I. Alfandary revient sur l’ambition freudienne de faire de la psychanalyse une science et la nécessité pour Freud de recourir à d'autres modèles épistémologiques, qualifiés de « fictions ».

En rouvrant le dossier de la scientificité de la psychanalyse, Isabelle Alfandary ne s’attèle pas à un sujet parmi d’autres. Toute la démarche de Freud a été orientée par cette préoccupation, la science étant, à ses yeux, le seul moyen d’éviter le risque de dérives religieuses. L’analyse épistémologique d’Isabelle Alfandary peut donc apporter une clé de lecture pour l’ensemble de l’œuvre de Freud et élucider des malentendus que la psychanalyse a suscités. La question est encore plus vive dans le contexte actuel où la psychanalyse est mise au défi par les thérapies cognitivo-comportementales, ajoute Isabelle Alfandary. Devant ces pratiques, la psychanalyse doit se situer par rapport au modèle de rationalité des sciences naturelles, conçu pour des objets mesurables. Or si l’activité cérébrale répond bien à ce type d’investigation, l’inconscient s’y conforme beaucoup moins. Les spécificités de cet objet, l’inconscient, ont amené Freud à recourir à d’autres modèles épistémologiques, qu’Isabelle Alfandary qualifie de « fictions ».

L’inconscient comme hypothèse

La scientificité de la découverte de Freud est complexe à établir dans la mesure où son objet, l’inconscient, échappe à l’expérience directe. Il ne relève pas des phénomènes (les « noumènes », comme les appelle Kant) que l’homme peut connaître à proprement parler. L’existence de l’inconscient ne se déduit pas de l’observation ; elle peut seulement être inférée à partir de ses effets (de ses « formations », comme cela a été traduit) que sont le rêve, les fantasmes, les désirs inconscients, mais aussi les délires. Face aux effets de l’inconscient, Freud a pu effectivement reconstituer une logique stricte. Le modèle scientifique n’est donc pas celui des sciences expérimentales et doit être recherché plutôt du côté de la géologie ou encore de l’archéologie à laquelle Freud comparera plus tard la psychanalyse.

La logique reconstituée par Freud concerne aussi bien des phénomènes relevant de la vie psychique normale que de la pathologie. Avec la psychanalyse, le psychisme humain acquiert un principe d’intelligibilité qui recouvre à la fois le champ du pathologique et du non pathologique. L’hypothèse de l’inconscient découpe ainsi un nouvel objet de connaissance et relègue la psychologie dans le champ plus étroit du conscient.

Pour autant, la démarche de Freud bute sur une aporie qui tient au statut de son objet de connaissance. Dans « L’inconscient », article datant de 1915, Freud présente clairement l’inconscient comme une hypothèse. Et l’évolution constante des modèles épistémologiques et des stratégies discursives auxquels Freud a eu recours par la suite témoignent de la nécessité qu’il a éprouvée de reprendre à chaque fois sa tentative de validation.

Le cas comme énigme à résoudre

Pour Isabelle Alfandary, trois types de modèles ont servi successivement à Freud. À défaut de pouvoir s’appuyer sur des preuves de l’inconscient à proprement parler, l’inventeur de la psychanalyse a d’abord fait appel à la clinique. Mais dans ce domaine, le cas relève du singulier et n’autorise jamais une montée en généralité. Plus encore, la répétition dont l’inconscient procède ne se manifeste que dans le cadre du transfert avec un psychanalyste en particulier. Sa reproduction n’est ni prévisible ni indépendante de la personne du psychanalyste. Le régime de validation auquel Freud s’est trouvé réduit est donc celui d’une accumulation de preuves expérimentales qui ne permettent jamais de conclure à l’existence de l’inconscient. Avec les récits de cas, le critère de scientificité s’est déporté de la preuve vers celui d’une possible transmission de la psychanalyse.  

