À un moment où la sociologie fait l’objet de luttes politiques, Jean-Louis Fabiani dresse un bilan de ses apports et tente d’apaiser les tensions actuelles, notamment face à l’émergence des studies.

Le 14 février dernier, la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Frédérique Vidal, avait annoncé son intention de confier au CNRS une enquête visant à distinguer, en particulier au sein des départements de Lettres, d’Arts et de Sciences sociales, « ce qui relève de la recherche académique et ce qui relève du militantisme et de l’opinion ». Si la sociologie n’était pas directement dans son collimateur, il s’agissait de dénoncer l’emprise supposée dans cette discipline d’un courant à gauche du spectre politique exprimant une mansuétude particulière pour les dérives de l’islam (polémique sur un prétendu « islamo-gauchisme » diffusé dans les universités).

Avec la crise sanitaire actuelle, le sociologue Laurent Mucchielli a usé de son statut académique pour répandre sciemment des données erronées remettant en cause l’innocuité des vaccins qui auraient selon lui causé « près de 1 000 morts » en France. Huit sociologues ont alors décidé de publier une tribune dans Le Monde, intitulée « La sociologie ne consiste pas à manipuler des données pour étayer une position idéologique ». Parmi ces sociologues se trouvait Jean-Louis Fabiani, auteur, il y a peu, d’un volume sur ce qu’est la sociologie, son histoire, ses idées et ses principaux courants.

S’agit-il de sauver le soldat sociologue ?

Sans tomber dans le corporatisme d’un plaidoyer pro-domo, l’auteur, qui a été l’élève de Pierre Bourdieu, de Jean-Claude Passeron et de Randall Collins avant d’enseigner dans une douzaine de pays, nous propose un livre à la fois profond sur sa conception de la sociologie, mais aussi personnel et parfois même touchant. Dès l’introduction, il prend le lecteur par la main et écrit : « je voudrais passer une sorte de pacte épistémologique avec vous »   . Il est alors question d’admettre l’historicité de tout savoir sociologique ainsi que de prendre en compte sa nécessaire contextualisation. A d’autres moments, il se réfère à ce qu’il a vécu, jusqu’à l’évocation de sa grand-mère qui lui a raconté sa « vive humiliation », ressentie lors du concours d’employée des postes, pour avoir mal orthographié un nom d’oiseau   .

La sociologie est-elle, d’abord, une science ? Cette discipline vise, selon Jean-Louis Fabiani, à « subvertir la société de fond en comble »   . Elle oscille donc dès le début entre deux positions intenables : devenir d’un côté l’instrument du conseiller du Prince et, de l’autre, mettre en place les moyens d’une critique radicale de la société, dans le sens étymologique du mot « radical », « qui va à la racine ». Lecteur avisé de Max Weber, Jean-Louis Fabiani insiste pour qu’on revienne à cette idée d’une « neutralité [de jugement] face aux valeurs », sans revendiquer une prétendue « neutralité axiologique », par laquelle le sociologue pourrait neutraliser ses propres valeurs. Les sociologues naviguant entre deux écueils, le scientisme et le militantisme, la sociologie ne peut se faire que dans une démarche réflexive ; mais si toute personne qui s’en réclame se doit d’être consciente de sa position dans la société et des valeurs qui l’animent, on aurait tort de prétendre ou de vouloir se présenter comme « neutre ».

Croisée avec l’histoire et l’anthropologie, la sociologie fait partie de ces sciences sociales qui « ne développent jamais leurs objets dans des laboratoires [mais] les construisent au contact de la vie sociale »   . Ce contact explique les préjugés qui peuvent l’emporter face à la discipline et l’auteur reconnaît que « la légitimité de la sociologie est perpétuellement en question, du fait du caractère faiblement paradigmatique de ses assertions, en dépit d’une surproduction théorique qui contribue paradoxalement à l’affaiblissement du statut social de la discipline : trop de théorie mine l’autorité du paradigme théorique. »  

Cependant, en l’espace de plus d’un siècle, la sociologie s’est dotée de moyens solides pour comprendre ce qui façonne l’objet social, et l’auteur de citer en vrac « interactions, inégalités, pouvoir, domination, champ et marché »   . Ces notions sont évoquées tout au long des dix chapitres du livre dans une perspective à la fois diachronique et comparatiste. Les étudiants pourront par exemple retrouver un exposé sur les débuts de la sociologie urbaine avec l’école de Chicago (dans le chapitre « Agir en contexte »), une analyse de la fécondité et des limites du marxisme mais aussi des « studies », ces domaines de la sociologie négligés par manque de réflexivité et une prise en compte insuffisante des rapports de domination (l’auteur rappelle que ce sont d’abord les « cultural studies » qui naissent ainsi dès le début des années 1960 en Grande-Bretagne avec Stuart Hall).

