Mêlant souvenirs, rêves, dossiers d’enquête, enregistrements, l’auteure explore les violences conjugales et la question raciale aux États-Unis.

L’auteure, née en 1966 dans le Mississipi, d’un père blanc et d’une mère noire, à une époque où les mariages interethniques étaient encore interdits, est une écrivaine et poétesse américaine, lauréate du prix Pulitzer en 2006, puis Poet Laureate en 2012 et 2013. Son père est un poète canadien, professeur de lettres à l’université, et sa mère Gwendolyn, une assistante sociale afro-américaine. Si son enfance est heureuse, elle n’échappe pas pour autant à la violence contre les Noirs : « Même si j’étais trop petite pour me souvenir de la nuit où le Klan a brûlé une croix dans notre allée, j’ai très souvent entendu l’histoire et ce moment est gravé dans ma mémoire comme si je l’avais vécu. Je le vois comme si je regardais une scène dans un documentaire, silencieux à l’exception du ventilateur encastré dans la fenêtre, un bourdonnement pareil à celui d’un vieux projecteur de cinéma. » Après le divorce de ses parents, elle s’installe à Atlanta avec sa mère, qui rencontre un autre homme, « Big Joe », un vétéran de la guerre du Vietnam, qu’elle épouse et qui la bat. Pour Natasha, c’est la fin de l’enfance. Sa mère se sépare de cet homme malade et dangereux, mais il la harcèle et finit par la tuer le 5 juin 1985 devant son domicile de Memorial Drive, après une première tentative de meurtre qui lui avait valu une peine de prison. Natasha a alors 19 ans.

 

« Cette blessure qui ne guérit jamais »

L’auteure rencontre par hasard en 2005 le policier qui avait constaté le décès de sa mère par balle. Il lui remet les archives du dossier. Elle va alors se confronter à ce drame, sur lequel elle avait fait silence, et retourner à Atlanta. Elle insère dans son récit des extraits d’enregistrements de conversations téléphoniques qui expliquent la terreur de sa mère et le danger dans lequel la faisait vivre son ex-mari, en menaçant également sa fille. Il aura fallu à l’auteure tout ce temps pour trouver la forme et les mots qui racontent le féminicide dont sa mère a été victime, et la rendre à sa vie de femme pleine d’élan et de projets : « Pendant des années, j’ai essayé d’oublier autant que possible ce qui s’est passé pendant ces douze années, entre 1973 et 1985. Je voulais bannir cette partie de mon passé, un acte d’autocréation par lequel je chercherais à n’être constituée que de ce [dont]  je décidais de me souvenir. J’ai choisi d’écrire le mot fin sur l’année qui a suivi notre départ du Mississipi, et le mot début après le moment de la perte – la mort de ma mère. » Elle mêle récits de rêves et souvenirs, rapport de l’enquête et histoire du Sud des États-Unis, dans un texte intime et documentaire à la fois, plein de réflexions et de symboles, d’extraits de chansons et de questions sans réponse.

 

« Zèbre »

L’auteure réfléchit à son statut de métisse et à l’histoire dont elle hérite : celle de ses parents, mais aussi celle des Afro-américains et de leur lutte pour les droits civiques et contre la ségrégation. Très tôt, elle a conscience de la particularité qu’elle porte en elle, et que les enfants autour d’elle savent bien lui faire sentir : « Je n’avais encore jamais entendu ce mot pour me désigner – zèbre – et, alors que j’étais assise sur les marches de l’appartement de mon père, en train de démêler la métaphore, j’ai décidé de ne pas raconter à mes parents ce qui s’était passé. […] D’aussi loin que je me souvienne, mon père n’arrêtait pas de dire qu’un jour je deviendrais écrivaine, parce que, avec ce que je vivais, j’aurais quelque chose d’important à dire. Je crois que cet épisode marque ma première prise de conscience partielle de ce qu’il entendait par là. » Ce très beau livre est donc un hommage autant à sa mère qu’à son père, et une façon de redonner vie à celle qui l’a fait naître à l’étage « réservé aux gens de couleur », dans une quête universelle de réparation, voire de résurrection par la littérature.