Une critique acérée des lieux communs associés au cinéma direct depuis les années 1960, doublée d’une réflexion précieuse sur l’actualité de cette manière de réaliser des films.

Caroline Zéau ouvre son ouvrage sur le Cinéma direct par le constat que la catégorie de films désignée par cette expression a souvent été caricaturée. Leur écriture documentaire serait, en effet, « dominée par l’immersion et le mimétisme et caractérisée [par] l’absence d’inventivité formelle » (p. 11). Ces films se retrouvent régulièrement définis par la négative, « pas de scénario, pas de mise en scène, pas d’interférence, par de manipulation » (p. 19). La chercheuse ajoute, plus loin, « sans entretiens ni commentaire, pratiquement sans auteur » (p. 57).

L’expression qui donne son titre au livre correspond ainsi à une forme d’effacement du point de vue de l’équipe du film qui serait comme subordonné à la représentation d’une situation vécue. Cette acception renvoie aussi à l’idée d’une forme de transparence du dispositif technique qui permet la captation sur le vif d’une histoire du quotidien. Or, Zéau a choisi pour sous-titre : un art de la mise en scène, la chercheuse revendiquant tout à la fois une perspective auteuriste (ces films étant considérés comme relevant du domaine de l’art) et l’expression de « mise en scène » comme caractéristique principale. Elle se livre ainsi à une critique acérée des lieux communs associés au cinéma direct et à une révision très précise de l’ensemble des présupposés qui se sont imposés au cours du temps à son sujet.

 

De l’histoire du cinéma direct à l’actualité de la démarche

Pour ce faire, la chercheuse commence son propos par un retour sur les vues tournées entre la fin des années 1890 et le début des années 1900, ainsi que par une étude du développement du cinéma documentaire dans les années 1920-30. Adoptant une démarche comparative entre d’un côté les vues et de l’autre côté le cinéma direct, il s’agit pour elle d’insister sur le caractère originel du désir des opérateurs de capter quelque chose du réel. Il est aussi question de distinguer le direct de ce que le cinéma documentaire est devenu quand il s’est institutionnalisé (il n’est qu’à penser aux documentaires de propagande à commentaires grandiloquents tournés pendant la Deuxième Guerre mondiale).

Elle propose ensuite une série d’analyses portant sur des films réalisés principalement en France, aux États-Unis, au Québec, entre les années 1954 et 1965. Cette décennie correspond au moment du direct, soit à la période durant laquelle des tournages en extérieur avec un équipement léger et un son synchronisé avec l’image sont progressivement devenus possibles. La réduction des coûts de production, ainsi que les transformations dans la composition de l’équipe du film induites par ces évolutions techniques, sont alors présentées.

Il est notamment question du rôle essentiel acquis par l’ingénieur du son et, dans une moindre mesure, du montage (l’ouvrage demeure focalisé sur des enjeux de mise en scène, et Zéau note avec justesse p.159 que « le montage est l’opération refoulée des discours sur le cinéma direct »). Le plan-séquence qui permet d’inscrire la présence des personnes filmées dans la durée, c’est-à-dire de leur laisser le temps nécessaire afin d’agir et de s’exprimer, est présenté à plusieurs reprises comme constituant un geste central de l’esthétique du direct.

Mais, c’est surtout l’implication nouvelle des personnes filmées dans le processus créatif qui est mis en lumière, l’idéal revendiqué étant de « tend[re] vers une relation démocratique entre l’artiste et son sujet » (p. 224). La thèse défendue est que « la pertinence politique du cinéma direct tient à cette volonté de penser la mise en scène à même l’observation du réel, de saisir le sens des choses en-deçà des discours et d’être attentif au désir des personnes filmées » (p. 181). La chercheuse insiste alors sur la manière dont les principaux réalisateurs du moment du direct — Jean Rouch, Edgar Morin, Mario Ruspoli, Richard Leacock, Robert Drew, Albert Maysles, Donn Alan Pennebaker, Michel Brault, Pierre Perrault — ont mis en scène leurs protagonistes et la place accordée à une forme d’auto-mise-en-scène de leur part.

Toutefois, ce n’est ni l’histoire de ce mouvement protéiforme ni l’établissement d’un panthéon des auteurs du direct qui se trouve au cœur de l’investigation. Cela est clairement rendu visible par le fait que de nombreux décrochages temporels sont effectués tout au long de l’argumentation. Ainsi, Zéau se penche avec beaucoup d’attention sur les œuvres de Johan van der Keuken (et ce avant même de présenter Jazz Dance de Richard Leacock et Roger Tilton, 1954), de Sylvain L’Espérance (de 1988 et les Écarts perdus à 2016 et Combat au bout de la nuit) et d’Alice Diop (de 2003 et Mon père ici et là à 2016 et la Permanence).

L’ouvrage quitte d’ailleurs progressivement son fil chronologique pour s’intéresser plus frontalement aux « assises philosophiques du cinéma direct » (p. 130) ainsi que sur sa dimension politique. Il est alors entendu que le cinéma direct ne désigne pas seulement un moment de l’histoire du cinéma (la conquête du son synchrone léger entre 1954 et 1965), mais une manière de faire du cinéma qui est plus que jamais actuelle.

