Un roman du sensible et de la « folie curieuse » qui met en scène trois provinciales venues étudier les Lettres à Paris.
Fabienne Jacob avait déjà évoqué, dans Un homme aborde une femme (Buchet-Chastel, 2018), les années Campo, du nom de la station de métro la plus proche, qui avait donné le sien à un appartement communautaire meublé de bric et de broc, et habité par la narratrice de ce nouveau roman, Helga, étudiante en Licence de Lettres modernes à Paris, comme ses deux colocataires, Rosie et surtout Sambre, qui a choisi son prénom, et que l’on voit d’abord de dos, dans la vitalité de sa queue de cheval blond vénitien. Toute la première partie du roman est consacrée à la vie virevoltante de ces trois étudiantes romanesques et provinciales (elles viennent toutes les trois de la région aujourd’hui appelée Grand Est), vivant la littérature autant qu’elles la lisent et la découvrent : « Au lycée, on nous avait déconseillé les études de Lettres, ça ne mène à rien, voie de garage. Chacune pourtant avait choisi l’option garage, pressentant que ce serait une voie royale. » Elles viennent de maisons où il n’y avait pas de livres, ou si peu, et en font désormais des talismans, des mots de passe, des trésors : aussi bien ceux de la collection Poésie/Gallimard, que les romans de Marguerite Duras, l’amant de Sambre devenant un nouveau Marin de Gibraltar. Le lecteur s’enchante de cette infusion de la littérature dans le roman, qui sait aussi en percer les illusions : « Effi, notre voisine d’immeuble […], nous avait bien prévenues, les écrivains sont les hommes les plus vicieux de la création. »
« Fou curieux »
À ce trio féminin s’ajoute Anders, l’amant de Rosie, qui fait des études de sismologie. C’est peut-être pour ça que « Campo a commencé à tanguer. On avait toujours su comment résoudre l’équation 1+1+1, mais devant 1+1+2, on séchait. » Sambre part du jour au lendemain : « C’était la fin des études et l’expiration du bail de Campo. Je ne laisserai personne dire que l’entrée dans la vie adulte est le plus bel âge. » C’est sur cette citation déformée de l’incipit d’Aden Arabie de Paul Nizan que s’ouvre la deuxième partie du roman, qui contient des pages savoureuses et pleines d’humour sur les aléas professionnels d’Helga et de Rosie, et sur la fâcheuse tendance de leurs employeurs à confondre « littérature et communication, fac de Lettres et école de commerce ». Comment s’inventer sans modèle, sans « la meilleure amie » qui donne son titre au roman ? « L’amour, c’est être fou curieux, dit Flaubert. L’amitié aussi », ajoute la romancière, qui donne à sentir la qualité de cette relation à l’autre qui aide à devenir soi-même. Même quand il s’agit de s’imaginer dans sa vieillesse, le livre prodigue « cette odeur de jeunesse » que chantait Miossec dans son album Baiser (1997), mais l’auteure ne donne jamais dans la nostalgie ni dans la complaisance, et cultive une lucidité bienvenue sur la persistance des joyeux idéaux dans la vie qui vient après qu’on a dû sauter de « la falaise » : « chacun devant soi son petit carré de travail, de mari ou de femme, une perspective mesquine sur le néant. »
Sensations
À chaque page du livre, le lecteur s’émerveille d’une écriture qui est aux antipodes de cette mesquinerie et développe les sensations avec une vraie poésie dans les mots et les rythmes des phrases. Le plaisir d’être assise dans un jardin, la peau de l’homme endormi à côté de soi, les draps de lin, tout devient palpable, sensuel. Fabienne Jacob invente le moyen de faire naître son lecteur à tout un univers qu’elle lui découvre comme pour la première fois, par la grâce de sa langue et son incarnation. Est-ce parce que le français n’est pas sa langue maternelle (elle a d’abord entendu le dialecte mosellan), même si elle ne faisait aucune faute dans les dictées de l’école primaire, qu’elle la transforme en une langue neuve et infiniment vivante ? Elle semble vouloir donner à la langue conquise la qualité de la langue maternelle : « Quand on en prononce les mots, on ressent instantanément et puissamment la sensation physique. »
Ma meilleure amie est donc sans doute un livre qu’on goûte trop vite à la première lecture, et qu’il faut relire pour laisser diffuser en soi toutes ses qualités, et d’abord cette soif toujours neuve de la liberté grande.