Un ouvrage collectif faisant la part belle aux documents d'époque et la traduction de récits de Gueorgui Demidov offrent une vision saisissante de l'enfer soviétique.

L’Enfer de Dante Alighieri n’était qu’un conte de fée au regard des machines exterminatrices conçues par Hitler et Staline. Le poète italien n’en a pas eu l’intuition ou la prémonition. Sa puissante imagination n’a pas pu concevoir le Mal.

Le XXe siècle est le siècle d’Auschwitz, de Treblinka, de Belzec, de Sobibor, de Chelmno, mais aussi celui de la Kolyma, des Solovki, de la Vokourta, de Norilsk, de Karaganda. De la Shoah et du Goulag. L’extermination de millions d’hommes dans les camions et les chambres à gaz, les fusillades de masse, et la mort blanche, dans l’immensité nocturne, au-delà du cercle polaire, ne fut pas le fait de peuples barbares, mais de pays hautement civilisés : l’Allemagne et la Russie, devenue Union soviétique.

Dans un ouvrage remarquable, Goulag, une histoire soviétique, Nicolas Werth, François Aymé et Patrick Rotman présentent d’une manière claire, minutieuse, richement documentée et illustrée, l’immensité de la machine répressive stalinienne. Le Goulag, au cœur de l’appareil d’État, est un des organes centraux de l’État soviétique.

Les textes brefs et précis sont accompagnés de cartes, de témoignages, de nombreuses photos, de dessins, de documents administratifs, de statistiques. Le lecteur descend dans les abysses du monde totalitaire soviétique.

Julius Margolin, Jacques Rossi, Evguenia Guinzbourg, Varlam Chalamov, les écrivains du Goulag, racontent les arrestations de masse, les geôles où l’on passe à tabac, torture, interroge jour et nuit jusqu’à ce que le prisonnier revendique tous les crimes absurdes dont on l’accuse. Ainsi, peut-on le condamner à la mort dans l’un des innombrables camps de l’immensité glacée au-delà du cercle polaire, où à l’exécution immédiate, à la sortie même du tribunal, dans ses caves.

On rafle nuit et jour les citoyens soviétiques dans la rue, dans leur lit, sur leur lieu de travail. Vingt millions de personnes vont être incarcérées en trois décennies dans les cinq centres concentrationnaires que comptait le Goulag. Deux millions de personnes meurent des mauvais traitements, de maladie, de froid, de faim, ou d’un coup de fusil dans l’immense URSS, qui s’étend alors sur 12 fuseaux horaires. Pendant la seule Grande Terreur de 1937-1938, au moins 750 000 personnes furent condamnées à mort en tant « qu’ennemis du peuple ».

 

Aux origines du Goulag

Le mot Goulag est apparu alors que l’entreprise concentrationnaire qu’il désigne était déjà entrée en fonction depuis le 5 septembre 1918. Cependant, à partir de 1930, le mot Goulag désigne la direction principale des camps soviétiques : Glavnoe Oupravlenie Laguereï. C’est Alexandre Soljenitsyne qui a révélé au monde en publiant son livre L’Archipel du Goulag, la signification mortelle et criminelle de l’acronyme GOULAG. Les premiers konzlager, ont été ouverts dans le but « de protéger la République soviétique contre ses ennemis de classe en les isolant dans des camps de concentration. » Ils étaient administrés par la Tchéka, la police politique créée sur l’ordre de Lénine le 7 décembre 1917, sous les ordres de Félix Dzerjinski. Le camp est présenté comme un substitut à la prison par « la rééducation et la rédemption par le travail ».

Les exécutions ordonnées par une Tchéka de trois personnes feront entre 10 000 et 15 000 victimes penddant la terreur rouge en 1918. En 1922, près de deux cents camps engloutissent 120 000 condamnés.

Le premier grand camp est inauguré sur six îles dans l’archipel des Solovki, dans la mer Blanche, où existe depuis le XVe siècle, le kremlin d’un monastère.

La constitution soviétique permettait par ailleurs d’exécuter un « enfant coupable » à partir de l’âge de 13 ans. Vivement sollicités à dénoncer leurs parents de crimes imaginaires, les enfants étaient glorifiés de les avoir envoyés au Goulag, comme Pavlik Mozorov, qui à l’âge de 14 ans, dénonça son père, fut célébré en héros, et assassiné par sa famille. Mais une fois leurs parents arrêtés, les enfants étaient également appréhendés et déportés dans des orphelinats « d’ennemis du peuple », où on les abandonnait, à peine vêtus et pieds nus, mourir de faim et de maladie.