Mesure de l’engagement

Fort d’une longue expérience de la sociologie – sur la lecture en prison, la Corse ou encore le public du festival d’Avignon – le sociologue, aujourd’hui directeur du Centre d’études sur la religion au sein de l’Université d’Europe centrale (Vienne), tente tout au long de son livre de se montrer mesuré dans l’examen du passé de sa discipline. Sur la portée de l’œuvre de Marx, il écrit : « Bien que les notions de capital, de possession et d’exploitation soient toujours fécondes pour penser l’organisation économique, il faut reconnaître que l’organisation sociale inégalitaire ne se laisse pas aisément saisir par le modèle binaire de Marx »   . La notion de « groupes de statut », introduite par Weber, permet parfois de mieux appréhender des faits sociaux tels que la perte de prestige du corps enseignant en France, qui ne dépend pas d’évolutions dans le rapport de production   .

Pour autant, il n’est pas question pour lui de nier un ancrage « à gauche » et l’auteur n’hésite pas à critiquer, par exemple, « l’idéologie fallacieuse du ruissellement »   prônée par Emmanuel Macron. Il note d’ailleurs que « l’organisation capitaliste produit spontanément des inégalités puisqu’elle est fondée sur des écarts entre les possesseurs du capital et tous les autres. » (p. 88) Dans cette section intitulée « stratification des inégalités », il décrit comment le capitalisme s’est adapté à la récente crise sanitaire, avec un recours extraordinaire, au mépris de toutes les règles en vigueur, à des travailleurs exploités : on pense ainsi à la récolte des asperges en Allemagne confiée à des Hongrois, ou à la récolte des clémentines corses par des Marocains.

Au demeurant, sur les violences policières, son approche très mesurée peut décevoir les « militants ». On lit : « La question de la limitation de la violence légitime par des considérations techniques ou par des codes déontologiques ne peut pas trouver de solution. Elle est l’objet d’un débat infini sur un conflit de légitimité : pour ceux qui protestent bruyamment ou violemment dans l’espace public, leur action est toujours fondée sur de bonnes raisons, toutes liées à l’injustice des puissants ; pour les forces de l’ordre, l’usage de la violence, quel que soit son degré, par les protestataires est par nature illégitime parce qu’elle constitue une atteinte à la représentation de l’État qu’assure par définition la police. »  

Sur ce sujet, une approche comparatiste permettrait pourtant de noter que sans grenade de désencerclement ni flash-ball ou LBD, les policiers allemands gèrent plutôt bien leurs manifestations et qu’en Grande-Bretagne, pour ce qui a trait à la déontologie, le Bureau indépendant pour la conduite de la police, équivalent de l’IGPN, est avant tout, comme son nom l’indique, indépendant de la bureaucratie policière.

Les « studies » au cœur de l’opposition entre sociologie et sociologie critique

Un des grands mérites de ce livre est de montrer comment les « studies », ces champs d’étude vus au départ comme des niches   , finissent par avoir un « grand effet tonique »   sur la sociologie. Le chapitre 9 s’intitule d’ailleurs « La sociologie défiée et revigorée par les studies ». Ces domaines de recherche, intimement liés à des revendications politiques, ont produit un savoir à même d’intéresser, mais aussi de questionner les citoyens. On a assisté depuis les années 1960 à une lente institutionnalisation de ces champs disciplinaires, et on découvre ainsi, par exemple, que la fondation Ford a largement aidé à la création de départements de « black studies » dans des universités étasuniennes. L’auteur semble s’en féliciter tout en se demandant s’il ne pourrait pas s’agir « d’une ruse de la raison dominante pour acheter à bon prix la paix sociale »   .

