Sous la conduite d'André Comte-Sponville, ce long entretien avec Francis Wolff permet de découvrir dans sa globalité la pensée d’un philosophe majeur.

Cet ouvrage, dans lequel André Comte-Sponville joue, avec une exemplaire sobriété, le rôle d’intervieweur, permet à tous ceux qui seraient passés à côté de la pensée d’un philosophe majeur d’en avoir désormais une riche idée. Car, disons-le d’emblée, l’immersion est d’une qualité exceptionnelle.

Une part de cette réussite tient à la forme : l’entretien donne au discours philosophique une allégresse que n’autorise pas l’exposé académique. Il est vrai aussi que la connivence entre les deux amis fournit l’occasion à Francis Wolff de conter pour la première fois une histoire familiale faite de peurs, d’exils, de disparitions. Nous apprenons également comment l’on devient philosophe lorsque rien dans l’environnement parental et social ne nous y prédispose. Et qui sont les auteurs et les maîtres qui ont rendu possible cet itinéraire intellectuel.

Mais le lecteur a surtout le rare privilège de pénétrer dans l’atelier du philosophe. Pour ceux qui, comme l’auteur de cette recension, le fréquentent depuis de longues années, comme pour les heureux dont ce serait le premier séjour, le profit est immense. Il est rare, en effet, de pouvoir saisir l’architecture d’une œuvre, telle qu’elle a été patiemment élaborée par son auteur. Une œuvre dont les racines sont la métaphysique, le tronc, l’anthropologie, et les branches, l’éthique, la politique et l’esthétique.

 

Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

Qu’y a-t-il dans le monde ? Des choses, des événements et des personnes, telle est la réponse de Francis Wolff depuis, au moins, 1997 et son livre magistral, Dire le monde. C’est dans ce dernier qu’il énonce l’idée fondamentale selon laquelle « le langage fait monde », ce qui signifie, non que ce « monde » est confondu avec la réalité mais que le monde se construit, pour nous, dans et par le langage. Aussi, bien qu’il soit inévitable de penser qu’il y a une réalité sans langage pour le dire, on ne peut parler que du monde qui est cet ordre dans laquelle nous vivons et qui nous est commun. Le réel est ainsi transformé en monde par le langage. Si nous voulons connaître la réalité, il convient de se fier à ce qu’en disent les théories scientifiques. Mais si nous voulons savoir ce qu’il y a dans le monde, alors fions-nous à ce qui en est dicible entre nous.

L’influence conjuguée d’Aristote et de Kant est ici cruciale. Francis Wolff l’explicite dans un passage fondamental   : si le monde nous apparaît comme non contradictoire   , il faut en chercher la raison non dans notre manière de le connaître (comme chez Kant), mais dans notre manière d’en parler, c’est-à-dire à la façon dont fonctionne notre langage. Et cette union indissociable du langage et du monde, le philosophe l’appelle du nom de « langage-monde ».

De ce monde, nous disons qu’il était constitué de choses et d’événements : les noms disent les choses et les verbes les événements. Mais les noms et les verbes ne suffisent pas à saisir et à maîtriser le monde. Nous disposons en réalité d’autres mots, qui ne disent ni les choses ni les événements : ils servent à indiquer. Ces mots servent à dire le monde, non de l’extérieur et d’un point de vue désengagé, mais en y prenant position. Nous parlons du monde non à son sujet mais à partir de lui. Nous instaurons un rapport pratique au monde qui ne passe plus par la structure du langage-monde : la parole-monde est une parole en perspective. Par elle, nous faisons le monde au sens où nous y agissons. Pour faire ontologiquement un monde humain, aux noms et aux verbes, il faut adjoindre des personnes agissantes.

Autrement dit, la question essentielle est de se demander ce que doit être ce monde, dans lequel existent des personnes et des actes, pour que nous puissions en parler. Dans la philosophie de Francis Wolff, la métaphysique entretient des liens étroits avec l’éthique puisque nous passons du « qu’est-ce que ? » et du « pourquoi ? » au « qui ? ». Qui agit ? Car, pour que le monde puisse avoir un sens éthique, il faut bien que quelqu’un agisse.

 

L’échange dialogique

Pour Francis Wolff, l’homme est doté de rationalité dialogique : l’individu se définit par le « parler à », ce qui l’ouvre d’emblée à l’altérité. Cette notion de rationalité dialogique fait l’objet d’une analyse extrêmement précise. On peut en distinguer trois degrés de rationalité théorique. Le premier est ce qui permet au langage d’objectiver les informations qui nous parviennent du monde et sur lesquelles nous élaborons des croyances. Nous sommes donc capables d’une représentation de second ordre (c’est-à-dire une conscience représentative de nos propres états de conscience). Francis Wolff parle de « repli de la conscience sur elle-même » dont nous sommes, seuls, capables. Ce repli implique l’existence d’un monde objectif à propos duquel nos jugements peuvent être dits vrais ou faux.

Il existe un deuxième degré de rationalité théorique, celui de la justification de nos jugements, le passage au pourquoi, et, enfin, un troisième, considéré comme la forme universelle de justification des jugements, la science. L’intérêt de l’analyse de Francis Wolff consiste à s’interroger sur ce que la science, en tant que mode de connaissance, nous dit de l’homme : l’être qui peut s’efforcer de s’abstraire de soi pour comprendre le monde en soi, d’adopter, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Thomas Nagel, le point de vue de nulle part.

