Un sociologue dans son temps : tel est Howard S. Becker, qui a marqué de son empreinte la sociologie américaine par ses travaux sur les marges sociales, menés avec une remarquable liberté.

Howard S. Becker, sociologue américain, né en 1928 à Chicago, a la particularité d'être bien identifié mais peu cité par le public français. De lui, les premiers ouvrages traduits en français datent de 1985, avec notamment Outsiders, qui examine les déviances, les métiers modestes et les fumeurs de marijuana. Sont bien connus, aussi, des ouvrages comme Les mondes de l’art (1982), ou Les ficelles du métier (2002), un volume qui porte sur la manière de conduire sa recherche en sciences sociales. Dans d'autres travaux portant sur le jazz, Becker a tiré des principes de méthode de sa propre pratique, ayant été lui-même pianiste de jazz.

L’auteur de cette synthèse, enseignant de sociologie à l’université de Nantes, précise d’emblée que les travaux de Becker ne présentent pas de doctrine unifiée à adopter les yeux fermés. Chacun a suivi une voie originale, ce qui ressort nettement de la lecture des ouvrages. De plus, écrit-il, la sociologie de Becker est empirique et pragmatique. Il recherche d’abord des cas à partir desquels élaborer des concepts. C’est aussi une sociologie qui repose sur le doute plutôt que sur l’affirmation d’une orthodoxie scientifique intangible. En s’émancipant souvent des conventions sociologiques ordinaires, Becker ne place pas la sociologie au-dessus des autres manières de représenter la société. La sociologie n’épuise pas ce que l’on peut dire sur la réalité sociale. Enfin, c’est une sociologie accessible à un vaste public de lecteurs s’inquiétant de l’art, de l’éducation, de la déviance, de la culture, du travail ou de la photographie.

La sociologie et son objet

Selon Becker, la sociologie n’a pas à construire une grande théorie générale portant sur le monde social. L’entreprise est vaine. La sociologie se contente de donner un point de vue parmi d’autres sur le social. Becker, précise l’auteur, ne pense pas que le sociologue doive avoir le monopole de la création des représentations du monde social. D’ailleurs, le caractère empirique de ses recherches ne permet pas de synthèse de ce type, et ce sont même des recherches qui se confrontent à la littérature, la musique, le théâtre, etc. Il importe à Becker de se concentrer sur un objet particulier, et de formuler des questions qui permettent d’envisager cet objet de manière différente de celle qui est couramment employée. À chaque fois qu’il s’empare d’un thème (l’art, la déviance...), il construit de nouvelles manières de le considérer. Et cherche même à inventer des manières de complexifier les problèmes plutôt qu’à les simplifier. Ce qui vise autant les opinions sur le social que les modalités académiques françaises en ce qui concerne l’élaboration des notions et le compte rendu des recherches en sociologie.

On renvoie parfois Becker à ce qu’on appelle en France « l’École de Chicago ». Or, il n’est pas certain qu’une telle école existe. L’auteur précise les choses en consacrant à cette formule un encadré fort précis, résumant au passage ce que beaucoup entendent par elle. Avec non moins de pertinence, il file le thème de l’interactionnisme, au sein duquel beaucoup logent Becker, c’est-à-dire d’une sociologie des relations entre les personnes et des effets des relations réciproques comme des relations collectives. En vérité, cette question est à la fois importante et mal posée en ce qui concerne Becker. Ce dernier se situe à un niveau intermédiaire par rapport à de nombreux interactionnistes : ni dans la microanalyse qui dissout les questions, ni dans la macroanalyse qui néglige le particulier.

L’action collective

Pour ceux qui connaissent bien Émile Durkheim, référence française incontournable, la différence entre les deux sociologues est flagrante. Si, pour Durkheim, la société (la notion et l’objet) est quasiment posée comme une entité qui devient l’unique principe explicatif des actions humaines, et les « faits sociaux » paraissent des évidences, pour Becker, l’évocation de la « société » est au mieux une facilité de langage. Ce qui devrait importer à la sociologie, c’est d’étudier comment les « gens » font les choses ensemble et coopèrent à des actions. En ce sens, nous sommes bien renvoyés à la notion d’interaction. Cette dernière montre non seulement ce qui se déroule dans le champ social, mais aussi la compréhension partagée par les personnes afin de construire quelque chose. En particulier, elle devrait se concentrer sur les relations différenciées entre les individus de classes différentes.

Philippe Masson montre alors que les comportements déviants, tels qu’étudiés par Becker, sont une bonne illustration de ces interactions et de ces conflits potentiels entre groupes sociaux. Aussi entreprend-il de nous restituer l’essentiel de l’ouvrage Outsiders (1963), recueil de divers textes. À partir d’un travail empirique, Becker y analyse les relations entre les parties prenantes de ces actes déviants. L’avantage de la méthode est évident. Au lieu de classer d’emblée les personnes par les références sociales ou de comparer les actions à des normes morales ou sociales, Becker étudie la manière dont les acteurs sociaux accomplissent les actions. Il ne néglige d’ailleurs pas l’observation participante. Et en fin de compte, il ne s’interdit pas non plus la remise en question des catégories utilisées le plus souvent dans ce genre d’enquête.

Résultat : pour être déviant, il faut à la fois que vous transgressiez les normes et que d’autres rendent publique votre transgression. Bref, la déviance est relationnelle. De surcroît, elle tient au degré de perception des différences entre les statuts non pas de classe, mais sociaux (les professions, les formes d’interaction, les rapports d’autorité, etc.).

