Peut-on rire de tout ? Dix-neuf auteurs s’attaquent à la question, et proposent des réponses étayées.

En cette époque où l’on voit bien qu’il convient de défendre à tout prix la liberté d’expression, ce dont se chargent d’ailleurs de nombreux ouvrages, revues, discours, il n’est pas inutile d’interroger cette liberté du point de vue des moyens par lesquels elle se réalise : textes, films, discours, dessins, chansons. Mais c’est encore trop peu faire. Il est non moins important d’étudier les formats qu’elle prend, et par exemple, la satire, surtout que cette dernière ne cesse de s’attirer les foudres de la censure, et du nouvel « esprit de censure », fort bien décrit par Marc Angenot en fin du volume que nous présentons ici, caractéristique essentielle de notre époque.

De quoi parlons-nous ? De la satire, mâtinée d’humour, de rire, de caricatures. Cet ouvrage collectif en éclaire largement les traits, en outre du fait que page après page, il nous offre une imposante bibliographie sur le sujet. Les directeurs du volume n’ont pas cherché à présenter une essence de la satire, risquant par ce geste de la figer ou de la normer, alors qu’effectivement elle ne cesse de contourner les normes de la bienséance. Ils présentent différentes contributions à partir d’une pluralité de positionnements vis-à-vis d’elle. Ils proposent d’explorer les normes esthétiques et les contraintes juridiques, sociales, politiques et morales qui structurent l’espace de la satire, ainsi que les formes qu’elle revêt, les stratégies qu’empruntent les auteurs, et les réceptions qu’elle engendre. Au demeurant, il est clair, au fil de la lecture de l’ouvrage que la « vie de la satire », si l’on peut dire, n’est pas souvent agréable, pas plus que celle de certains satiristes. Depuis longtemps, ils sont en butte, d’une manière ou d’une autre, à des polémiques qui tendent à les écarter de la scène publique.

Dix-neuf contributeurs participent au développement du volume, s’arrêtant chacun pour son compte sur la satire littéraire, la satire artistique, les journaux satiriques, les caricatures de presse (avec iconographie), les pamphlets politiques, et par conséquent la différence entre la satire et la parodie ou le pamphlet, par exemple.

Un art de blâmer

Certes, chacun connaît des satires classiques. La satire fait l’objet d’un chapitre complet de la formation littéraire scolaire. Des fables, des proses, des poésies satiriques ont rythmé les années de collège ou de lycée. Cela suffit-il pour l’apprécier ou la comprendre ? Pas sûr. Encore qu’en apprenant comment les satires classiques ont été reçues (et ont reçues la censure de la librairie royale), des points de correspondance surgissent avec notre époque, c’est ce que montre Carole Talon-Hugon.

Cela ne dit pas encore de quoi il s’agit. La satire est, en première approche, un écrit, une œuvre à intention morale, centrée sur la dénonciation d’une situation, de moeurs réputées corrompues, d’attitudes dépravées. Elle met des vices au jour et leur oppose des vertus : courage, justice, tempérance… Les directeurs de ce volume le soulignent : « la satire mord, rit, se moque et frappe », pour reprendre une expression du satiriste allemand Kurt Tucholsky.

Au principe de la satire se trouve la reconnaissance du fait que les mots ou les images peuvent frapper. Autrement dit, la satire souhaite corriger la réalité. C’est ce pourquoi, dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Jaucourt affirme que la satire est « un poème dans lequel on attaque directement le vice ou quelque ridicule blâmable ».

