Un recueil des articles du critique David Sylvester portant sur l’art moderne et le XXème siècle artistique.

On n’en a jamais fini avec les considérations sur la tâche de la critique d’art, surtout sur un site qui publie des critiques d’œuvres et d’ouvrages même s’ils portent sur des objets plus divers que ceux qui vont nous occuper ici. Si on connaît assez bien l’histoire de la critique et, en ce qui nous concerne, le rapport de cette critique à l’art d’exposition, les théories de la critique d’art ne peuvent cependant se borner à des références classiques (Diderot, Baudelaire…). Elles ne cessent de se redéployer au fil des propositions des artistes, c’est le cas de Sylvester notamment, tout en cédant, au cours du XXe siècle, aux appels suscités par la linguistique, la sémiologie, la sociologie, etc., plus ou moins successivement.

De surcroît, si la critique d’art courante véhicule toujours un parti pris normatif, la critique « scientifique », celle de Sylvester en est la preuve, reste tendue entre deux veines : celle de la description formelle et celle de l’expression de l’effet qu’a sur le critique l’œuvre d’art à propos de laquelle il écrit. Ce qui permet au critique des comptes rendus parfois négatifs, surtout concernant des expositions, mais demeure problématique dans le cas des interviews d’artistes. Quoi qu’il en soit, il devrait être plus important d’observer les erreurs d’appréciation et les remaniements de jugement des critiques. C’est sans doute sur ce point que le volume présenté ici est caractéristique, si on le lit de près.

Ce volume, en effet, outre des repères biographiques et une bibliographie, contient des travaux de David Sylvester (1924-2001), critique et historien d’art, articulés à un écrit intitulé : Curriculum vitae. L’ensemble est composé à partir des textes, émissions de radio – à la BBC, en 1960, dans le programme grand public « La peinture du mois », ou dans un programme de compte rendu de visites d’expositions –, conférences et entretiens publiés par lui, présentés selon un ordre déterminé par les éditeurs, qui suit le parcours de l’exposition de la Tate Modern organisée en hommage à Sylvester en 2002, après son décès. À cela s’ajoutent des témoignages de personnes ayant côtoyé de près le critique : Sarah Withfield, Jean Frémon et Fabrice Hergott. Yve-Alain Bois signant sa préface et Nicholas Serota y ajoutant son introduction au catalogue de l’exposition de Londres.

Dans la mesure où Sylvester avait déjà travaillé à organiser une sélection de ses propos, l’ouvrage revêt l’aspect d’une exposition rétrospective promue à la fois par l’auteur et par les éditeurs. D’autant que la compilation préalable de ses textes par l’auteur même imposait des regroupements dans des sections analogues à des salles d’exposition, ce qui est pourtant moins sensible dans le volume définitif publié ici, résultat d’une sélection opérée par l’éditeur actuel et justifiée dans la Note sur la composition du volume signée Olivier Weil.

Ce qui frappe dans ce volume : le critique a beau montrer son allergie aux théories et laisser croire à la nature empirique de son travail, sa philosophie pratique transparaît en permanence, en l’occurrence ici son appui sur la phénoménologie. C’est la part du lecteur ou de la lectrice de s’y retrouver et de reconstruire la perspective du critique.

 

Des choix

Pour le lecteur, le plus frappant, sans doute, ce sont les rapprochements entre peintres ou œuvres et la manière dont ils éclairent avec pertinence la pratique de tel ou tel artiste. Mais ce qui ne peut pas le laisser indifférent, c’est aussi, chez Sylvester, le respect absolu de la singularité de chaque tableau et de chaque peintre. En un mot, on ne peut être critique de tout. Sylvester opère des choix. Son regard en est d’autant affiné. Cela lui permet de différencier la volonté d’organiser et de dominer qui pousse Cézanne ou Renoir à peindre, la volonté d’imiter des motifs et scènes de la tradition picturale chez Matisse et Picasso, la quête de modèles exotiques de femmes marginales chez Degas et Lautrec, et l’action de peindre ce qui est autour de lui, de peindre ce qui est seulement là de Bonnard, pour souligner le contenu des premiers articles de ce volume.

Cela étant, commencer la lecture par un article portant sur Cézanne a bien une signification (outre la chronologie). Elle est double : ouvrir le siècle étudié et ses dynamiques, et faire le choix de modes d’analyse. Chaque article de Sylvester décrit d’abord l’objet en question, mais sans prétention objective. Il décrit même plutôt le rapport avec le spectateur et la fragilité du regard. Puis il tente des comparaisons et contre-points. Parfois, il ne prend pas ces précautions relatives aux futurs lecteurs, et il entre d’emblée dans la matière qui l’intéresse ou l’obstacle (optique ou théorique) qu’il veut dissoudre.

