Jean-François Vernay interroge la capacité de la littérature, notamment de la fiction, à nous rendre meilleurs.

« Tout lecteur de textes littéraires fait un jour l’expérience d'une lecture qui le subjugue. Mais quel est cet irrésistible pouvoir de séduction de la fiction auquel nous nous soumettons délibérément et qui suscite en nous autant d’émois que de plaisirs psychiques ? » Ainsi interroge Jean-François Vernay, enseignant spécialiste du roman australien, en préambule de La séduction de la fiction (Hermann, 2019), un essai sur son cher sujet : la fiction littéraire. Il tente d’y répondre au fil d’une balade érudite et vagabonde entre les livres, qui s’appuie notamment sur les neurosciences.

 

Nonfiction: Pourquoi avoir entrepris l’écriture de La séduction de la fiction ?

Jean-François Vernay : Au moment de placer la traduction anglaise de mon Plaidoyer pour un renouveau de l’émotion en littérature (2013) chez Palgrave, ma traductrice, Carolyne Lee, a jugé bon de jouer sur les émotions et mettre en avant un titre plus accrocheur : The Seduction of Fiction. J’ai moi-même été séduit mais je me suis aussi dit que ce n’était pas le livre que j’avais écrit. Dès lors, une question me brûlait les lèvres : si je devais écrire ce livre, quels sujets devrais-je explorer ? C’est ainsi que le pendant de mon troisième essai littéraire a vu le jour, par la grâce d’un concours de circonstances.

 

Cette étude ressemble à une tentative d'épuisement du livre de fiction et de la relation qu'entretient le lecteur avec lui, en tant qu'objet, marchandise, récit, galerie de personnages, etc. Qu'avez-vous appris d'essentiel sur la fiction en l'écrivant ?

J’espère avant tout n’avoir pas épuisé le potentiel de la fiction dont on découvre chaque année les bénéfices multiples dans la presse anglo-saxonne qui elle-même n’a pas tari le sujet [Rires]. J’en veux pour preuve qu’en juin 2019 la BBC creusait encore ces questions. Aussi curieux soit-il, les préoccupations de ce type sont plus rares dans le champ francophone et les quelques textes disponibles sont des traductions des articles qui ont fait date autour de cette polémique   .  Il a fallu attendre deux ans après la parution de La séduction de la fiction pour que Sciences Humaines consacre tout un hors-série à cette thématique d’une littérature qui fait du bien.

La question selon laquelle la littérature aurait un pouvoir mélioratif sur les lecteurs en leur donnant de la valeur ajoutée répond, me semble-t-il, essentiellement à deux logiques : la première, capitaliste, souhaite vouloir donner un rôle utilitaire à toute chose, y compris un domaine comme la littérature et les plaisirs esthétiques que l’on a longtemps promus à des fins non pratiques. La seconde, sanitaire, suit cette mouvance du bien-être qui, depuis quelques années, inonde les consommateurs de bons conseils pour une vie meilleure. C’est ce paradigme clinique qui m’a ouvert les yeux sur un aspect méconnu de la littérature et qui émerge dans le monde anglo-saxon ici et là sous diverses étiquettes : Les humanités médicales (Medical humanities), les sciences humaines de la santé (Health humanities), etc. Il s’agit d’un champ transdisciplinaire à la croisée entre les sciences humaines et la médecine. Les humanités médicales s’adressent plutôt aux professionnels de la santé alors que les sciences humaines de la santé se veulent plus large dans leur acception (car elles incluent aussi la médecine narrative) et concernent principalement les universitaires versés dans les sciences humaines. La presse se fait régulièrement l’écho de ces bénéfices sanitaires. On nous serine avec cette injonction : Lisez de la fiction ! Cela stimule l’intelligence empathique, réduit votre stress, améliore votre sommeil, fait travailler l’esprit et retarde le déclin cognitif… La fiction vous rendra plus heureux, et c’est la science qui vous le dit ! [Rires]

 

La relation du lecteur au personnage, qui n'est pas réel mais face auquel on réagit émotionnellement comme s'il l'était, vous a particulièrement intéressé. Beaucoup de gens aiment lire et se passionnent pour des personnages fictifs, sans forcément être capables d'analyser cette relation. Pouvez-vous décrire ce qu'elle a de spécifique et quels sont ses enjeux profonds ?