Dans la société de consommation

L’interrogation de la satire ne doit pas renvoyer uniquement à son histoire ou à des références classiques. Qu’en est-il de la satire de nos jours ? Il est possible de constater que le domaine de la satire s’est étendu. D’autant que les moyens de diffusion se sont amplifiés. Même des quotidiens d’information ont intégré la satire dans leurs pages. Reste à savoir si elle est prise comme simple adjuvant, ou comme moyen d’attirer du public au moment de la chute des ventes de la presse quotidienne. Est-ce à dire, de surcroît, que la satire est devenue un objet de consommation parmi d’autres ? La télévision, d’ailleurs, n’est pas en reste de ce mouvement général. Des chaînes de télévision cultivent des émissions satiriques. Par ailleurs, même les débats les plus sérieux sont envahis par des humoristes.

Certes, la satire a pour propriété de poser un regard décalé sur le monde. Et à ce titre, elle doit participer des chroniques médiatiques. Ce n’est pas là la question de fond. Elle est plutôt celle-ci : cette intégration ne coïncide-t-elle pas avec l’expansion d’une irrévérence, bien sûr, mais désormais contrôlée, consommable et rapidement oubliable. La satire serait alors mise au service du diffuseur plutôt qu’elle continuerait à donner des signes d’indépendance. Aussi des auteurs dans ce volume, Denis Saint-Amand, Léa Tilkens et David Vrydaghs, finissent-ils par proposer une formule : plus la satire se répand, moins l’irrévérence est grande.

On notera que ce constat ne tient pas à la simple définition d’une pratique langagière spécifique, que l’on pourrait alors cantonner à un seul domaine. Non, la satire n’est pas affaire de genre. Elle est affaire d’inflexion d’une énonciation. Elle s’opère par ailleurs dans des figures de rhétorique repérables comme l’ekphrasis (description précise) et l’hypotypose (description d’une scène d’une manière frappante). Elle n’a pas de cible privilégiée, mais il faut noter que la satire littéraire s’en prend plus volontiers soit au monde politique, soit au monde littéraire lui-même. Les ambitions démesurées et les manœuvres opaques figurent au premier rang des travers épinglés du côté des politiques, comme les rapports entre les profits financiers et la valeur de l’écriture, ou les dominations dans le monde des lettres contemporain. Les écrivains Pierre Jourde et Éric Chevillard, montrent les auteurs, se font fort de reprocher à leurs cibles d’accaparer toute l’attention grâce à des produits (littéraires) médiocres. Loin de se contenter de divertir des textes de ce type pratiquent des saillies virulentes de l’ambition dévorante de politiciens. Pour autant notent des auteurs, la satire politique n’est pas nécessairement de droite. Elle peut se révéler progressiste. Ce qu’ils montrent en citant nombre de romans contemporains.

Caricatures

Tout cela ne signifie pas que la satire ne se heurte pas à des limites. Une satire peut être blasphématoire, mais le blasphème ne tombe sous le coup d’aucune loi, en France du moins. Une satire en revanche raciste ne peut arguer de la liberté d’expression. Le racisme n’est pas une opinion, mais un délit. Reste évidemment à montrer l’existence de ce caractère, ou à prouver des intentions racistes.

Des caricatures peuvent être légitimes, ce qui ne signifie pas qu’elles ne heurtent pas. L’article de Guy Haarscher reprend le dossier de ce qu’il est convenu d’appeler les « caricatures » de Mahomet publiées en 2005, au Danemark. L’application du terme « caricature » posant déjà un problème. Et l’auteur enchaîne en examinant les problèmes posés par d’autres expressions comme « islamophobie », et surtout la différence entre cette « islamophobie » et la critique de la religion musulmane, etc. Tous problèmes dont nous ne sommes pas sortis. Néanmoins, nous ne pouvons pas faire l’impasse sur le fait que la Cour européenne des droits de l’homme protège la liberté d’expression et ne mentionne pas le blasphème. Mais ce n’est pas sans que le droit se trouve parfois en opposition avec lui-même puisqu’il défend autant la liberté d’expression que la liberté religieuse.

