L’écrivain oralise l’un de ses romans les plus vendus. Une performance rock, poétique, éthique et politique.

Entrer dans la couleur commence quand, dehors, la nuit noire est tombée. Le spectateur pénètre, non pas dans les murs de l’ancien cloître de Bellac auquel le théâtre doit son nom, mais dans un bâtiment moderne de verre, altier, construit au fond du jardin. A l’intérieur, le rouge flamboie, dans une salle au surplomb vertigineux, qui ondule en direction de la scène : une cascade inattendue de sièges carmins plonge jusqu’à elle. Quand le plateau, jonché de pédaliers, d’amplis, de câbles, s’illumine, une image immense projetée sur un écran gigantesque et changeant se dresse, abrupte, en fond de scène. Sa verticalité tranche, par rapport au plateau qui est vaste, étal. A l’avant-scène encombrée de matériel, les protagonistes se faufilent. Les guitares de Yan Péchin attendent sagement, droites comme des ifs. Alain Damasio s'avance et s’empare d’un micro sur pied.

La servitude dans le gris

En trois tableaux, ou plutôt trois temps forts, la représentation alterne duos, solos, harangues ; récits, chants, poèmes et piques politiques.

Dans le premier tableau, l’ambiance est de plomb. Le pire drame d’une vie débute ce show : la perte d’un enfant. Le flot de questions et de reproches déchirants échangés entre les parents déborde vite du couple parental que Damasio incarne sur la scène. Tantôt la mère, tantôt le père s’expriment à travers lui . Ce couple, avant ce drame, était déjà un peu défait. Car dans les dystopies dont l’écrivain tire sa renommée, les êtres humains ne savent plus tisser entre eux des liens vrais et vivants. La tragédie intime de ce couple, portée par des accents de guitare en pleurs, en ouverture du spectacle, n’est qu’un artefact. Nous sommes là comme dans une antichambre. Elle est comme le condensé d’un phénomène universel dont la responsabilité est collective. La raison profonde de telles « disparitions » est, en effet, un laisser faire, laisser passer « XpointZéro » ; c’est la suite logique de la servitude volontaire de l’ensemble de la société, à l’égard du« techno-marchand » omnipotent. Et tout-un-chacun est à la fois victime et responsable de ce destin commun.

D’où, sur scène, soudain, une rage, un cri accusateur que chaque spectateur, culpabilisé, reçoit en pleine face :  « Tu pouvais, tu pouvais... » hurlent les deux protagonistes, à l’aide de leurs instruments respectifs : voix et guitare. Tous deux à cordes. L’auditoire, à ce moment précis, est comme pétrifié, au point d’oublier d’applaudir…

Cette évocation fait écho à l’un des principaux thèmes du roman : la quête d’un père qui cherche sa fille disparue. Encore faut-il avoir lu ce pavé magnifique, l’auteur-interprète lui même en convient. Il se fait alors récitant, afin de ne pas perdre en chemin son public, et c’est le second tableau. Il résume son roman-fleuve pour permettre à tout spectateur qui ne l’aurait pas lu, ou ne s’en souviendrait plus, d’entrer malgré tout dans le jeu. Il l’invite aussi à réagir. C’est un peu comme si, à cet instant de la narration, une sorte de « sas » était aménagée, une zone grise intermédiaire entre deux états de perception : l’eigengrau est, dit-on, la couleur perçue par l’œil humain dans l’obscurité totale. Le temps d’une rééducation optique pour mieux conduire l’auditoire vers la couleur ? Singulier choreute que ce démiurge de la lumière.

©Roxanne Gauthier

Une salve, un bouquet comme celui qui culmine à l’issue d’un feu d’artifice, caractérise le troisième temps fort de cette « rock fiction poéthique». A la fois poétique et à visée politico-éthique, elle marque une sorte de point d’orgue, en l’honneur de cette question psalmodiée par Damasio sur tous les tons et sur tous les fronts de la création : quelles ripostes et quelles pistes nous revient-il d’imaginer et de suivre ? C’est la question qui le taraude.