Il faut dire qu’il y a chez les hommes une capacité naturelle à anthropomorphiser les objets. Voir les personnages comme des entités anthropomorphiques, c’est les voir comme des objets composés de signes que le lecteur rend humains en développant avec lui une relation imaginaire complice. Il s’y joue des phénomènes psychologiques et émotionnels complexes qui soit génèrent de l’attirance pour le récit et le personnage (identification/ empathie), soit entraînent un rejet (indignation/ colère/ dégoût). Les enjeux de la force émotive des objets esthétiques sont multiples : pouvoirs et limites de la création littéraire, exploitation de l’hyperémotivité par la mercatique éditoriale, renouvellement de la passion pour les lettres dans l’enseignement, questionnement philosophique sur le paradoxe de la fiction, pour ne citer qu’eux.     

 

Vous faites régulièrement référence aux neurosciences dans cet ouvrage. En quoi peuvent-elles enrichir notre compréhension des mécanismes et du rôle de la littérature de fiction ?

Les neurosciences nous donnent accès à la mécanique cérébrale de nos penchants les plus naturels. Par exemple, pourquoi les lecteurs sont-ils davantage curieux lorsque j’aborde l’érotique de la fiction dans mon livre ? Ce n’est pas gratuit. Si j’en parle, c’est pour mieux capter l’attention du lecteur. En effet, selon Stanilas Dehaene, la curiosité est liée au circuit émotionnel qui, dès que l’on assimile quelque chose de nouveau, génère de la dopamine en guise de récompense. Cette motivation accrue pour l’apprentissage est similaire à celle pour la nourriture et le sexe, qui passent par le même circuit : le système hédonique. Et d’un coup d’un seul, tout s’explique ! J’ai creusé cette piste dans mon dernier livre en date, Neurocognitive Interpretations of Australian Literature : Criticism in the Age of Neuroawareness (Routledge, 2021), avec un chapitre qui traite de la révolution sexuelle dans l’édition australienne et des processus cérébraux qui président aux représentations littéraires érotiques. Tout un programme !

 

Vous semblez dire que la résonance émotionnelle d'un texte chez son lecteur n'est pas assez prise en considération et devrait être au centre de l'étude et de l'enseignement de la littérature. Quelles avancées cela permettrait-il selon vous ?

La prise en compte de la résonance émotionnelle dans l’enseignement pose problème car les outils d’évaluation commencent tout juste à faire l’objet de recherches en didactique. Mais les bienfaits sanitaires et psychologiques sont spectaculaires.

Inclure ces compétences socio-émotionnelles permettrait d’être plus juste dans l’évaluation des différentes formes d’intelligence chez les élèves, car elles ne se limitent pas à savoir compter, lire et écrire.

 

Comparés aux précédentes générations, les jeunes actuels semblent faire assez peu de cas du livre et préférer en général les contenus numériques, le jeu vidéo en particulier, qui paraît jouer pour eux à peu près le même rôle que les livres pour leurs parents. Que pensez-vous de cette mutation, vous inquiète-t-elle et avez-vous des idées pour y parer ?

A l’inverse de ce qui se passe au Japon, la société française semble avoir renoncé à transmettre le goût de l’effort. On simplifie, on facilite grandement l’accès aux choses en donnant, mais rarement  en accompagnant les citoyens sur le chemin de la complexité ! Il suffit presque d’être dans la contestation pour obtenir ce qu’on veut. Autre raison : pourquoi se donner la peine à consommer de la fiction avec des supports plus intellectuels comme des textes lorsqu’on peut faire la même chose avec un moyen plus démocratique : l’image. Cette mutation vers le tout-image (Instagram, TikTok, etc.), faut-il le préciser, est évolutionniste. Elle est un penchant naturel puisque notre cerveau aime les raccourcis et vise l’économie d’énergie. Transmettre le goût de l’effort devient donc une nécessité civilisatrice.