 

Une approche politique du cinéma direct

Ainsi, à l’articulation entre des réflexions sur la technique (quels dispositifs d’enregistrement sont utilisés ? avec quelles conséquences sur l’interaction filmeur-filmé ?) et d’analyses portant sur les discours (pourquoi utiliser ces expressions de « cinéma direct » et « cinéma-vérité » ? avec quels effets sur la réception des films ?) qui ont déjà été développés ailleurs (voir nos propres recensions de Pour un cinéma léger et synchrone de Vincent Bouchard, et de Le cinéma-vérité : films et controverses de Séverine Graff), Zéau se penche sur l’actualité du cinéma direct.

L’expression est considérée tout à la fois comme renvoyant à une matrice qui sert d’ancrage à de nombreuses démarches documentaires contemporaines et de lieu pour penser une manière de créer en marge du cinéma commercial (y compris du cinéma documentaire commercial). Cette manière de faire des films passe, selon elle, tout d’abord par une très grande attention et sensibilité portée à ceux qui sont filmés, soit à leur parole, à leurs gestes et à leurs corps. Dès son introduction Zéau pose à ce propos que « l’indétermination du terme n’est donc pas fortuite puisqu’il ne désigne rien moins qu’un changement de rapport entre le vécu et le cinéma » (p. 15).

Cela passe aussi par le fait d’inclure le spectateur (ou tout du moins un spectateur idéal) comme étant impliqué dans l’expérience du film. Le réalisateur occupe ainsi, régulièrement, la posture du tiers qui cherche à mettre en relation par son œuvre ceux qui sont filmés lors du tournage et ceux qui visionnent le film achevé. La manière dont les regards des filmeurs, des filmés et des spectateurs se croisent (ou non) est particulièrement questionnée, notamment à travers les notions de construction participante, de feed-back et de regard rétrospectif.

Le cinéma direct, dans un renversement total vis-à-vis des lieux communs cités au début de ce compte rendu, devient alors un art de l’après-coup, voire du « différé » (p. 240). Cela revient à dire que pour faire du cinéma direct, mieux vaut prendre ses distances avec toute idée d’une mise en contact la plus transparente possible avec ce qui se passe dans la société. Au contraire, l’équipe du film est amenée à penser des manières de s’approcher de l’espace public dans lequel elle se trouve et de la vie privée des protagonistes en les pensant comme des « scènes » (p.199 : « la chorégraphie de la caméra portée, la continuité et l’interaction filmeur-filmé - permettent de construire un espace filmique – que j’appellerai une scène – capable de révéler, voire de rehausser grâce à la distance critique ainsi créée, la dramaturgie inhérente à l’événement filmé »).

Pour ce faire, les membres de l’équipe doivent créer des mises en scène (on retrouve ici le sous-titre du livre) qui se situent à la jonction entre une volonté de création et d’intervention dans la société (et non à la jonction entre une volonté de représentation la plus fidèle possible et un devoir d’objectivité). L’intervention dans l’espace profilmique n’est ainsi pas considérée comme un tabou. Au contraire, la création de situations provoquées est envisagée comme une possibilité parmi d’autres. De même, la dramatisation de l’expérience vécue est perçue comme étant une ressource à la disposition de l’équipe du film lors du tournage.

 

Assumer une dimension utopique, voire subversive

La chercheuse insiste sur la dimension utopique des démarches qu’elle présente en essayant de déployer tout leur potentiel politique, voire subversif. Il est entendu que ce potentiel ne réside pas principalement dans le sujet abordé (même si le choix de ce dernier est déterminant), mais dans la façon de filmer aussi bien le singulier que le collectif et, surtout, dans le rapport que la mise en scène permet d’établir avec ceux qui ont acceptés d’être filmés. Il s’agit de trouver une manière de leur donner accès à une forme de visibilité et de faire entendre leur voix dans l’espace public. Zéau revient pour cela sur le processus de création de certains films importants — de Chronique d’un été (Rouch et Morin, 1961) à Pour la suite du monde (Brault, Carrière, Perrault, 1963), en passant par Méthode 1 (Ruspoli, 1961) et Primary (Drew, Leacock, Pennebaker, Maysles, 1960) — en se basant quand cela est possible sur l’étude des rushes et sur le propos de leurs réalisateurs.

Pour les films plus récents, elle se livre surtout à de nombreuses ekphrasis de séquences représentatives de la démarche en question. Ces passages, particulièrement convaincants, permettent de mieux saisir ce que la chercheuse entend par mise en scène relevant du direct (et non seulement du documentaire) à l’époque actuelle. Ainsi, sans oublier les enjeux techniques et discursifs, elle défend l’idée que « le cinéma direct n’interdit aucun procédé, car il est hybride par nature et son objet privilégié est la compréhension des relations qui sous-tendent l’organisation sociale » (p. 242). Cette attention portée à la mise en scène ainsi qu’aux enjeux politiques fait de cet ouvrage une publication importante pour qui souhaite s’interroger sur le devenir du cinéma direct en particulier, mais aussi du cinéma documentaire de manière plus générale.