Voilà un spectacle caméléon, inclassable, comme ces « êtres de chair et de sons » créés par Damasio dans Les Furtifs. Ils circulent sans laisser de trace et ils sont, contrairement à nous, bien vivants. Oui, sans laisser la moindre trace numérique, ils se sont volatilisés. Comprenez : ils échappent aux radars techno-marchands qui ratissent la planète. Ils ne sont pas réductibles à un profil, ni par conséquent esclaves des choix d’algorithmes omniprésents. Ces derniers décident, à la place de la volonté humaine et personnelle ; ils pré-déterminent nos accès aux autres, à l’information, à la nature… Les Furtifs, eux, sont libres, et authentiques.

Les couleurs et la vie

Alain Damasio, une plume ? Pas seulement : une voix, d’une tessiture qui surprend. Une voix non virtuelle, en « live » qui profère des sons véridiques et charnels. Une présence aussi, avec un phrasé porté par des notes originales, électriques et éclectiques, interprétées par Yan Péchin. Certes, il flotte par moment comme un air de famille avec Higelin et Bashung, que le musicien a accompagnés autrefois. Et l’esprit de Lou Reed rode (celui qui osa l’album Metal machine Music).

La prouesse des deux artistes est à mi-chemin entre le concert rock, le seul-en-scène, le théâtre épique et le spectacle de chansonnier. Le show montre combien Damasio, ordinairement taxé de « lanceur d’alerte » du fait de ses romans d’anticipation classés « science-fiction », a été injustement catalogué. Il raconte comment seuls se sauvent les Furtifs, comment il réchappent de notre réalité, décryptée par le romancier : une société de contrôle. Les liens sociaux s’y délitent et elle anéantit la civilisation.

En ce sens, l’essentiel se love dans l’éphéméride final : un bouquet de bonnes choses, inspirantes, des tranches de vie bien réelle et poétique à la fois. Damasio les égrène avec gourmandise, au fil d’un calendrier, celui d’un mois de mars exemplaire et fantasque à la fois car il compte bien plus que 31 jours. Une litanie haute en couleurs, destinée à nous donner du cœur à l’ouvrage, nous pousser à « entrer dans la couleur » ?

Ce memorandum, surgi tel un arc-en-ciel, est inscrit dans le mois de mars. Avec Damasio, l’allusion politique n’est jamais loin. Comme il se plaît à dire sur tous les tons : « Un imaginaire est toujours politique ». Sans doute celui d’Entrer dans la couleur n’échappe-t-il pas à la règle. D’où ce possible clin d’œil : Mars fut un temps le premier mois du calendrier romain républicain. Mars, c’est aussi le mois dédié au dieu des combats et de la protection du sol, amant de Vénus, dans la mythologie antique. Mars est le nom également de la planète où contre toute attente, une trace de vie vient d’être découverte. Comme le chantait David Bowie, la vie sur Mars a longtemps posé question, voire été jugée impossible. Ne jamais désespérer donc ! Tel serait le message de l’écrivain, un maître dans l’art du roman d’anticipation. Ce message est loin du noir bilan que l’on retient trop souvent de la « geste » damasienne.

Belle ouverture que ce final. Damasio énonce la couleur : rouge ouvert, ou vert. Il joue avec les sonorités et le sens des mots, sur cette scène comme dans ses livres, ses conférences (« Masterclass »), ses BD etc. En quittant le théâtre de Bellac, une bossa nova intitulée  Les Eaux de Mars me revient en mémoire, surgissant de nulle part : « Un pas, une pierre, un chemin qui chemine … Le mystère profond, la promesse de vie, c’est le souffle du vent, au sommet des collines … C’est la main qui se tend, c’est la pierre qu’on lance ... des torrents d’allégresse, ce sont les eaux de mars. »

Prochaines dates

Ce spectacle était donné le 9 juillet 2021 au théâtre du Cloître, scène conventionnée de Bellac (87)