En l’occurrence donc, revenons à Cézanne. Sylvester montre que si un tableau de Poussin est la mise en scène de l’interprétation d’un sujet, une composition de Cézanne semble ne s’intéresser qu’à des questions formelles laissant le contenu de côté. Ainsi l’acte de création chez Poussin est achevé dans les dessins préparatoires, tandis que l’acte de création chez Cézanne se prolonge dans l’acte de peindre.

Dans le même ordre d’idée les articles portant sur Francis Bacon (en fait quatre articles aux tonalités différentes se succèdent à propos de cet artiste) insistent moins sur la dramaturgie et l’angoisse dans cette œuvre que sur la manière d’exprimer ce qui se joue en l’humain devant le spectacle du monde, plutôt que ce spectacle même. Le critique rapproche Bacon de Rembrandt : Bacon a appris chez ce dernier comment appliquer la peinture sur la toile, créer du volume, représenter la chair, et trouver la relation juste entre le corps et les habits. Sylvester commente la présence de la photo à la peinture, non pas seulement son usage, mais surtout la recherche d’un équivalent pictural du contenu et des qualités physiques de l’image photographique. D’où une relation d’une séance de pose de Sylvester même devant Bacon, regardant de biais une photo d’hippopotame (allusion à la corpulence de Sylvester).

Pour amplifier ces constatations, notons que le critique explicite ses hésitations dans ses articles – y compris à écrire bien sur tel ou tel artiste, ce qu’il juge n’avoir pas réussi à faire (sur Donald Judd, notamment) - ou celles du monde de l’art, par exemple face à Jackson Pollock. Cet artiste est-il dionysiaque et extatique ou serein ? Sylvester s’attarde sur l’élégance et le calme de la peinture de Pollock plutôt que sur la légende de « l’homme sauvage » qu’il aurait été. Il insiste d’ailleurs sur la manière dont le spectateur pénètre dans la peinture de Pollock, ne pouvant pas se contenter de la regarder de l’extérieur. La peinture en question n’est pas une scène qui se déploie devant lui, sans point de fuite. On se déplace à l’intérieur des peintures et on voit alors se dessiner des perspectives.

Enfin, l’ensemble est rythmé par des interviews : de l’artiste de Kooning, en 1960, soulignant le dégoût de la peinture qui a saisi les artistes à l’époque, sa découverte des artistes américains inconnus en Europe, la vie sous l’Agence fédérale créée par Roosevelt, son identification à New York (et non pas à l’art hollandais, ce sur quoi Sylvester revient dans un écrit complet en 1993, non sans affirmer son admiration pour elle), etc. ; Sylvester insiste de surcroît sur l’idée selon laquelle la peinture de de Kooning renvoie à une prise de conscience globale de la réalité envisagée comme un flux héraclitéen où tout se confond. Entretien aussi avec Cy Twombly (2000), puis Richard Serra (1997-1999) et, à son sujet, le refus de l’analogie de ses sculptures (de l’époque) avec les coquillages, les déplacements autour ou dans l’œuvre, les maquettes de travail, le refus de se focaliser sur la technique, sur le fait que les pièces ne sont pas destinées à provoquer une émotion, mais cherchent à provoquer des expériences complexes, sans être directives. Entretien encore avec Jeff Koons (2000), sur l’art conçu comme communication, et les collages, l’emplacement de sculptures en public, dans un complexe de divertissement ou dans des centres commerciaux, enfin sur son travail comme énigme : travail esthétique ou conceptuel ?

 

Un curriculum vitae

On peut lire cet ensemble linéairement. Mais on peut aussi y poursuivre des éléments transversaux : par exemple, les propos portant sur les titres dans les œuvres : Duchamp, Twombly, Johns, etc. En vérité, l’organisation successive des articles correspond cependant bien à un projet, nous l’avons écrit ci-dessus. C’est le curriculum vitae rédigé par Sylvester qui sert de guide, proposant la description d’une trajectoire vouée à l’art. Elle s’ouvre grâce à une reproduction de La Danse de Matisse, regardée à 17 ans, avant que le futur critique se jette dans la peinture. Puis il raconte la vocation de critique, et les articles à rédiger, dont le premier a porté sur Moore. Ce n’est qu’à partir de 1945, que Sylvester se confronte avec des ensembles conséquents d’œuvres (Matisse, Picasso, Klee), avant de devenir aussi lui-même commissaire d’expositions (y compris à Beaubourg).