Il existe aussi des degrés de rationalité pratique : le premier vise la liberté, entendue non comme un libre arbitre métaphysique, mais comme le fait d’avoir des raisons de faire ce que nous faisons   . C’est la condition même de notre responsabilité. Car, soulignons-le, les raisons ne sont pas des causes : « On se détermine soi-même par des raisons, alors qu’on est déterminé par des causes »   . Le deuxième degré se déduit du précédent puisque nous passons des raisons d’agir aux bonnes raisons d’agir. C’est dire que l’homme est un être moral. Il est guidé par des valeurs et, si nous voulons qu’un « plaidoyer pour l’universel »   soit fondé, il nous faut surmonter la guerre qu’elles se livrent. Aussi, le troisième degré s’exprimera-t-il dans ce que l’auteur appelle la quête du point de vue de toutes parts, autrement dit l’éthique. Car, écrit-il, l’animal interlocutif est un animal éthique, il veut le bien pour soi et le bien en soi : « Il y a, pour la raison dialogique, un bien universel. Il suppose le monde vu de toutes parts, de toutes les places où se trouve un sujet d’interlocution. Telle est l’éthique humaniste fondée en raison »   .

Cette éthique humaniste n’a rien d’abstrait. Elle se réalise de multiples façons (psychologique, émotionnelle, affective, culturelle, juridique, morale, politique et historique) dans la réciprocité (chacun considère tout autre comme un autre soi) et l’égalité (chacun considère tout autre comme égal à soi). C’est donc bien l’interlocution rationnelle, autrement dit l’expérience de la réciprocité et de l’égalité, qui est à la source de l’humanisme universaliste. Ce dernier s’incarne politiquement dans le projet cosmopolitique, conçu comme une théorie de la justice globale, et revendiqué, par-delà errances et persécutions, comme la seule réponse possible à la maladie identitaire.

 

Les universaux comme condition de la diversité

La musique, définie comme art des sons, occupe dans la pensée de Francis Wolff une place privilégiée   . L’objectif poursuivi, dans ce vibrant dialogue avec A. Comte-Sponville, est bien, par-delà la diversité de ses formes, d’en dégager l’universalité. Mais, avant de parvenir, à des conclusions théoriques, le lecteur est le témoin émerveillé d’une passion, une passion aisément communicable, malgré l’impressionnant savoir sur laquelle elle est bâtie.

La variété des goûts de Francis Wolff est assez rare, et nul ne pourrait lui reprocher de privilégier le savant au détriment du populaire. C’est d’ailleurs probablement cet éclectisme qui donne sa force à l’affirmation centrale selon laquelle partout où il y a des êtres humains, il y a de la musique. On pourrait réduire cette thèse à un simple constat empirique. Mais il n’en est évidemment rien : en affirmant que la diversité des musiques est permise par l’existence des universaux, Francis Wolff retrouve le terrain de l’anthropologie. L’analogie avec la linguistique chomskyenne est éclairante : les mêmes universaux linguistiques permettent l’extrême variabilité des langues. Car il ne s’agit pas seulement d’affirmer l’universalité de la musique, mais l’existence d’universaux musicaux.

Le premier d’entre eux est l’invention des notes. Celles-ci sont organisation des sons. Mais de cette organisation, il ne résulte pas de la musique. Il faut un deuxième ordre, temporel cette fois, car la musique est un processus, c’est-à-dire une entité autonome (non réductible à un chose ou à des événements) qui peut être décrite comme la fusion d’événements en une chose. Ces deux entités, chose et événement, qui font le processus musical, sont en même temps les conditions transcendantales de la musique. Néanmoins, la musique est un peu plus qu’un processus.

Elle est aussi rapport au temps, non seulement subjectif mais objectif à travers les idées de permanence), de succession et de simultanéité, idées constitutives du temps, selon Kant, indépendamment de la conscience que nous en avons. Ces trois dimensions sont en quelque sorte rationalisées. En effet, à la permanence se substitue la substantialité, soit l’idée que les êtres temporels, ici les notes, sont à la fois permanents et changeants, à la succession se substitue la causalité, et à la simultanéité se substitue l’interaction, autrement dit l’idée que certains êtres ne surviennent en même temps qu’en raison de leur connexion. Ainsi, la musique rationalise le perceptif : elle est « l’intelligence sensible du monde des événements »   . Par elle, ces derniers sont apprivoisés, tout comme le temps du monde dans lequel ils arrivent. C’est d’ailleurs parce que nous avons besoin d’apprivoiser les événements que nous faisons de la musique : « La musique est comme la vie. Elle est faite de notes, d’accords, de silences, en lesquels elle peut être analysée – événements que par, par la grâce des relations de causalité qui les lient, elle transforme en un tout autonome »   .

Mais le privilège accordé à la musique ne conduit pas Francis Wolff à oublier les autres arts, tout particulièrement le théâtre. Car nous représentons les choses dans des images, et des personnes agissantes dans des récits. On trouve, page 316, une synthèse éclairante : « Je reprends mes trois questions. Qu’est-ce que ? Pourquoi ? Qui ?... Les êtres humains s’approprient par l’imagination les choses du monde, réelles ou possibles : ils les représentent par des images. Ils ont besoin de domestiquer l’enchaînement des événements et ils les représentent par des rythmes et des mélodies dansées, chantées, jouées. Ils veulent aussi comprendre qui ils sont. C’est le troisième sommet du triangle de la représentation. Car il n’y a de réponse au qui ? que par des récits ».

Francis Wolff plaide, en art comme en philosophie, ainsi que le résume son interlocuteur, « par le singulier comme par le concept, pour un retour à l’universel, donc au monde commun, ou au monde commun, donc à l’universel »   . Dans ce monde, qu’il nous dit à la première personne, et qu’il contribue, par son humanisme intransigeant, à rendre habitable, il est un philosophe rare.