 

Les grands travaux inhumains

Alexandre Nogtev, premier commandant du camp, accueille les prisonniers par cet avertissement : « Vous pouvez oublier tous les droits que vous aviez auparavant. Ici, nous avons nos propres lois. » Le plus connu des commandants des Solovki est Naftali Frenkel (1883-1960). Ingénieur, originaire de Constantinople, il fut arrêté par la police politique et condamné à cinq ans de camp. Ayant réussi à entrer au sein de l’administration deux ans après son internement, il est libéré en 1927 et promu à la direction du camp. Il proportionne les rations alimentaires des détenus en fonction de leur observation des normes irréalisables. : « Il faut pressurer au maximum le détenu pendant les trois premiers mois. Après, il ne sert plus à rien. » C’est lui qui dirigera la construction du Canal de la Mer Blanche, ou Belomorkanal. « Le canal de Staline » qui reliait la mer Blanche à la mer Baltique coûta la vie à des centaines de milliers d’hommes, et se révéla inutile. « A l’approche du printemps, quand il s’est mis à fondre, les mains, les bras, les têtes apparurent, à 150 mètres de nous. On pouvait voir tout ça. Ça dépassait de dessous la neige, de la terre. Et les corbeaux volaient au-dessus des cadavres gelés encore frais et venaient les picorer. », écrit Lev Marthioukhine, un survivant. La construction du canal en dix-huit mois fut l’objet d’une intense campagne de presse, et des écrivains célèbres furent amenés à visiter le chantier où les prisonniers travaillaient au son d’une fanfare et quasiment à main nues : pelle, pioche et brouette pour attaquer le sol gelé.

« Les crevards » incapables de travailler, étaient exécutés. « On tirait dans la nuque. Il y eut 300 coups, peut-être plus. On accordait une balle par personne. Ils jetaient leurs victimes dans une fosse », écrit Dimitri Likhatchev, académicien, historien de la littérature russe, et rescapé des Solovki.

Tandis que le nombre des détenus explose, le Politburo décide d’exploiter les immenses gisements d’or, d’étain, d’uranium de la Kolyma, une région presque inhabitée deux fois grande comme la France.

« Quand on nous a débarqués, on était en tenue civile. Il faisait un de ces froids ! C’était le 25 décembre, et le temps que tout le monde descende du bateau, nombre d’entre nous ont eu le temps de se geler qui le nez, qui les doigts, qui les oreilles. C’était affreux ! On se met finalement en route. On avance dans le blizzard entre des murs de neige qui font jusqu’à cinq mètres de haut. Oh, je me souviens de cette nuit affreuse. Ils ont ramassé plein de gens qui étaient gelés. Enfin on nous a mis, nous les survivants, dans un baraquement. », écrit Mikhail Tamarine. La Kolyma avec 52 tonnes d’or extraites par an, devient la réserve de devises de l’URSS. Edouard Berzine (1894-1938), un des chefs de l’OGPU (la police politique prendra successivement le nom d’OGPU, NKVD, KGB) circulait en Rolls-Royce sur l’unique route de la Kolyma, construite par les détenus. Cette limousine avait appartenu à Nadejda Kroupskaïa, la veuve de Lénine. Les commandants des camps et chefs de la police politique n’ont pas tous connu le même sort. Pendant les Grandes Purges de 1937-1938, Berzine fut exécuté d’une balle dans la nuque dans les caves de la Loubianka au mois d’avril 1938.

 

Le Goulag après la mort de Staline

Jusqu’en 1953, les centaines de milliers de condamnés arrivaient nuit et jour en wagon cellulaire, puis dans la cale de bateaux infestés de rats et de vermine. Ils avaient souvent traversé l’URSS pendant des mois pour remplacer ceux qui étaient morts dans les mines où l’on exploitait presque à mains nues le sol riche en minerais, où l’on construisait de gigantesques infrastructures souvent inutiles, tels le Canal de la mer blanche et, dans le Grand Nord, une voie ferrée qui n’entra jamais en exploitation.

