Une tentative d’articuler les questions de la philosophie politique, pour leur donner un sens et une unité, et pour dégager la tâche qui lui incombe désormais : repenser l'émancipation.

On pourrait être tenté de se demander à quoi bon encore écrire une introduction à la philosophie politique. Mais on sera surpris, en ouvrant Introductions aux philosophies de la politique, de voir que ce livre est moins une présentation de thèses d’auteurs, un remède à un déficit de culture ou de connaissance dans le domaine étiqueté comme étant celui de la « philosophie politique », qu’un essai questionnant ce qui ferait l’unité d'une telle « philosophie politique » à travers les questions irréductibles les unes aux autres qui traversent ce champ : « Quelle unité de la cité ? » « Quelle place pour le religieux ? » « Faut-il fonder sur une nature humaine ? » « Comment lier politique et histoire ? » Enfin, « tout est-il politique ? ».

La philosophie politique : son contexte et des dehors

Ces questions sont problématisées de telle sorte que les réponses apportées apparaissent bien comme des solutions proposées pour résoudre une situation conflictuelle, et non comme une liste de systèmes de philosophes patentés. Ainsi le quatrième chapitre interrogeant ce qui fait la force et le destin du peuple invite à prendre acte de la réalité du pouvoir des masses et explique les questions qui se posent alors avec une acuité particulière : qu’est-ce que le peuple ? A quoi est-il destiné ?  C’est pour répondre à ces questions que sont évoquées les réponses du romantisme et de l’idéalisme allemand de Fichte relatives à la question de la nation.

Ce qui est remarquable, dans cet ouvrage, c’est qu’outre les synthèses précises et claires sur différents auteurs ou courants de pensée, Christian Ruby prend soin de présenter ou d’évoquer différentes pistes de réflexion qui mettent en cause les prétentions de la tradition philosophique. S’il n’analyse pas ces pistes comme telles, il montre que d'autres types d'approches seraient pertinents pour réfléchir aux faits socio-politiques qui se donnent à penser, d’une façon différente de celle par laquelle la « philosophie politique » les considère.

Il est ainsi fait références à des travaux historiques et anthropologiques concernant la « mise en question des données (européennes) immédiates portant sur une condition politique centrée sur tel peuple, la fatalité de l’Etat et l’autorité d’une « philosophie politique » foncièrement axée sur la cuisine gouvernementale ». Et si, bien évidemment, Christian Ruby réfléchit sur la façon dont la philosophie s’est saisie de la politique grecque de l’Antiquité, il montre également les limites de cette philosophie, fondée sur le « déni idéologique », évoqué par des historiennes, de la part de sédition et de conflit dans la « prétendue unité de la cité grecque ».

L’ethnologie, qui combat l’européocentrisme ou l’occidentalo-centrisme de la philosophie politique, est souvent évoquée pour faire porter le regard sur les vides signifiants et importants des philosophies politiques. Ces vides qui, par exemple, imposent au monde « l’image de peuples sans histoire », refusant de penser une histoire plurielle et diffractée au profit de leur histoire « universelle », « linéaire et téléologique ».

Le conflit au cœur de la politique

La définition de ce qui fait l’objet des philosophies de la politique – et leur unité, puisque c’est parce qu’elle questionne ce même objet sous des perspectives différentes que ces philosophies, irrémédiablement plurielles, ont été rangées sous la même catégorie de « philosophie politique » – est originale. Au contraire de définitions plus traditionnelles de la politique, qui tâchent d’en saisir l’essence ou le modèle, la communauté politique supposée naturelle, l’Etat ou ce qui fait l’unité d’un groupe, Christian Ruby lie la politique à la sédition, à la résistance à une domination, à ce qui est conflictuel dans la société et menace de dissoudre le groupe : division des sexes, des intérêts, des langues, etc. On lit ainsi dans le bref exposé de la conception aristotélicienne de la politique un passage important consacré au livre V de la Politique portant sur les séditions, les révoltes et les changements de gouvernement.

