Deux livres complémentaires et remarquables bouleversent les images d'Épinal sur les Gaulois.

À l’évocation du mot "Gaulois", plusieurs images viennent à l’esprit : Obélix et son menhir, les moustaches de Vercingétorix, une façon récente de désigner les Français "de souche" par opposition aux descendants d’immigrés… La plupart de ces représentations, comme les chansons de Boris Vian ("Nos ancêtres les Gaulois…") ou d’Annie Cordy ("Il y a longtemps de ça, la France s’appelait la Gaule, et les Français les Gaulois…"), dérivent de constructions historiographiques datant du XIXe siècle. Elles ont été transmises d’abord par l’école de la République, puis par la culture populaire qui s’en est fait l’écho. Aujourd’hui, les Gaulois ont disparu des programmes du primaire, seules les représentations sont restées.

Casser cette image vieillotte des Gaulois est l’objet de deux livres récemment parus, celui de J.-L. Brunaux, Nos ancêtres les Gaulois, et celui de M. Monteil et L. Tranoy, La France gallo-romaine. La lecture de ces opus pourrait paraître dès l’abord bien désespérante : plus moyen après ça de croire encore aux menhirs d’Obélix, aux grandes forêts recouvrant la Gaule, aux bardes qui chantent faux et au ciel qui nous tombe sur la tête. Les deux ouvrages, bien que traitant de deux périodes diverses – jusqu’aux débuts de la conquête romaine pour J.-L. Brunaux, depuis la conquête jusqu’à l’effondrement de l’Empire romain pour  M. Monteil et L. Tranoy –, mettent en avant les nouvelles informations apportées par l’archéologie pour donner une vision plus réaliste des Gaulois.


Le mythe gaulois

Les grands fondateurs de l’image du Gaulois furent Amédée Thierry, qui écrivit en 1828 une Histoire des Gaulois, et Camille Jullian, auteur en 1926 d’une Histoire de la Gaule. Pour ces deux auteurs, l’enjeu était tout autant scientifique que politique et identitaire. De façon plus générale, le discours sur le Gaulois tel qu’il se constitue au XIXe siècle s’inscrit dans le contexte de la construction de l’État-nation en Europe et de l’affrontement franco-allemand. Ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale, quand l’enjeu identitaire disparaît, mais surtout au moment où l’archéologie permet d’apporter des données nouvelles, que les textes antiques traditionnellement utilisés commencent à être interrogés autrement. J.-L. Brunaux, qui avait déjà décortiqué les sources antiques concernant les druides pour en donner une lumineuse définition   , reprend l’un après l’autre tous les poncifs sur les Gaulois pour en comprendre la construction historiographique et la confronter à la réalité historique. Quant à l’évolution des techniques de fouille et des problématiques de terrain, elle est exposée dans la France gallo-romaine à travers une présentation thématique assez générale illustrée par des exemples précis à l’infographie fouillée et claire.

Grâce à ces deux ouvrages, il est plus aisé de se faire une idée correcte de "nos ancêtres les Gaulois", qui d’ailleurs ne sont considérés comme les ancêtres des Français que depuis deux siècles. Jusqu’à la Renaissance, les Français pensaient descendre des Francs. La relecture au XVIe siècle des textes antiques, qui mentionnaient les Gaulois, confronta les savants à un dilemme : où se trouvaient les origines du peuple de France, chez les Gaulois ou chez les Francs ? Après une période d’hésitation, durant laquelle le peuple fut tenu pour descendant des Gaulois et la noblesse d’épée conserva l’héritage franc, la Révolution française marqua un tournant : à la suite de l’abbé Siéyès, les Gaulois furent reconnus comme racines du peuple français. Se développa alors tout un imaginaire bien éloigné de la réalité historique.


