Dans cette nouvelle synthèse appelée à faire date, Philippe Descola confronte les différentes manières par lesquelles les cultures produisent des images qui reflètent leur propre découpage du réel.

Au cours d’une longue carrière commencée avec l’étude du peuple Achuar (forêt amazonienne, culture Jivaro), Philippe Descola a publié de nombreux ouvrages d’anthropologie comparée, dont le célèbre Par-delà nature et culture (2005). Avec Les formes du visible, il livre une nouvelle synthèse de ses travaux, axée cette fois sur la figuration et l’empire des signes dans les cultures humaines.

Dans cet ouvrage, il est donc question de la spécificité du registre de l’image et de la figure dans des artefacts humains. C’est-à-dire dans des œuvres d’art (selon la détermination occidentale), mais aussi et surtout dans des masques amazoniens, des effigies Inuits, des tambours sibériens et des peintures Aborigènes. En somme, il est question de la fabrique des images et des figures dans les différentes cultures.

Cette concentration de variétés d’images (tableaux, masques, effigies, peintures corporelles...) dans un même projet souligne cependant que l’ouvrage déploie aussi une leçon à l’endroit de l’Occident : il est impossible d’appréhender les images d’autres cultures à partir de nos catégories esthétiques, telles que l’« art », les « symboles », la « performance », le « rituel », etc. Notre conception de l’histoire de l’art, téléologique – c’est-à-dire tournée vers une fin qui serait le terme d’un long processus de progrès –, est impuissante à saisir les images venues d’ailleurs. A cette fin, les soi-disant « archétypes » universels sont tout aussi inopérants, dans la mesure où ils eux-aussi sont finalement conçus de manière ethnocentrique.

Images et anthropologie

Philippe Descola entre dans le domaine des images en anthropologue et non en historien de l’art. À la figuration-imagée, il pose la question suivante : que montrent les images ? L’interrogation se prolonge par une hypothèse : et si les images étaient l’expression de l’invisible lié à un monde culturel ? Encore faut-il préciser que l’invisible dont parle l’anthropologue ne correspond pas à un au-delà religieux, mais à l’ensemble coordonné des dynamiques et de l’effectivité de différentes compositions de mondes (ou de figures du monde). Ainsi, toutes les images feraient signe vers une manière de construire le monde, tout en déployant une causalité agissante, puisqu’elles sont des agents de la vie sociale qu’elles impactent en termes de croyance, adhésion, cérémonies, partages.

En cela, les images, notamment pour être conçues, réalisées, comprises et interprétées, supposent des schèmes figuratifs renvoyant à ce que Philippe Descola appelle, depuis longtemps, des « ontologies ». Ce sont des manières de faire et de dire, des fabrications de relations entre humains et non-humains, au travers desquelles s’organisent des collectivités et des rapports à ce que le monde peut offrir. Dans ces diverses « ontologies », les individus trouvent leur identification et leur structuration, grâce à des dispositifs de cadrage des pratiques, des perceptions, des institutions, bref un ensemble de moyens au service d’un objectif appris durant la socialisation, et qui servent de filtres des qualités, des phénomènes et des relations possibles avec le monde et les autres.

Ce livre reprend donc le fil conducteur des « ontologies », établi depuis longtemps. Il consiste en l’étude comparative des diverses façons de détecter et de stabiliser des continuités et des discontinuités entre humains et non-humains, dont les documents ethnographiques et historiques offrent des témoignages, avec l’intention de mettre en lumière ce que l’on pourrait appeler des formes de « mondiation ».

Quatre ontologies, quatre rapports à l’image

Ces formes se répandent en quatre architectures : l’animisme, le totémisme, l’analogisme et le naturalisme.

L’animisme impute à des non-humains une intériorité de type humain ou impute à des non-humains des comportements et états intérieurs analogues aux humains. Il détecte des intentions dans les êtres le plus divers, et trouve des dispositions analogues partout. Dans ce cadre, les images animistes sont le plus souvent en trois dimensions et visent à activer une présence, à révéler un changement de perspective ou à actualiser une image mentale.

Le totémisme, quant à lui, pense les humains, les animaux et les plantes par ressemblance. Cette ressemblance ne passe pas par un rapport d’imitation, mais par des qualités physiques et morales : le totémisme compose des classes (totémiques) grâce à la référence à des qualités générales qui conviennent à des morphologies dissemblables. Dans ce cadre, les images sont l’expression visible de l’ordre totémique dans des artefacts et elles sont assignées au patrimoine iconologique de tel ou tel groupe.