Le curriculum vitae vérifie ce que nous indiquions ci-dessus. Le critique organise des parcours afin d’observer les œuvres et raffine en permanence la finesse de son regard. Jean Frémon écrit à ce propos : « David Sylvester était un œil et une oreille avant d’être une plume ». De cet œil, de cette oreille et de cette corpulence dont parle plus loin Frémon, on s’en rend compte à plusieurs occasions : un regard sur un tableau de Bonnard, sur un tableau de Bacon etc. Chaque fois le parcours de l’œil prend grand soin de partir du format, des figures, puis du rapport fond-figures, pour faire lever progressivement une mémoire des hommages rendus à d’autres œuvres parfois du même artiste, parfois d’autres artistes, dans un jeu de similitudes qui traverse le regard. Le critique ne cherche évidemment pas à fondre les œuvres les unes dans les autres, ou à évoquer des copies réciproques. Il fait surgir des relations fondamentales qui peuvent se révéler très indirectes, mais qui laissent à penser que le regard n’est jamais vierge de références. Ainsi le lecteur est-il confronté à la brutalité de fait de Picasso, ou à la forme de sérénité qui vient après la douleur dont est porteuse l’œuvre de Matisse (voire de Pollock), ou à un subtil rapprochement entre les figures de Giacometti et le personnage de Starbuck dans Moby Dick de Herman Melville. Encore ne doit-il pas se tromper. D’ailleurs Sylvester ne cesse de souligner que ce qui est important dans les références mises au jour, ce sont moins elles-mêmes (en une sorte de jeu mondain tout à fait hors de propos) que la conscience des audaces des transformations et des polémiques assumées, par exemple avec John Berger, vers 1950. Mais pour s’apercevoir que c’est perdre son temps. Il reprend alors la plume en faveur des œuvres.

 

La/le spectatrice-eur

Sylvester souligne qu’en général une exposition et a fortiori une rétrospective n’est pas une succession de beaux tableaux. C’est un cheminement qui est en soi une expérience esthétique, la trajectoire que le peintre donne à son art. Dès lors, du côté de la spectatrice ou du spectateur, il faut apprendre à se laisser surprendre, et non moins à avoir l’intelligence des contradictions du commissaire de l’exposition, ou à avoir la qualité du regard grâce à laquelle une certaine intransigeance picturale vient au jour. Et il ajoute encore, cette fois à propos de Marcel Duchamp, que le public contemporain a changé. Il en est venu à exiger sa part de liberté dans le rapport aux œuvres. L’artiste n’aurait donc plus non plus à se soucier de se sentir responsable de la façon dont il est compris.

On notera en ce sens, une très belle page consacrée par l’auteur à la notion d’ambiance   , entendue ici non relativement à l’exposition, mais relativement au tableau. Quelle est l’ambiance que cherche à exprimer le tableau ? Une ambiance qui traverse le regard bien avant la compréhension du sujet de la toile ! On sait ce que cette notion d’ambiance doit à des recherches différentes (phénoménologiques entre autres), mais son application dans le cas qui nous occupe est plus ample.

Elle englobe d’ailleurs des éléments dont on néglige trop souvent l’importance. Ainsi Sylvester insiste-t-il souvent sur les questions d’éclairage des œuvres : « des conditions qui ne sont hélas pas souvent réunies à la Tate Gallery » (nous n’en rajoutons pas, mais nous pouvons faire le même constant très largement encore de nos jours et à Paris). Il consacre à cette question un « post-scriptum » entier (à un texte sur Pollock). Mais il insiste aussi sur le mouvement du corps du spectateur. Regardé avec distance ou avec proximité, le tableau ne varie pas seulement de la totalité au détail, il évoque d’autres choses. En particulier si on regarde la Table de Bonnard, cette évocation première du bonheur privé ou familial détournée par le critique. Enfin il remarque à juste titre que la différence entre une « nature morte » et des tableaux comme ceux de Bonnard, est la présence de la figure humaine dans l’œuvre, cette présence recadrant le regard du spectateur.

Ce qui demeure essentiel, pour le lecteur, ce sont les relevés constants effectués par l’auteur concernant la distance entre les choses représentées et l’œil du spectateur, la séparation du volume de l’espace qui l’entoure, la distance encore des choses par rapport à l’œil. Mais pas uniquement. Une analyse des ready-made de Marcel Duchamp ouvre d’autres portes, qui ne sont plus celles de l’œil, mais celles de la conscience d’une transformation des choses en objet d’art. Duchamp déconnecte les objets saisis des éléments auxquels ils sont habituellement liés (une roue et le sol, un tabouret et un fessier, des célibataires et la mariée, etc.).

Cela étant, pour revenir au propos liminaire, tout cela engage aussi une idée précise de la critique, le critique n’ayant, pas plus que le peintre, à imposer une interprétation de l’œuvre regardée. Sylvester entend ainsi de Kooning affirmer, des spectateurs, à propos de son œuvre : « ils peuvent l’interpréter comme ils veulent ».