L'écrivain Bernard Pingaud revient à la fin de sa vie sur ce que l'écriture a pu représenter pour lui.

Bernard Pingaud (1923-2020) a achevé C’est à dire (Le temps qu’il fait, 2021) quelques mois seulement avant de mourir dans sa quatre-vingt-seizième année. 

Les livres du très grand âge sont un genre à part. On pense par exemple à Pas à pas jusqu’au dernier de Louis-René des Forêts (Mercure de France, 2001) ou encore, dans un autre style, à Agonie d’agapè de William Gaddis (Plon, 2003). Bien différent des mémoires ou des récits autobiographiques, auxquels Bernard Pingaud s’était préalablement livré avec Une tâche sans fin (Seuil, 2009) et en rassemblant des fragments concernant son enfance et son père dans l’excellent Piété filiale (Le temps qu’il fait, 2018). 

Leurs auteurs y opèrent fréquemment un retour sur leurs passions et leurs engagements pour en dresser un bilan, et essayer parfois de leur trouver une explication. Ils nous parlent d’une vie aux relations sociales réduites et aux fonctions vitales et intellectuelles ralenties, souvent marquée par la maladie (ce qui n’est pas le cas ici). Ces ouvrages sont l’occasion pour ces écrivains, à l’œuvre parfois prolifique (que celle-ci ait rencontré ou non le succès espéré), de s’interroger sur ce qu’ils pourraient avoir encore à dire. D’une sincérité particulière, souvent empreints d’une certaine gravité, que donne l’approche de la mort, ils vont alors à l’essentiel ou en formulent tout au moins le projet, car ils multiplient finalement souvent les digressions, pour finir par constituer, comme le revendique pour ce livre Pingaud lui-même, un « plaisant fouillis ».

 

Griffonneur ou écrivain

Devenu « griffonneur » par conditionnement familial, un grand-père (qu’il n’a pas connu) et un oncle, tous deux historiens et auteurs de nombre d’articles et de livres, Bernard Pingaud a à cœur de distinguer cette activité de « griffonnage » de ce qu’il nomme l’« écriture ». Au contraire du premier, la seconde se caractérise, explique-t-il, d’une part par une « exactitude » du mot et de la phrase - qui reste toutefois purement subjective et ne se reconnaît qu’au déclic du « c’est ça, c’est bien çà » - et d’autre part le fait que ceux-ci entrent alors en résonance avec l’ensemble de l’œuvre. C’est mettre la barre très haute, et plus encore s’il s’agit, presque au terme de sa vie, de dire la vérité sur soi ou de s’en approcher, sans plus biaiser ou romancer désormais… 

Le lecteur pourra trouver que cette « exactitude » est tout de même faite chez Bernard Pingaud de beaucoup de retenue, lorsqu’il s’agit d’évoquer des proches – ses parents et deux fils trop tôt disparus – ou encore la teneur de ses liens avec sa femme. Elle qui prétend le reconnaître dans ces livres. Ce qui a pour effet de l’agacer, même s’il dit et redit par ailleurs son attachement à celle-ci tout au long du livre, malgré les « orages » – mais dont il ne nous dira rien non plus – qui ont parfois émaillé leur relation.

 

Sombre Pingaud

Bernard Pingaud admet se complaire, lorsqu’il écrit, dans des constats moroses. Signe, confie-t-il, d’une animosité sourde contre une réalité qu’il dit avoir du mal à accepter   , renvoyant à une difficulté d’être. Et il le relie alors au fait qu’il n’ait « jamais fait qu’écrire, par " histoires " interposées sur sa passion d’écrire et prouver ainsi, plus ou moins bien la nécessité brûlante de cette occupation. »   . Le livre qu’on tient entre les mains n’y fait pas exception. Cela remonte loin, comme on le verra tout de suite. 

Il explique toutefois avant cela qu’il a longtemps été tiraillé entre ses engagements politiques et la littérature, rêvant d’autorité, à défaut de pouvoir, ou d’éloges, mais qui ne lui ont finalement, tous deux, été que très rarement accordés. « La critique a cessé peu à peu de s’intéresser à moi, jusqu’à m’oublier complètement. »   , écrit-il par exemple. Ce qu’il lui aura peut-être facilité alors, croit-on comprendre, le fait d’avoir finalement eu une vie « droite ».

 

Mal assuré

L’indifférence d’un frère plus âgé, qui l’avait poussé à se rapprocher de sa sœur plus jeune, et l’avance qu’il avait prise dans ses études ont déterminé pour toujours, explique-t-il, son appartenance au monde des « petits », et scellé alors sa position subordonnée par rapport aux « grands », le persuadant du même coup que « la seule façon de gagner (leur) reconnaissance était de contribuer par (son) labeur (et pourquoi pas, peut-être par une œuvre ?) à rendre le monde meilleur. »   Le désir de reconnaissance prend souvent très jeune une forme qui imposera ensuite sa loi toute la vie. 

A l’évocation de souvenirs d’enfance comme le divorce de ses parents alors qu’il avait onze ans, dans lesquels il a allègrement puisé pour écrire ses livres (B. Pingaud est l’auteur de quelques vingt-cinq volumes, romans ou essais), succède une plongée dans ses archives, bouts d’essai qu’il a conservés et parfois utilisés sous une autre forme ou pas, et qui est alors l’occasion pour l’auteur d’une revue de quelques-uns de ses thèmes de prédilection, comme la séparation des parents (toujours), la hantise de la fin ou, en littérature, l’impossibilité de finir, ou encore la disparition volontaire, qui tiennent une large place dans ses livres.

 

L’enquête sur l’écriture

L’écriture, explique Pingaud, est cette occupation qui pourrait peut-être combler le désir d’être reconnu. Et pour cela, elle a besoin d’un tiers, mais « dont le verdict, bon ou mauvais, laisse toujours l’écrivain sur sa faim. ». Car il faudrait sinon « que le lecteur, étranger à l’univers où l’on veut l’entraîner, dispose, en même temps, d’une capacité naturelle à s’y retrouver, autrement dit qu’il soit à la fois dedans et dehors. Exigence impossible. »   Vraiment ? 

Mais c’est surtout une occupation que caractérise « une obligation, un appel et comme une contrainte propre (…) qui la pousse au dire. »   , mais qui comprend aussi bien son échec fatal, tant la chose à dire est « prompte à se faire oublier »   . Et c’est pourquoi, « l’écrivain, celui qui s’est donné pour tâche de produire des livres, est absorbé par l’écriveur, celui dont son travail consiste uniquement à écrire, sans se préoccuper de savoir où son travail le conduit ni quelle récompense il en attend. »   . Le « vrai sujet » de B. Pingaud reste l’enquête sur l’écriture, comme il le rappelle ici. Le lecteur intéressé pourra se reporter à son recueil d’essais Les anneaux de manège (Gallimard, 1992). 

Le livre compte quatre-vingt douze fragments numérotés où l’auteur n’en finit pas de corriger et recorriger son propos, au risque assumé de se contredire. C’est quatre de moins que l’auteur ne comptait d’années lorsqu’il y mit un point final, manière de finir de montrer peut-être, comme il l’avait voulu, que « ce dernier livre ne sera(it) (…) pas achevé (…) et restera(it) ouvert à tous les vents. »   .

 

Ce livre est aussi l'occasion de saluer le remarquable travail de la petite maison d'édition Le temps qu'il fait, qui vient de fêter ses quarante ans d'existence et dont le catalogue compte nombre d'excellents livres.