Et si le phénomène actuel de relocalisation post-Covid était en gestation depuis plusieurs années déjà ? C'est la thèse de cet essai original et accessible.

Cyrille Poirier-Coutansais, directeur de recherches au Centre d’études stratégiques de la Marine, est un auteur reconnu comptant plusieurs livres et travaux sur le lien entre l’espace maritime, les sociétés et les Etats   , scrutant tant les opportunités de l’économie océanique émergente que les politiques de puissance en haute mer. Ce nouvel ouvrage La (re)localisation du monde défend une thèse essentielle : le phénomène de relocalisation ne remonte pas à la crise Covid-19 de mars 2020 ; celle-ci avait en réalité déjà commencé depuis les années 2010 sous l’effet de plusieurs facteurs.

La thèse du livre est défendue en trois temps : tout d’abord, l’auteur dresse le constat d’un épuisement du modèle de développement contemporain, insoutenable ; puis, l’attention du lecteur est portée sur le « made in local » qui se différencie par différents points de la mondialisation des années 1990 ; enfin, la démonstration se concentre sur les maîtres du jeu et les déterminants.

Une mondialisation qui n'est plus soutenable

Le constat de départ, précis et structuré, est assez largement partagé : le mode de vie résultant de la mondialisation n’est pas soutenable. Le poids de l’activité humaine sur les écosystèmes est considérable (comme en témoigne la pollution plastique dans les océans), menant à la sixième extinction de masse, et ce alors même que le pic démographique de la population mondiale est encore loin d’être atteint. L’âge du carbone dans lequel nous nous situons engendre un dérèglement climatique dont l’actualité nous rappelle chaque année les conséquences. Dès lors, ce monde toujours plus littoralisé et urbanisé fait et fera face à des enjeux de sécurité alimentaire, d’épuisements et de pénuries des ressources (du sable pour le BTP au silicium pour les smartphones).

L’auteur analyse ensuite ce qu’il nomme le « made in local » pour parler des relocalisations à partir de la mer, « l’univers des signaux faibles (…) [où] l’on perçoit désormais les indices de la mutation structurelle en cours, celui du passage d’un made in monde à un made in local »   . Il s’agit, selon l’auteur, de plus qu’un simple transfert de capacité de production selon une logique de coûts, puisque l’objet essentiel est relatif à la fragilité des chaînes d’approvisionnement. Dans ce made in local, la digitalisation, la robotisation et l’impression 3D jouent un rôle décisif dans l’élaboration de nouvelles modalités de production, comme le note l’auteur : « C’est donc à une véritable révolution copernicienne à laquelle nous assistons, avec une industrie davantage prédictive, auto-corrective, en mesure de produire plus juste du premier coup, quasiment à la demande »   . Dans ces nouveaux modèles conduisant à une relocalisation, l’importance de disposer d’une énergie renouvelable produite localement est reconnue, tout comme l’idée du retraitement d’un certain nombre de métaux critiques. Le biomimétisme apparaît comme une nouvelle manière de produire plus respectueuse de l’environnement et plus durable, à l’exemple de l’écologie industrielle de la ville de Kalundborg. Comme le résume l’auteur, « Un monde plus robotisé, plus durable, à la production relocalisée au plus près des lieux de consommation, voilà les trois grandes lignes qui structurent notre nouveau monde »   .

 

Une nécessaire maîtrise des flux (géo)économiques

Quand bien même l’auteur nous annonce qu’une nouvelle époque a commencé, des continuités méritent d’être dégagées. « Aujourd’hui comme hier, le grand jeu de la domination du monde se déroule selon les mêmes variantes : la maîtrise des ressources, des flux et des ressorts de puissances. Le type de ressources peut varier selon les époques – alimentaires toujours, or ou argent à l’époque moderne, hydrocarbures avec la révolution industrielle…. –, les flux être de nature plus ou moins terrestre ou maritime, la puissance se manifester par la dissuasion, l’intimidation ou l’affrontement, il n’en reste pas moins que le triptyque est toujours opérant »   . Pour lire ces nouveaux rapports de force, l’auteur adopte une grille de lecture braudélienne du capitalisme   , distinguant celui-ci de la vie matérielle et de l’économie de marché, le capitalisme comportant une dimension spéculative qui lui est propre. C’est donc la Compagnie néerlandaise des Indes (Vereenigde Oostindische Compagnie, ou VOC) qui sert de trame, entreprise géante équivalente aux GAFAM contemporains, dont il est également question dans cette partie. Les ressources clés (l’alimentation, l’eau, les minéraux, l’énergie, le numérique), les flux majeurs (« Maîtriser ces flux, c’est détenir l’information, monopoliser les biens les plus recherchés, dicter les prix, et au final, maximiser les gains », p.205) et la lutte pour la puissance (quête des cerveaux, influence du droit, importance du cyber et possibilité de la guerre) forment l’essentiel de cette partie.

Cyrille Poirier-Coutansais réussit à convaincre le lecteur lorsqu’il décrit le passage d’une « économie du lego » à de grandes aires économiques régionales, objet central du livre, ou des « économies-mondes » s’il fallait reprendre le terme de Braudel. Sur le sujet essentiel des processus de mondialisation de l’économie, il parvient à remettre en cause un certain nombre de croyances bien établies, et son approche historique non-déterministes ouvre des perspectives pour des Européens dont le poids relatif dans la mondialisation a clairement baissé depuis une quarantaine d’années. La nouvelle période qui s’ouvre peut certainement redonner une opportunité pour une organisation économique plus conforme aux préférences sociales et politiques des Européens, en termes de souveraineté, de santé ou d’environnement. Le propos permet ici d’esquisser de nouvelles réflexions pour les Européens, sur leur rapport à la mer et sur la manière de faire prévaloir leurs préférences sociales dans ce cadre, ce qui permettrait de compléter utilement la réflexion proposée. Le mérite de cet ouvrage est précisément d’alimenter la réflexion non à partir des seuls discours des acteurs, mais des réalités matérielles observées empiriquement, et l’on ne peut à ce titre qu’en recommander la lecture.