Dans l’entre-deux-guerres, Paris est l’une des capitales de la littérature… américaine. Les expériences parisiennes contrastées des plus grands auteurs sont réunies dans un portrait de groupe.

Pas moins de 200 écrivains américains des deux sexes, de Mildred Aldrich à Marjorie Worthington, ont parcouru les rues de Paris dans l’entre-deux-guerres, si l’on en croit le décompte effectué par Ralph Schor, ancien professeur à l’Université de Nice et spécialiste de l’histoire de l’immigration et des étrangers en France ; il avait déjà publié en 2013 un ouvrage sur les écrivains de toutes origines en exil en France durant la même période. Que tant d’auteurs du Nouveau Monde aient été attirés par la vieille capitale justifie un portrait de groupe. C’est ce que fait ce court ouvrage qui explore les nombreuses œuvres littéraires, romans comme mémoires, dans lesquels ces écrivains américano-parisiens ont témoigné de leur expérience dans la capitale française. Si beaucoup d’entre eux ne sont qu’évoqués, d’autres reviennent à chaque chapitre, notamment les plus grands noms de la littérature américaine de l’époque comme Ernest Hemingway, Henry Miller, Ezra Pound ou Gertrude Stein.

 

Des exils littéraires et personnels

La mystérieuse force qui les fait se retrouver à Paris est tout autant une attirance pour la capitale et les représentations qu’ils s’en font, qu’un désir de fuir société américaine. Ces femmes et hommes de talent, que celui-ci ait déjà été révélé à leur arrivée ou non, ont l’âge en commun. À quelques exceptions près, ils sont jeunes, et beaucoup comme Hemingway ou Dos Passos ont été marqués par la guerre, qui cependant leur a fait connaître l’Europe où ils ont pu combattre. Paris est pour eux une échappatoire, un lieu où cette génération perdue – le terme est attribué à Gertrude Stein, elle-même américano-parisienne –, a pu espérer se retrouver après la guerre.

Cet exil volontaire leur permet de prendre du recul sur leur société d’origine, cette société yankee que beaucoup jugent sans profondeur historique et dont le conformisme et le puritanisme serait étouffant. Pourtant, l’importance dans ce bataillon d’écrivains des femmes (elles représentent 33 des 88 notices biographiques regroupées en fin d’ouvrage) contredit l’idée d’un conservatisme américain tout puissant ; il semble alors plus facile pour une Américaine qu’une Française d’être reconnue comme une intellectuelle. Mais en pleine prohibition aux États-Unis, Paris, « école de liberté » comme la désigne Ralph Schor, est une ville où de grands consommateurs d’alcool tel Hemingway peuvent boire, et où la transgression narcotique ou sexuelle semble bien plus aisée qu’ailleurs. Sous la plume de quelques-uns, le sexe et la prostitution envahissent la capitale, tout entière érotique.

Certains sous-groupes profitent plus que d’autres de cet exil. Nombreux sont parmi eux les homosexuels, et notamment les lesbiennes, comme le couple formé par Gertrude Stein et Alice Toklas. Non que la société française soit sur ce sujet plus tolérante qu’outre-Atlantique, mais l’expatriation, surtout pour les plus riches, garantit un certain anonymat et une relative liberté. S’il y a bien une catégorie d’intellectuels qui se réjouit de la plus grande tolérance parisienne, ce sont les Afro-américains. La capitale n’est bien sûr pas exempte de racisme et leur regard sur Paris n’est pas angélique, mais la situation est bien différente de ce qu’ils peuvent subir dans leur pays d’origine. À tel point que le célèbre intellectuel W. E. B. Du Bois choisit Paris pour le premier congrès panafricain, en 1919.

 

Paris, lumières et ombres

Tous posent à leur arrivée un regard enchanté sur Paris, capitale des arts. Certains en tombent amoureux au point de s’installer pour de longues années. La capitale revient souvent dans leurs écrits, très autobiographiques. À la recherche d’un art de vivre, ils flânent et en explorent les moindres recoins, sans trop s’arrêter aux grands monuments touristiques et aux beaux quartiers, puis nourrissent certaines de leurs œuvres d’une couleur locale ; comme Hemingway, dont le narrateur traverse les rues nocturnes et les bars parisiens dans le roman qui le révèle, Le soleil se lève aussi (1926). Ils sont surpris de la diversité des nuances et ambiances de Paris, entre rive droite et rive gauche, quartiers bourgeois, populaires, étudiants, artistiques… Ce dont rend compte en 1929, l’année qui précède son prix Nobel, Lewis Sinclair dans Sam Dodsworth. Le Paris populaire, si exotique, les séduit et les fascine aussi. Mais ils n’y restent pas étrangers et certains la vivent de l’intérieur, au contact des Français, dans la rue ou au café. L’Américain Dos Passos et le Français Cendras font ensemble la tournée des bistrots. Abbott Joseph Liebling, à force de fréquenter les meilleurs restaurants, y compris ceux qui ne payent pas de mine, devient l’un des meilleurs spécialistes de la gastronomie parisienne.