Cependant le soir du 28 février1953, Staline qui, à 23 heures, rentre à bord d’une de ses trois limousines ZIS 110 à sa datcha de Kountsevo, au sortir d’un Présidium houleux, dîne en compagnie de Beria, Malenkov, Boulganine et Khrouchtchev. Puis, il monte se coucher dans l’une de ses sept chambres dont la porte est blindée. Dans la nuit, il est victime d’une attaque cérébrale. Comme il ne se manifeste pas durant toute la journée du lendemain, l’officier de sécurité enfonce la porte. Staline gît inconscient sur le tapis, baignant dans son urine. Beria qui redoutait sa fin prochaine, est introuvable. On n’ose pas appeler un médecin, car le père des peuples qui inventé l’imaginaire « complot des blouses blanches » contre les médecins juifs du Kremlin, est persuadé qu’on veut l’empoisonner. Un médecin arrive finalement pour constater que le génial père des peuples, transporté sur un divan, est mort au terme d’une longue agonie. Sa mort ne sera révélée aux Soviétiques et au monde que le 5 mars 1953.

Dès le 27 mars, une large amnistie est décrétée par Lavrenti Beria. 1 120 000 détenus seront libérés au cours de l’été 1953. Dans les camps spéciaux la révolte des détenus gronde. 1954 verra la libération des « politiques », et la fin des « villages de peuplement spécial ».

Le Goulag survécut à la Grande Terreur, à la Grande Guerre patriotique, et ne fut pas rayé de la carte au lendemain du XXème Congrès, durant lequel Khrouchtchev révéla à huis clos l’ampleur de la terreur stalinienne. Le Goulag n’avait cessé de s’étendre jusqu’à la Votourka, dénommée « la guillotine glacée », où le NKDV déportait « les criminels politiques les plus dangereux », condamnés à mourir pour des « complots » imaginaires dont l’aveu – élément essentiel du système judiciaire stalinien – était extorqué par les tortures les plus sadiques, la privation de nourriture et de sommeil.

 

Témoigner de l'horreur à l'heure du communisme triomphant

Le premier témoignage sur les camps soviétiques fut publié par Victor Kravtchenko, membre du parti communiste, dans son livre J’ai choisi la liberté. En France, Les Lettres françaises dans un article signé Sim Thomas, daté du 13 novembre 1947, affirmèrent qu’il s’agissait d’un faux grossier. L’auteur répondit par une plainte en diffamation. Le procès qui eut lieu de janvier à avril 1949, fit scandale. Elsa Triolet, Tristan Tzara, Louis Aragon, Frédéric Joliot-Curie, Paul Eluard, Julien Benda, vinrent à la barre dire leur admiration pour Staline. Margarete Buber-Neumann, veuve du leader communiste Heinz Neumann, fusillé par le NKDV en 1937, et déportée au Goulag, puis livrée à la Gestapo et internée au camp de Ravensbrück, après la signature du pacte germano-soviétique, vint, elle aussi, à la barre raconter ce qu’elle et son mari avaient vécu. Son témoignage fit grande impression dans le prétoire. Les Lettres françaises furent condamnées pour diffamation.

La polémique ne s’arrêta pas là. David Rousset, résistant, torturé par la Gestapo et déporté dans les camps nazis, qui avait publié L’Univers concentrationnaire en 1946, et qui avait appelé à enquêter sur les camps soviétiques, fut à son tour accusé par Les Lettres françaises d’avoir inventé les camps soviétiques. « Je sais qu’il n’existe pas de camp de concentration en Union soviétique […] Le système pénitentiaire soviétique est indiscutablement le plus souhaitable pour le monde entier. », écrivit Marie-Claude Vaillant-Couturier, députée communiste, ancienne résistante, déportée, et témoin au procès de Nuremberg.

Les Lettres françaises furent à nouveau condamnées. Julius Margolin, écrivain juif originaire de Pologne, auteur d’un ouvrage La condition humaine (réédité sous le titre Voyage au pays des Ze-Ka, aux Éditions Le Bruit du temps) vint témoigner sur les cinq ans qu’il avait passés au Goulag. Il parla sous les lazzis des communistes. Claude Morgan, directeur des Lettres françaises s’écria : « Qu’on nous raconte Cendrillon, cela aura davantage de vraisemblance ! » Pierre Daix : « Ces faits ne sont tout simplement pas sérieux ! »

Le livre de Nicolas Werth François Aymé, Patrick Rotman est indispensable à qui veut comprendre l’histoire du Goulag et l’aborder par des descriptions très concrètes sur la vie et la mort des zeks dans l’Enfer soviétique. Il contient également des inédits issus de l’ONG russe Mémorial. Il pourra être complété par la lecture du témoignage de Gueorgui Demidov, dont la traduction française vient juste d'être publiée par les Éditions des Syrtes.