L’analogisme a l’obsession des correspondances : selon cette perspective, l’analogie permet de réduire la diversité des différences. Dès lors, les images figurent des réseaux dans lesquels elles montrent que des êtres différents font partie d’un tout.

Enfin le naturalisme inverse, d’une certaine manière, l’animisme. Pour lui, les humains sont les seuls à posséder une intériorité, mais ils se rattachent aux non-humains par des caractéristiques physiques. Pour le dire autrement, les humains s’y dissocient nettement du reste des existants du fait des capacités cognitives que leur infériorité singulière leur confère, tout en étant semblables à eux par leurs déterminations physiques. C’est dans ce cadre que fait irruption la figuration de l’individu humain. Il produit des tableaux qui singularisent la cohérence des espaces mis en scène. Son art de figurer met l’accent sur l’identité reconnaissable de l’artiste, de l’œuvre et de l’objet dépeint comme du destinataire.

D’un régime d’image à l’autre

Par l’intermédiaire de sa conceptualisation anthropologique générale, Philippe Descola montre ainsi que les figurations expriment à grand trait les propriétés de l’un ou de l’autre des quatre grands régimes de mondiation. Toute figuration correspondrait en somme à une mise en image, ou plutôt à une opération humaine au moyen de laquelle un objet matériel quelconque est institué en un signe iconique d’un être ou d’un processus, par esthétisation. On ne figure que ce que l’on perçoit ou imagine, et l’on n’imagine et perçoit que ce que l’habitude nous a enseigné à découper dans la trame de nos rêveries et à discerner dans le flux des impressions sensibles, écrit-il. Une image serait donc une ostension de propriétés ontologiques puisées dans la texture des choses relevant de son monde.

Cette hypothèse conduit Philippe Descola à prêter une attention toute particulière aux rapports entre les cultures, dont il résulte qu’il a cherché à montrer aux lecteurs occidentaux (avant traduction de l’ouvrage) qu’il ne convient pas d’appréhender d’autres cultures, ou d’autres mondiations, à partir de leurs catégories. C’est d’ailleurs un propos qu’il tient d’entrée de jeu :

« chez les Achuar, j’avais cherché en vain quelque chose qui ressemblât à la nature ou à la culture, à l’histoire ou à la religion, à des savoirs écologiques nettement dissociables des pratiques magiques ou à des systèmes d’exploitation des ressources gouvernés par la seule efficacité technique. Le concept même de société, cette hypostase par référence à laquelle nos sciences si singulières s’identifient, décrivait bien mal un assemblage d’humains, d’animaux, de plantes et d’esprits dont le commerce quotidien faisait fi de la barrière des espèces et des différences de capacités entre les êtres ».

D’autre part, il insiste en permanence sur l’idée selon laquelle ces mondes de figuration, pas plus qu’ils ne sont présentables dans une histoire linéaire dans laquelle le régime artistique occidental viendrait se substituer aux autres mondiations, ne sont pas figés. Des transformations des systèmes de composition de l’image ne cessent d’opérer, que ce soit par extension du marché mondial de l’image, de la diffusion mondiale des images des uns et des autres et des « contaminations » induites, ou par échanges de techniques, voire par les folklorisations patrimoniales des images imposées par des gouvernements.

Enfin, il insiste sur les mécanismes de l’iconicité, en donnant une interprétation assez large de l’image qui, finalement, ne reflète pas seulement des dispositions intérieures du côté du fabricant qui seraient de même nature que celles dans lesquelles il se reconnaît soi-même et se reconnaît à soi-même dans son monde. Il précise encore, parmi d’autres thèmes dont il est difficile d’indiquer la teneur en si peu de place, que si les images sont des pièges à pensée, elles captent aussi l’attention, suscitent l’attachement, et instituent un effet de fascination produisant un détachement vis-à-vis de l’environnement. À cet égard, s’abîmer dans la contemplation de motifs décoratifs permet de se déprendre de soi-même, instaure un exercice spirituel canalisant par exemple la piété, et pourquoi pas la colère, etc.

Cette étude de la façon de disposer les figures dépeintes sur la surface qui les accueille, de la construction du plan de l’image et de l’agencement des figures dans des mondes culturels différents est donc centrale et destinée à faire date. Elle permet de comprendre que figurer, dans une perspective anthropologique, c’est donner à voir l’ossature ontologique du réel, ossature à laquelle chacun de nous s’est accommodé en fonction des habitudes que notre regard a prises de suivre plutôt tel ou tel pli du monde.