Les synthèses, attendues dans ce type d’introduction, sont articulées les unes aux autres, moins dans l’intention de présenter successivement des thèses et des arguments que de mettre au jour la façon dont ces pensées se répondent les unes aux autres – même si elles doivent également être replacées dans leur cadre historique pour être pleinement comprises. Christian Ruby donne ainsi à comprendre ce que la philosophie de Machiavel a de franchement novateur en évoquant son adaptation « des principes galiléens à l’intelligibilité du politique » et l’autonomisation de la philosophie politique par rapport à la théologie et de la morale. De même, l’auteur retrace la perspective selon laquelle les pensées de Montesquieu ou Adam Smith parviennent à se passer du contractualisme pour penser la société et l’Etat en s’appuyant sur la coutume ou l’intérêt. Il expose également avec nuance les enjeux de La Cité de Dieu d’Augustin, et met en rapport la célèbre distinction entre les deux cités avec la volonté de l’évêque « de récupérer dans l’Eglise l’autorité romaine de la fondation ».

L’enjeu de l’émancipation

On notera des développements originaux qui accordent une place et une importance significatives à l’utopie, au socialisme utopique et à Proudhon, dans ce qui le rapproche de Marx et Engels comme dans ce qui l’oppose à eux. Du côté de ce qui rapproche l’utopie de Proudhon et Marx : l’idée que la pratique politique n’est pas réductible au seul exercice d’une simple volonté, dans la mesure où elle est première et où « l’administration des choses doit remplacer le gouvernement des humains, sans pour autant annoncer la fin de l’histoire, mais en annonçant la fin d’une histoire » et, finalement, l’idée que ce n’est pas à la philosophie mais aux hommes, acteurs sociaux, de conduire ce changement. A l’inverse, le fédéralisme de Proudhon mène à l’anarchie, contre le communisme de Marx et Engels. L’auteur consacre aussi de brillantes synthèses à Habermas, Tocqueville ou à l’ordre de la cité musulmane médiévale.

Par ailleurs, le dernier chapitre, en montrant qu’un des enjeux de la philosophie politique récente est la prise de conscience que toutes les questions peuvent être légitimement politisées, propose une perspective singulière sur l’histoire politique contemporaine. Une telle perspective invite à repenser l’émancipation, qui ne doit plus être – comme elle l’était pour les Lumières et, quoique différemment, pour les marxistes – quelque chose qu’on apporte aux autres : la tâche de la philosophie politique contemporaine est de penser l’émancipation comme le geste par lequel chacun doit interroger et rendre politique une question qui, au premier abord, pouvait sembler ne pas l’être. La plus actuelle de ces questions est peut-être la libération des femmes : en l’espèce, le slogan « le privé est politique » ou « le personnel est politique » atteste de la politisation de la question de la place des femmes dans la société depuis les années 1960. Mais Christian Ruby évoque encore l’écologie, la critique de la gestion urbaine, etc.

En la matière, il reprend la pensée de Jacques Rancière (sur laquelle il a déjà écrit) en soulignant qu’elle « valorise l’émancipation dans sa philosophie générale, en condamnant l’idée selon laquelle le marxisme comme la sociologie pourraient émanciper qui que ce soit. Tous deux réduisent les individus à des déterminations inflexibles ». C’est pourquoi Rancière en vient à distinguer la politique de ce qu’il appelle la « police ». Cette dernière est à entendre comme ce qui a pour but de « structurer un espace commun dans lequel la domination apparaît fondée sur un système d’évidences sensibles » qui apparaissent comme naturelles et nécessaires, tandis que la politique proprement dite « révèle la structure polémique d’une communauté ». Car ce qui est premier, c’est le conflit, la lutte, et ces dernières sont nécessaires, elles s’expriment dans ce que C. Ruby nomme le « cri » : cri qui témoigne de la possibilité de contestation des idées et droits.

Enfin, les dernières pages consacrées au terrorisme et à la possibilité de son étude dans le champ de la philosophie politique pointe du doigt des questionnements que la philosophie politique n’a à ce jour qu’ébauchés, et qu’il lui revient à présent de prendre à son compte.