Leur amour pour Paris n’est pas non plus aveugle. Passées les premières impressions, tout n’est pas toujours aussi rose qu’espéré. Alors qu’ils y participent eux-mêmes, ils peuvent regretter un début d’américanisation du quotidien qui fait perdre de son charme à la société française – crainte partagée par des intellectuels français (Georges Duhamel, Scènes de la vie future, 1930). S’ils louent globalement le raffinement, l’intelligence et l’esprit critique des Français qu’ils croisent, les écrivains américains sont parfois gênés par leur impulsivité et n’hésitent pas non plus à remarquer leur froideur, voire leur mépris, qui peut se transformer en sentiment anti-américain lorsque les difficultés économiques survalorisent le dollar par rapport au franc. La vie parisienne est très abordable pour l’Américain moyen, et facilement fastueuse pour les plus fortunés.

Une mauvaise expérience de la vie parisienne peut aussi tenir à la vie de Bohème des plus précaires, qui habitent chichement dans des appartements de fortune, contraints de vivre de petits boulots, et pour qui la réussite littéraire est encore bien loin. Mais ce sont eux qui ont été le plus au contact de la réalité parisienne. Tous ne sont pas dans cette situation cependant, loin de là, et la génération perdue n’a pas de réelle unité sociologique. Tout un monde sépare un Ezra Pound d’une Edith Wharton, ou un Henry Miller d’une Anaïs Nin – jusqu’à ce que les deux deviennent amants et que la seconde se transforme en mécène pour le premier, qui publie en 1934 Le Tropique du Cancer, romain autobiographique qui fait la part belle à Paris et à la liberté qu’elle offre, notamment sur le plan sexuel.

 

Une simple parenthèse

Leur exil parisien est créatif. Ils trouvent à Paris une effervescence culturelle qu’ils alimentent à partir des années 1920, aux côtés d’autres figures emblématiques comme Joséphine Baker, qui en 1930 déclare en chanson sa flamme à ses deux amours, son pays et Paris. Tout comme eux, le jazz traverse également l’Atlantique. Car s’ils vantent les mérites de l’ancienneté culturelle et artistique du Vieux Monde, c’est surtout la scène la plus contemporaine qu’ils fréquentent, et qu’ils lisent assidument. Les mouvements picturaux ou poétiques comme le cubisme, le dadaïsme ou le surréalisme trouvent un écho dans la littérature de langue anglaise, comme chez Gertrude Stein qui recherche sans cesse l’innovation littéraire et à qui la déconstruction formelle permet de travailler son « rythme intérieur ». À Paris naissent des revues américaines d’avant-garde, comme Transition (1927-1938). Pour autant, les écrivains américains de Paris ne constituent pas un mouvement littéraire cohérent, partagés par leurs différentes sociales et entre l’enchantement et l’amertume pour la capitale.

Se fréquentant les uns les autres, ils constituent en revanche un réseau, avec ses figures centrales et ses marginaux. Robert McAlmon, que son mariage blanc avec la richissime poétesse homosexuelle Bryher, fait partie de ceux qui l’animent et la finance dans les années 1920 ; de même que la non moins richissime Natalie Clifford Barney, grande mondaine, qui tient salon tous les vendredis de 1910… à 1970 ! La célèbre librairie Shakespeare and Co, fondée en 1919 et tenue par Sylvia Beach (et sa compagne Adrienne Monnier) est aussi un point de rencontre majeur pour les Américains de Paris.

 

Mais pour la plupart d’entre eux, même s’ils s’y installent quelques temps, Paris ne constitue qu’une étape dans leur vie. Tous ne maîtrisent pas le français par exemple. Si les plus bourgeois comme Anaïs Nin le parlent parfois depuis l’enfance, d’autres comme Miller doivent l’apprendre, et d’autres encore, comme Fitzgerald, ne font pas cet effort. Seuls les plus riches s’y installent durablement. Les autres finissent toujours par en repartir après y avoir traîné leur jeunesse pendant plusieurs mois ou années. Anaïs Nin, toute sa vie partagée entre la France et les États-Unis, doit elle-même quitter la ville à regret lorsque la guerre éclate. Il est difficile à ceux qui restent le moins longtemps d’oublier leur pays, de se retenir de comparer Paris à New York. La tentation du retour l’emporte souvent, et il n’est pas sûr que cette génération se soit retrouvée à Paris.