Les premiers cas de Freud ont porté majoritairement sur des femmes hystériques (Emma von N, Miss Lucy R, Katharina, Melle Elisabeth von R), et dans la restitution de chacun d’entre eux, Freud se distingue d’emblée des neurologues de son époque par la place centrale qu’y occupe le détail. L’inconscient ne se voit pas à l’œil nu et appelle une attention à l’infime. La difficulté de la psychanalyse tient au fait qu’elle met en rapport deux réalités d’ordres différents. Les déchets de la vie psychique que relève Freud réclament un traitement sémiologique qui lui permet de suppléer le lien manquant entre les deux ordres, phénoménaux et non phénoménaux. Les formations de l’inconscient se présentent comme un message à déchiffrer, une énigme à résoudre et orientent l’écriture de Freud. Les récits de cas y gagnent une dimension d’intrigue qui leur est propre.

La fiction du trauma original

I. Alfandary nomme « fiction » le procédé auquel Freud a recours pour établir un pont entre le conscient et l’inconscient grâce au récit de cas, en référence à Kant qui avait reconnu à la fiction une fonction heuristique. Avec L’Homme aux loups, le cas relève toujours d’une fiction, mais la démarche de Freud a évolué. Cette fois-ci, l’inventeur de la psychanalyse vise l’origine du trauma de son patient. Il cherche à reconstituer la scène fondatrice du fantasme des origines de l’homme aux loups et à démontrer le caractère réel d’une relation sexuelle que le patient aurait observée entre ses parents alors qu’il avait quatre ans. Freud en restitue le déroulement avec une précision surprenante et va jusqu’à calculer l’heure de la scène. Le dispositif auquel il a recours, explique I. Alfandary, relève de l’hypotypose, cette figure de style qui vise à décrire une scène comme une peinture aux couleurs si vives qu’elle paraît réelle au lecteur.

Mais le procédé littéraire n’est qu’une stratégie discursive. L’hypotypose n’efface pas le saut logique que représente la reconstitution de la scène, et Freud n’élude pas la difficulté de sa démarche. Il insère même dans sa relation de cas une étonnante « prière de croire » sur laquelle I. Alfandary attire notre attention. « Je prie [le lecteur] de se résoudre avec moi à croire provisoirement la réalité de cette scène »   .Plus loin, Freud suspend son jugement en reconnaissant que la réalité de la scène n’a pas pu être éclaircie (« j’ai l’intention de clore cette fois-ci par un non liquet   la discussion sur la valeur de réel de la scène originaire »). Cette prudence méthodologique distingue radicalement la démarche de Freud de celles qui font appel à une croyance de type religieux, aux yeux d’I. Alfandary.

Le mythe comme ultime recours

Avec L’Homme aux loups, Freud a éprouvé les limites de ce que pouvait lui apporter le cas. Pour traiter la question de l’origine, il fera désormais appel à l’ethnologie. Dans Totem et Tabou, il ne cherche pas à illustrer sa découverte et remet au contraire son ouvrage sur le métier pour tenter de valider encore une fois la psychanalyse. C’est le complexe d’Œdipe en particulier qu’il entend démontrer à nouveaux frais. Par la clinique, Freud était parvenu à l’hypothèse selon laquelle l’enfant développait un vœu de mort à l’endroit du père. De nombreux rêves d’analysants permettaient de reconstituer ce vœu de mort à partir du moment où l’on regardait les rêves comme l’expression d’un désir, proposition que Freud avait défendue dans L’interprétation des rêves. Or avec le complexe d’Œdipe, c’est toute l’ambivalence des sentiments qui se trouve mise au centre de la vie psychique. La théorie du complexe d’Œdipe était suffisamment lourde de conséquences pour mériter une nouvelle démonstration. En 1913, Freud s’engage donc dans une enquête ethnologique qui le conduit à faire l’hypothèse d’un père originaire que ses enfants auraient tué. Le meurtre aurait suscité la culpabilité et l’interdit de l’inceste chez les générations suivantes. Dans ce récit, Freud trouve une validation rétrospective de l’universalité des sentiments contradictoires vis-à-vis du père.