 

Gueorgui Demidov, rescapé du Goulag

La découverte des manuscrits de l’ingénieur Gueorgui Demidov est un fait exceptionnel, dû à l’acharnement de sa fille Valentina. Arrêté en 1938 et libéré après 18 années passées à la Kolyma, l’écrivain les croyaient perdus à jamais. Ses écrits ont en fait été conservés entre les murs du KGB qui les lui avaient confisqués en 1980. Sa fille les a récupérés en 1988, un an après la mort de son père.

La première fois où elle a entendu dire qu’elle avait un père, « c’était en allant au jardin d’enfants, un jour de 1945. » Sa mère l’attrapa par le bras et lui dit : « Ton père est vivant, seulement il ne faut pas en parler. » La mère de Valentina Demidova avait reçu une lettre, envoyée par une femme médecin qui avait opéré Guéorgui Demidov dans un hôpital. En 1947 et l’année suivante, Valentina et sa mère reçurent ses dernières nouvelles, qui avaient réussi à transiter hors de la Kolyma. Il l’informait de sa seconde condamnation à dix ans de réclusion, et lui faisait savoir qu’il la répudiait officiellement afin qu’elle pût refaire sa vie, car il n’imaginait pas survivre, encore moins être libéré. Il lui envoya même un faire-part de décès, afin de lui laisser aucun espoir Lorsque libéré, il vécut dans « un trou perdu » près de Kharkov, il écrivit à sa fille qu’il avait volontairement décidé de se faire passer pour mort. « Je l’ai fait pour vous épargner, à toi et à ta mère, une existence que je jugeais insupportable pour vous. Avec toi, j’ai réussi grâce à ta mère. Quant à elle, il s’est avéré impossible de la tromper… »

L’épouse qui avait conservé tous les papiers, la thèse de doctorat de son mari, fut convoquée par le procureur militaire qui l’informa qu’il était en vie, et lui donna son adresse. Valentina rencontra son père pour la première fois à l’âge de 19 ans.

Après un premier refus, Demidov fut réhabilité en mars 1958.

« Extrait de la décision de la Chambre militaire de la Cour suprême de l’URSS n° 003728/38, datée du 20 mars 1958 :

« Le procès entamé contre Demidov Gueorgui Gueorguievitch, chargé de cours à l’Institut électronique de Kharkov avant son arrestation, le 28 février 1938, a été révisé par la Chambre militaire de la Cour suprême de l’URSS, le 4 mars 1958.

« La sentence rendue par le tribunal militaire de la circonscription de Kharkov le 28 septembre 1938, le jugement prononcé par la Chambre militaire le 23 octobre des troupes du ministère de l’Intérieur auprès de Daltstoï le 26 juillet 1946 et la décision de la circonscription du 23 octobre 1946, concernant G.G. Demidov sont annulés et l’affaire est classée. »

Pas de regrets, pas d’excuses, aucune réparation.

 

La redécouverte d'un écrivain

Ainsi, jusqu’à la découverte de ses manuscrits, le nom de Demidov qui est mort en 1986, n’était connu que d’un autre survivant du Goulag, Varlam Chalamov (1907-1982), qui l’avait dépeint dans Les Récits de la Kolyma. Il y apparaissait sous le nom de « l’ingénieur Kipreïv ». Il était également le dédicataire posthume de sa pièce Anna Ivanovna parce que, jusqu’en 1964, Chalamov était persuadé que Demidov, gravement malade, qu’il avait protégé dans l’hôpital où il était infirmier, n’avait pas survécu.

Or, il se trouve que le KGB n’a pas détruit toutes les œuvres de ceux qu’il qualifiaient d’« ennemis du peuple ». Alors que les nazis brûlaient les livres écrits par des Juifs. Ainsi, tous les exemplaires dactylographiés des récits de Demidov, comme tous les états du manuscrit de Vie et destin de Vassili Grossman saisis par le KGB en 1960, ont été parfaitement conservés après leur confiscation. C’est donc un double miracle que Demidov ait pu survivre à « la guillotine blanche de la Kolyma », et que ses manuscrits rédigés après sa libération, aient pu être publiés, y compris en Russie. En français, une première fois 1991, chez Hachette.

Quelle catastrophe a ainsi été évitée ! Car Demidov n’est pas seulement un témoin, mais un grand écrivain. Un conteur saisissant.

