est révélatrice d’un processus d’héroïsation que ne connaît pas le fantassin. "Héros légendaire, tombé en plein ciel de gloire, après trois ans de lutte ardente. Restera le plus pur symbole des qualités de la race : ténacité indomptable, énergie farouche, courage sublime. Animé de la foi la plus inébranlable dans la victoire, il lègue au soldat français un souvenir impérissable qui exaltera l'esprit de sacrifice et provoquera les plus nobles émulations". Cette rhétorique est la même que celle que J.-P. Vernant a autrefois décrypté chez Homère   . Le corps de Guynemer n’ayant jamais été retrouvé, son inhumation au Panthéon s’est réduite à une inscription. Il n’en est pas moins le seul combattant du Panthéon.


Le combat comme universel ?

S. Audoin-Rouzeau a choisi son périmètre avec soin, mais les restrictions qu’il s’impose réduisent le champ de vision. Les sciences sociales ne peuvent aller sans le témoignage littéraire, la guerre primitive est moins heuristique que la guerre archaïque d’Homère, et la guerre au ras du sol n’épuise pas le champ anthropologique. Peut-être de tels prolongements feront-ils l’objet de son prochain livre ? Dans l’attente, Combattre ouvre bien des perspectives. Au-delà de la violence de la bataille (la mêlée), il expose sans fard les difficultés d’analyse de la violence qui accompagne toute guerre, celle des supplices, des trophées humains et autres démembrements.

Un des points d’arrivée possibles du travail de S. Audoin-Rouzeau se situe au détour d’un paragraphe : les violences atroces dont il établit le catalogue dans son dernier chapitre, ne doivent pas être rejetées "du côté d’une minorité de soldats égarés, voire du côté de la psychologie psychique, en une tentative de déréalisation et d’euphémisation de tout ce qui peut se jouer dans la violence de combat". Audoin-Rouzeau n’en dit guère plus. C’est pourtant une des avancées les plus notables de cet ouvrage d’établir la banalité et le caractère inévitable du pire. Tous les braves soldats n’ont pas nécessairement commis de massacre, mais tous sont en situation de le faire. Il en est de même du soldat héroïsé, que Jules Roy n’a pas craint d’appeler un "ange de la mort"   . Pour atteindre cette conclusion suggérée, S. Audoin-Rouzeau n’emprunte pas le chemin de la philosophie, de la religion, de l’idéologie. Il balise son parcours par des faits, savamment exposés, et qui souvent parlent d’eux-mêmes. Il rejoint, par une autre route, Simone Weil : "La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. Il y avait quelqu’un, et, un instant plus tard, il n’y a personne"   . S. Audoin-Rouzeau ne se donne pas la peine de condamner la guerre. Ce qu’il montre, par des voies nouvelles, c’est comment le combat dégrade l’homme, le déshumanise et le réifie. Les circonstances de l’histoire n’y changent rien. Ceci nous renvoie à la "tache blanche" de Norbert Elias. Peut-être ne veut-il pas se rappeler ce que le combat oblige à être.


* À lire également, la critique du livre de Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre (Seuil), par Catherine Hoeffler.


--
Crédit photo : MATEUS_27:24&25 / Flickr.com