En une quinzaine de pages, l’auteur nous amène à (re)découvrir la genèse et les principaux apports des études postcoloniales, loin des caricatures (ou des excès) qui sont parfois cités dans les magazines. Exposant la thèse de Dipesh Chakrabarthy sur la nécessité de « provincialiser l’Europe », Jean-Louis Fabiani ajoute : « Une des faiblesses des sciences sociales tient au fait qu’elles ont pris naissance dans des sociétés fortement sécularisées et que de ce fait elles n’ont pas prêté suffisamment attention à la question religieuse, qui demeure au centre de la plupart des société non-occidentales. »

Les « études de genre » sont aussi clairement exposées. Si on peut regretter une présentation peut-être excessivement bienveillante des thèses de Donna Haraway, dont le postmodernisme invite à négliger la vérité comme horizon des sciences, Jean-Louis Fabiani parvient à exposer clairement les enjeux de l’intersectionnalité, qui s’articule à ces gender studies et s’intéresse aux personnes subissant un « cumul de handicaps »   . On pourrait s’attendre ici à quelques développements sur l’émergence, encore assez récente, des « Animal studies », mais cela pourrait faire l’objet d’un autre ouvrage.

Débats en cours

Sur le fond, un point mérite d’être discuté, voire remis en cause : la reprise de la thèse de Françoise Héritier (ou plutôt de Priscille Touraille, son étudiante en thèse), selon laquelle le dimorphisme sexuel de stature dans l’espèce humaine serait lié au fait que les aliments les plus riches aient été réservés aux mâles   . En réalité, des études plus récentes ont montré que comme chez tous les primates, les femmes préfèrent des hommes plus grands qu’elles, et que de leur côté, les grands hommes ont un avantage évolutif en milieu conflictuel. On sait aussi, désormais, que les primates femelles de petite taille atteignent la puberté plus vite, ce qui leur confère un temps de reproduction plus long. Sur ces points, les avis des paléoanthropologues sont unanimes, comme le montrent les travaux compilés par Peggy Sastre sur Slate.fr en décembre 2017.

Sur l’analyse des réseaux sociaux, chacun se fera son opinion. L’auteur commence par faire état d’une relative déception pour celles et ceux qui espéraient que ces nouveaux outils allaient contribuer à « renouveler la démocratie »   , en négligeant peut-être un peu vite que des mouvements comme le Printemps arabe ou Occupy Wall Street n’ont été possibles qu’avec ces réseaux. De même, il est un peu rapide d’affirmer que ce dernier mouvement n’était « porté par aucune revendication »   , alors que les manifestants réclamaient un allègement des dettes liées aux prêts étudiants, un moratoire sur les saisies de logements consécutifs à la crise des subprimes ou encore une réforme du code bancaire interdisant les spéculations hasardeuses à partir de l’argent déposé.

A propos de la formation des couples à l’heure du numérique, on peut également s’interroger sur l’opportunité de regretter que les sites de rencontre l’emportent désormais sur les agences matrimoniales. Notamment parce que ces sites peuvent se montrer plus ouverts aux minorités sexuelles. A vrai dire, le phénomène d’« uniformisation des pratiques culturelles »   , propre à la mondialisation, s’accompagne de plus en plus d’une segmentation des publics, dans la mesure où toutes les communautés possibles et imaginables se manifestent sur les réseaux sociaux, au mépris des frontières nationales.

Sobrement intitulé La Sociologie, cet ouvrage devrait cependant trouver sa place dans de nombreuses bibliothèques. Plutôt que de proposer un énième manuel de sociologie, il part de « questions inaugurales » sur l’action et le social (chapitre 2), avant d’analyser en profondeur, souvent à l’aide d’exemples, des notions aussi essentielles que les inégalités, la domination, les marchés ou l’autorité.

Tout au long du parcours, l’auteur accompagne le lecteur, et au détour d’un chapitre, on lit ce conseil plein de sagesse adressé aux jeunes sociologues : « il faut pratiquer la lecture critique et contextualisante des classiques, car leur persistance dans l’histoire n’est pas seulement l’effet de notre piété, mais de leur capacité à découvrir des liens auparavant insoupçonnés entre des objets, des territoires et des échelles d’observation au moyen de la comparaison. »   Avec Jean-Louis Fabiani et ses lecteurs, la sociologie n’a pas fini de faire parler d’elle et on ne peut que s’en réjouir.