Après la fiction du mythe d’Œdipe dans le champ de la clinique vient celle du père de la horde originaire inventé par Freud. Avec le mythe, Freud a recours à un troisième type de fiction particulièrement propre à saisir ce dont la mémoire a été perdue. Le raisonnement qu’il défend n’est pourtant pas sans soulever des difficultés. Si Freud s’autorise un parallèle entre les deux mythes, c’est qu’il postule un lien analogique entre l’échelle individuelle et l’échelle collective. Ce prérequis constitue un premier écueil. L’autre aporie du raisonnement tient à ce que l’hypothèse clinique et l’hypothèse ethnologique sont convoquées pour se valider mutuellement sans que ni l’une ni l’autre n’ait été fermement établie au préalable.

Dans son entreprise pour fonder la psychanalyse sur les bases solides de la science, Freud bute systématiquement sur un roc. Pour I. Alfandary, c’est alors à chaque fois la fiction qui apparait comme le modèle auquel Freud fait appel, et de manière élective lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’ambivalence et des vœux de mort, autrement dit ce que Freud théorisera dans Au-delà du principe du plaisir comme la « pulsion de mort ». Mais la philosophe voit aussi dans ce recours à différentes fictions la démonstration de la ténacité avec laquelle Freud n’a cessé de vouloir s’appuyer sur une garantie scientifique pour prémunir la psychanalyse contre le risque de la foi et de l’illusion religieuse. Paradoxalement, avec la fiction, Freud témoigne d’une prudence épistémologique qui contrebalance l’audace de sa découverte. Ne considérant jamais l’hypothèse de l’inconscient comme démontrée, il aura toujours maintenu un doute sur ses reconstitutions parfois hardies.

La cohérence retrouvée

La thèse d’Isabelle Alfandary apporte une formidable intelligibilité à la démarche de Freud. Sans doute la philosophe n’est-elle pas la première à agréger sous le concept générique de fiction l’ensemble des procédés auxquels Freud a dû recourir faute de pouvoir s’appuyer sur des preuves. Michel de Certeau – cité par I. Alfandary – avait déjà avancé en 1987 dans Histoire et psychanalyse entre science et fiction que la création et la transmission de l’inconscient avaient « à voir – selon lui – avec » la fiction.

Mais au-delà du recours à cette catégorie kantienne, la force de la thèse d’I. Alfandary tient à sa capacité à redonner une cohérence à une démarche qui peut paraître à première vue éparpillée, entre l’interprétation des rêves, le récit de cas, la synthèse pédagogique, l’investigation des lapsus, des analyses littéraires confondant fiction et réalité, des enquêtes ethnologiques particulièrement libres et des essais spéculatifs – malgré les préventions de Freud contre le genre de la philosophie. Mais si l’on admet avec I. Alfandary que pour Freud, l’inconscient est resté de bout en bout une hypothèse et que diverses modalités de fiction ont toujours fini par se substituer aux preuves manquantes, une cohérence surgit de cette œuvre disparate. 

La référence méconnue de Freud à Kant est également très éclairante pour situer l’objet de connaissance de la psychanalyse par rapport à celui des sciences. L’objet de Freud n’est ni un phénomène ni un objet de croyance religieuse et la réflexion de Kant sur les conditions de validité de la connaissance humaine a étonnamment anticipé les défis inédits que soulève la psychanalyse.

L’épistémologie dans le débat entre la psychanalyse et les TCC

De cet objet impossible qu’est l’inconscient, Freud se sort en recourant à plusieurs modèles épistémologiques, mais aussi à des démarches discursives parfois surprenantes. Son adresse au lecteur, en particulier, suscite un embarras qu’I. Alfandary a l’avantage d’avoir mis en lumière.  

D’une façon générale, les outils philosophiques et épistémologiques auxquels I. Alfandary a recours lui permettent d’aborder l’œuvre de Freud avec une rationalité, qui, seule, pouvait situer légitimement l’invention freudienne dans l’histoire des connaissances. La clarté et la précision de son écriture sont au service de la démarche. Il fallait un parti pris aussi entier en faveur de la rationalité pour répondre aux arguments des thérapies cognitivo-comportementales et montrer que si celles-ci ont de l’avantage de travailler sur un objet moins ambigu que l’inconscient, elles limitent en revanche profondément l’ambition et la force explicative de leur propos en sacrifiant des pans entiers de phénomènes psychiques.