Les Gaulois, les Grecs, les Romains

Très tôt, les Gaulois sont intégrés dans le monde grec par le biais des échanges commerciaux. Ces contacts précoces, dès le Ve siècle av. J.-C., ne se limitent pas à l’économie et sont contemporains d’une forte évolution de la société gauloise, à tel point qu’on peut se demander dans quelle mesure l’ouverture sur le monde grec n’a pas été la cause de ces transformations. Alors que la société traditionnelle gauloise paraît fondée sur le pouvoir de quelques chefs militaires, entourés de compagnons d’armes et de bardes assimilables à des aèdes, au verbe politique autant qu’épique, le Ve siècle voit l’intrusion des druides dans la vie politique, reléguant les bardes au rôle de simples poètes. Ces druides présentent d’étroites affinités avec les philosophes pythagoriciens (croyance en l’immortalité de l’âme, intérêt pour la morale et la vie politique, rassemblement en confréries fermées…). Une transformation du pouvoir politique est à l’œuvre ; le mobilier funéraire retrouvé témoigne d’un nivellement social. Pourtant, les valeurs agonistiques animent toujours cette nouvelle société. L’importance de la guerre chez les Gaulois explique en partie leur image dans les textes antiques : les Grecs, qui les craignaient depuis le sac de Delphes et utilisaient leurs aptitudes militaires à travers le mercenariat, les présentaient très positivement ; les Romains, humiliés lors de la prise de Rome en 390, avaient réussi à les vaincre à plusieurs reprises et leur donnaient l’image de fanfarons malhabiles au combat.

Le texte le plus fameux concernant les Gaulois est bien entendu la Guerre des Gaules de César, qui raconte la campagne militaire menée par les Romains pour conquérir la Gaule de 58 à 49 av. J.-C. De la lecture de cette œuvre dérive l’image de la résistance gauloise face à l’envahisseur, notamment à travers la figure de Vercingétorix, devenue légendaire depuis Amédée Thierry. Pourtant, une lecture attentive du récit de César conduit à un diagnostic plus nuancé : la description "ethnographique" et politique que le général romain fait des Gaulois est fortement influencée par un auteur grec antérieur, Poséidonios d’Apamée, un géographe écrivant au début du Ier siècle av. J.-C. Le regard de César est donc en partie un regard grec. Quant à la résistance des Gaulois, bien que forte et ayant entraîné la mort d’un million d’individus, elle fut ponctuelle et périphérique. Car, en réalité, l’élite gauloise se servit de l’avancée romaine pour pratiquer un sport particulièrement apprécié par les Gaulois : la joute politique. Cette aristocratie était entrée en contact avec les Romains depuis plus d’un demi-siècle, au moins depuis la création de la province romaine de Narbonnaise à la fin du IIe siècle av. J.-C., grâce à la multiplication des échanges commerciaux ; aussi César n’eut pas de mal à l’intégrer dans la vie politique romaine. Cette acculturation des élites s’étendit progressivement au reste de la population, ce qui explique par exemple les productions de l’artisanat gallo-romain tel qu’il est décrit dans le livre de M. Monteil et L. Tranoy. Pour prendre un exemple, alors que l’art celte ne comportait aucune figuration d’êtres vivants, l’art gallo-romain offre très tôt, dès le Ier siècle av. J.-C., des représentations réalistes. Quant à la densification du maillage urbain durant la période gallo-romaine, il s’explique par l’adoption des pratiques culturelles et politiques romaines liées à la ville.


La "nation gauloise"

Le thème de la résistance gauloise est d’autant plus un mythe que les Gaulois ne constituaient pas un peuple uni, mais une juxtaposition de plusieurs peuples ayant des tentations hégémoniques, donc en lutte les uns contre les autres. César sut justement utiliser ces rivalités pour assurer sa position et conquérir les territoires de ces peuples.

La diversité du peuplement de la Gaule s’explique par une succession de migrations : au Ve siècle av. J.-C., des immigrants belges s’installèrent en Gaule du Centre. Quelques décennies plus tard, une deuxième vague de Belges s’installa en Ile de France et au Nord. Ces populations, issues des Germains comme le rapporte Poséidonios d’après le témoignage des druides, étaient par conséquent différentes de celles qui peuplaient le Sud de la Gaule. Le mythe de l’unité gauloise s’effondre, et avec lui l’idée de "nation gauloise", née dans les années 1840 sous la plume d’H. Martin (qui parlait de patrie gauloise) et développée essentiellement à la fin du XIXe siècle par opposition aux Germains. En aucun cas les Gaulois ne forment une nation : même si leur histoire est à peu près commune, si leurs langues sont parentes et leurs économies voisines, ils ne vivent pas sous les mêmes lois et ne constituent pas un peuple uni politiquement.