Les mondes sociaux

À défaut d’utiliser le terme « société » à la manière européenne, Becker parle plutôt de « monde social » et distingue plusieurs mondes sociaux. C’est d’ailleurs à l’occasion de ses recherches sur l’art que ce sociologue s’est mis à utiliser un tel vocabulaire. Le sociologie, précise-t-il, doit chercher les groupes de personnes qui participent à un travail déterminé, et coopèrent pour produire des objets. L’important, dans une étude, demeure le réseau de coopération qui a pour centre de gravité telle ou telle production. Dans le cas du monde de l’art, cela revient à attacher autant d’importance à ceux qui fabriquent le chevalet du peintre, qu’à celui qui expose les œuvres, celui qui les produit, ainsi que les personnels qui remplissent mille activités de renfort dans les galeries et les musées. La lectrice ou le lecteur suivra les détails de l’exposé. Mais du moins Masson fait-il clairement ressortir de son travail que Becker ne respecte pas la hiérarchie de crédibilité, qui fait qui fait que la profession la mieux établie dans un monde est la plus à même de définir ce monde et d’en parler. Ce sont donc plutôt des conflits de définition qui sourdent de l’étude, donnant beaucoup plus de corps à l’analyse sociologique.

En somme, le concept de « monde social » est un concept relationnel. Au demeurant, cela bride les anciens propos sociologiques selon lesquels les personnes agissent en étant poussées par des forces obscures. Il convient de tenir compte des motivations particulières de ceux qui participent à un monde, même si les mondes sociaux reposent toujours sur des conventions.

Les actions collectives

Il est inutile de les considérer en plaquant sur ces actions des concepts préparés d’avance. L’intérêt des actions collectives est aussi qu’elles peuvent dévier des buts premiers (contingence). Et de toute manière, nous agissons en fonction de notre interprétation des actions, de nos représentations, et de situations qui peuvent changer. Une telle perspective conduit à s’intéresser à l’engagement personnel dans l’action collective. Becker se focalise sur les ajustements individuels relatifs aux situations et à l’engagement des individus. La notion d’engagement, par exemple, semble permettre à Becker d’expliquer la cohérence comportementale des individus : « une personne est engagée quand elle perpétue une façon d’agir cohérente dans une séquence de situations variées ».

C’est ainsi qu’il étudie la carrière des institutrices de Chicago. Qu’est-ce que « faire carrière » dans ce monde ? Une telle carrière peut revêtir deux dimensions : horizontale (mobilité des postes disponibles) et verticale (ascension). Mais c’est aussi de cette manière qu’il étudie la carrière des fumeurs de marijuana. Et pour compléter le tout, il propose une réflexion portant sur la notion d’« intercontingence » : dans la vie de tous les jours, il y a des choses qui arrivent à la suite d’un concours de circonstances. D’ailleurs, lorsqu’on raconte l’existence de quelqu’un, ce sont souvent ces traits qui deviennent saillants, un peu comme le raconte Francis Scott Fitzgerald dans sa nouvelle L’Étrange histoire de Benjamin Button.

La méthodologie

Masson n’insiste pas uniquement sur les travaux concrets de Becker. Il rend compte aussi de ses propositions méthodologiques concernant les sciences dites humaines ou historiques. Nuance cependant : Becker n’utilise pas le terme « méthode », mais, afin d’assouplir l’aspect académique/conventionnel et normatif de nombreux textes d’épistémologie, il parle plutôt de « ficelles » (comme on dit d’ailleurs : les ficelles du métier), et parfois de « trucs de métier ». L’auteur de cette synthèse précise encore que les propos de Becker sur ce plan peuvent paraître déroutants à beaucoup, d’autant qu’ils enveloppent des souvenirs de son expérience d’enseignant et quelques anecdotes amusantes à partir desquelles il tire des conseils, notamment pour ses étudiants.

Becker va même jusqu’à envisager des cas imaginaires pour expliquer comment s’y prendre au cours d’une enquête (qui ne peut consister à passer son temps dans une bibliothèque). Ces deux éléments réunis donnent aux exposés scientifiques de Becker un aspect pratique bien venu dans l’exposé d’une recherche. Et les conseils du sociologue vont jusqu’à préconiser une stylistique spécifique pour l’exposé des résultats des recherches : écrire de façon claire et directe, utiliser des formes actives au lieu des formes passives, clarifier systématiquement le sujet de la phrase, éviter les généralités si cela revient à simplifier les faits que l’on veut commenter. En dernier ressort, Becker invite toujours les étudiants et les chercheurs à trouver de nouvelles grilles d’analyse ou d’interprétation du matériau à commenter. S’il ne récuse pas entièrement l’usage des statistiques dans les explorations, il s’en méfie et conseille de varier en permanence les objets de recherche.

Ces conseils, montre l’auteur, ont été entendus et ont sorti assez largement une partie de la sociologie des raisonnements en termes de causalité mécanique. Il cite alors des auteurs qui se sont réclamés de ces « ficelles », y compris lui-même qui a consacré cinq ans à l’analyse d’un lycée de Normandie. En passant par ce détour, l’occasion est donnée à la lectrice et au lecteur d’accomplir un détour par les problèmes posés par l’observation participante. Becker reconnaît qu’elle n’est pas toujours la panacée. Mais en respectant certains degrés et certaines opportunités, elle contribue efficacement à la recherche. Du moins, elle favorise l’approche du multiple et des conjonctures.

En somme, ce livre nous place devant une manière de lire les travaux de Becker. Il insiste sur l’ouverture d’esprit du sociologue et sur la liberté que procurent ses propos face aux conventions de la discipline.