Demidov qui avait été l’élève du grand physicien Lev Landau, futur prix Nobel, à l’Institut physico-technique de Kharkov, fut arrêté après que ce dernier fût parti pour Moscou. Il avait été condamné selon l’article 58 pour crimes contre-révolutionnaires et déporté à la Kolyma, où il écopa de dix ans supplémentaires en 1946. Arrivé dans un état de total de délabrement physique à l’hôpital Central, il y créa cependant un appareil à rayons X. Aussi, les médecins où Varlam Chalamov était infirmier, le gardèrent sous leur protection le plus longtemps possible. Mais un jour, il fit partie d’un convoi. Chalamov écrivit à son propos : « l’homme le plus honnête et le plus intelligent que j’aie rencontré dans ma vie. » Le croyant mort, comme il a été dit, il écrivit dans sa dédicace : « A la mémoire de G.G. Demidov ».

Il était promu à un brillant avenir d’homme de science. A la Kolyma, il avait monté une production d’ampoules électriques, dont on manquait cruellement.

Libéré et réhabilité à la fin des années 1950, Demidov, se mua en écrivain. Ses admirables récits sur la Kolyma circulaient comme ceux de Chalamov, sous forme de samizdat. Tous les états de ses manuscrits avaient été confisqués partout où ils se trouvaient, alors qu’il vivait chez sa fille à Kharkov. Et il n’eut pas le bonheur d’apprendre que son œuvre n’avait pas été détruite, et qu’elle serait un jour traduite et accessible à l’Occident.

Les récits qui sont publiés par les Éditions des Syrtes, dans une belle traduction, sont des tombeaux, des récits de mort. Les personnages sont des détenus, des geôliers, des voleurs, des maquereaux, des prostituées, deux femmes orthodoxes fanatiques, et même un bébé mort, dans le premier récit qui fait ressentir l’effroi au lecteur. Un matin, un zek est chargé par le chef de baraque d’aller creuser un trou hors de l’enceinte du camp, dans la terre gelée et d’y enfouir un tout petit paquet, une sorte de boîte légère. Un travail facile parce que le trou sera peu profond et que ce sera toujours mieux que d’extraire du minerai dans les galeries gelées par moins 50° au-dessous de zéro. Intrigué par l’objet de sa mission, avant de déposer la boîte dans le trou, le zek l’ouvre et découvre le cadavre d’un nouveau-né gelé. Et bien qu’il ait oublié les sentiments qu’il éprouvait avant de devenir un homme sans destin, un futur cadavre, un Doubar, le voilà intérieurement, moralement métamorphosé. La mort de cet enfant dont il ignore tout le bouleverse. Il plante dans la glace, une croix de bois sur la tombe de l’enfant mort. Et médite longuement dans le blizzard sans se décider à rentrer au camp.

Tous les personnages que Demidov décrit transcendent leur destin. Parfois en créant un chef-d’œuvre, comme le peintre Bacille, ou le chanteur Lokchine qui court pieds nus dans la glace pour tomber sous les balles du soldat qui l’abat depuis son mirador, hors « de la zone » autorisée. Presque tous les zeks évoqués par Demidov meurent en martyrs. Le jeune procureur qui veut enquêter sur la situation des détenus dans les prisons, sera comme les autres englouti par le KGB. Le récit le plus stupéfiant ne décrit pas un des 36 Justes, un des tzadikim nistarim, les Justes cachés dont le Talmud dit que ce sont eux qui garantissent la survie du monde. Le plus atroce est l’imbécile gardien Faïzulla Guitzatouline. Un tueur, enivré par le désir, le plaisir, le droit de tuer, est le héros de la longue nouvelle L’Amok. Cet homme primitif, inculte, devient dans l’univers perpétuellement glacé de la Kolyma un monstre sanguinaire. Assassiner est sa vocation, mais il en mourra.

Dans une langue directe et claire, Demidov introduit avec un humour féroce l’argot des camps. Les bordées d’injures des prostituées sont grandioses. Et pourtant, rien ne devient jamais vulgaire sous la plume impitoyable de Demidov.

On lui fit miroiter son admission à l’Union des écrivains et des tirages importants, s’il changeait de thème, s’il parlait « d’autre chose », comme le lui avait proposé un représentant du KGB qui était resté près de lui pendant une semaine.

Ayant pris sa retraite, Demidov s’installa à Kalouga. Il passait quinze ou seize heures par jour devant sa machine à écrire.

On se réjouit de savoir que les Éditions des Syrtes préparent l’édition de ses œuvres complètes.