Pourquoi alors avoir désigné les Gaulois comme ancêtres des Français ? La cause en est une lecture erronée de César ayant conduit à l’idée d’une résistance à l’occupant, si utile au moment où la France devait lutter contre un autre occupant, l’Allemagne, qui venait de prendre l’Alsace-Lorraine. La perméabilité des Gaulois à la culture romaine permettait en outre de les dissocier des barbares Germains, perpétuels fauteurs de troubles dans l’Empire romain. De l’utilisation de l’Histoire pour servir le présent…


Deux perspectives d’étude distinctes

Ce rapide résumé trahit bien entendu la richesse des deux ouvrages. Les analyses de J.-L. Brunaux sur la religion des Gaulois (sacrifices humains, conception de la fin du monde par écrasement du cosmos sur le monde habité, qui est également celle des Pythagoriciens) ou sur l’évolution de l’historiographie doivent être lues en détail, d’autant que la lecture en est extrêmement facile et agréable. On peut déplorer que le système de réflexion soit parfois clos et renvoie tacitement à des analyses plus anciennes qui ne sont pas toutes reprises ici ; d’autant que les citations d’auteurs antiques ne sont jamais référencées, pas plus que la bibliographie moderne. Ce livre est résolument un essai à l’anglo-saxonne. C’est d’ailleurs ce qui le rend attractif pour un public large, alors que les spécialistes pourront y trouver quelques erreurs   . Mais l’essentiel est de déconstruire ce que l’historiographie française du XIXe siècle avait inventé et d’offrir une image plus proche de la réalité à un public large.

Cette perspective anime également le projet des auteurs de La France gallo-romaine : la présentation thématique est très rapide, ramenée à l’essentiel et donnant les grandes lignes indispensables pour un premier contact avec la civilisation gallo-romaine. Des lignes tellement larges qu’elles comportent parfois, là-aussi, des erreurs dérangeantes, comme cette "nationalité romaine"   totalement anachronique qu’il faut évidemment remplacer par la "citoyenneté romaine". Cette confusion n’est d’ailleurs pas sans intérêt quant aux perceptions actuelles de nationalité et de citoyenneté françaises… L’intérêt de l’ouvrage réside surtout dans les exemples illustrant les thèmes généraux. Il s’agit de synthèses sur des fouilles récentes menées par l’INRAP. Les plans et les photographies, bien que de taille réduite, sont extrêmement clairs et permettent de comprendre les problématiques liées à chaque cas. L’approche ethno-archéologique liée à l’alimentation est très bien exposée   , tout comme les examens zoo-archéologiques permettant de retrouver les gestes des artisans peaussiers   . Ces illustrations ponctuelles mettent en avant l’intérêt des fouilles d’urgence, en milieu urbain, pour mieux comprendre la continuité des installations depuis la Gaule "celtique" jusqu’à la Gaule romaine, ou en campagne, pour avoir une idée plus précise de la centuriation romaine, de l’implantation des villae ou du réseau routier (avec là encore des héritages antérieurs à l’occupation romaine). Les chantiers de fouilles liés à la construction d’autoroutes ou de voies de TGV ont énormément apporté à la connaissance de la structuration du territoire gallo-romain et de son évolution. De quoi faire réfléchir, peut-être, ceux qui pressent les archéologues de boucler au plus tôt leurs fouilles d’urgence…


Les deux ouvrages présentent donc un objectif semblable, des approches différentes   , une même conclusion : la Gaule est devenue romaine par intégration des élites ; elle n’a pas été colonisée par l’installation de Romains sur place ; la Gaule n’est pas la France. Cette relecture, qui va des textes à l’archéologie pour revenir aux textes, est une brillante illustration de méthodologie historique : croiser les types de sources est une nécessité absolue pour les historiens antiques. Et les résultats obtenus, même s’ils bouleversent nos images d’Épinal, doivent être mis entre toutes les mains.


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Crédit photo : mamjodh / flickr.com