Satire et démocratie

Évidemment la question se pose aussi de savoir si la satire peut ou doit jouer un rôle au sein de la démocratie, surtout si la satire a pour fonction de critiquer des personnages, individus ou groupes, en tournant en ridicule des traits, réels ou supposés, de leur caractère ou de leur appartenance à tel ou tel parti. La démocratie serait-elle aussi vivante si la satire disparaissait, et si elle ne cherchait pas à susciter un auditoire, de spectateurs ou de lecteurs, qui identifie les stéréotypes dont il conviendrait de se moquer ? En un mot, la satire, la caricature, l’humour vache seraient utiles pour la démocratie. Au demeurant, dans la version américaine, la Cour suprême ayant à juger des cas de satire concernant des hommes politiques affirme qu’une figure politique doit se construire une carapace épaisse pour supporter plus qu’une personne privée les attaques qui pourraient l’ébranler.

Si ceci semble aller de soi, il convient tout de même de se préoccuper de la juridicisation croissante des rapports sociaux depuis les années 1960. Dominique Lagorgette fait remarquer que l’échelle des polémiques a considérablement changé puisque tout un chacun se trouve désormais en capacité technologique de prendre parti publiquement, ou d’accuser le discours de quelqu’un par le truchement des réseaux sociaux. Des associations et des acteurs de réseaux se chargent d’accepter ou non tel ou tel propos ou dessin, de contrer ou non les prises de position publiques.

On voit se profiler ici le « on ne peut donc rire de tout » et le « on ne peut plus rien dire » ! L’ouvrage, sur ce plan, ne procède pas par suites d’affirmations dogmatiques. En fonction des auteurs des articles, ce sont toujours des situations concrètes qui viennent en avant. Par exemple le procès opposant Bob Siné à la LICRA (2009-2012). Le premier était accusé de haine et de violence à l’égard de personnes en raison de leur origine. La question soulevée à ce propos – l’auteur, Lagorgette, résumant fort patiemment ces affaires – était celle du discours polémique, et de la manière de l’aborder (quelles intentions, quel contexte, quelle rhétorique, etc.), mais aussi du rapport au lecteur.

C’est justement Dominique Tricaud qui pose les deux limites de ces propos. Qui choisir en effet entre Pierre Desproges affirmant « qu’on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde » et Bernard-Henri Levy qui déclare : « on ne peut plus rire de tout » ? C’est la question qui guette le lecteur de l’ouvrage d’autant que ce qu’on a appelé ci-dessus la critique des stéréotypes implique non seulement l’analyse du propos mais encore la reconnaissance du fait que l’usage de stéréotypes peut avoir des accents racistes, on le sait. Bien sûr, on peut les explorer comme outils de distanciation et de perturbation des pouvoirs. La satire n’est pas absente de potentiel subversif. Mais la satire peut aussi se renverser en imposture. Voilà qui nous renvoie au chapitre de cet ouvrage consacré aux « limites de la satire », quel que soit le domaine de référence, la culture, la politique, les moeurs, etc.

La satire et les personnes

Certes, la satire peut dénoncer l’hypocrisie de ceux qu’elle prend pour cible, mettre en évidence la contradiction entre des paroles et des actes, révéler aux yeux du public des « arrières-mondes » dans lesquels se trament les plus noirs desseins. Si Olivier Ihl comme Philippe Darriulat examinent avec précision et des exemples de dessins des formes historiques de la satire à l’égard des personnes (plutôt au XIXème siècle quoique jusqu’aux années 1930), ils ne cessent de revenir à la question : peut-on rire de tout et surtout de tout le monde ? Mais la réponse, étayée de nombreuses références, est moins évidente qu’on ne le croit. La question semble mal posée, parce qu’elle semble se réduire à un débat juridique sur ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Paul Aron conclut d’ailleurs que « il faudrait plutôt se demander dans quelle mesure la satire par assignations forcées est compatible avec une intention satirique qui voudrait défendre des valeurs de gauche ou même simplement républicaines.

Or, justement, les articles consacrés à Coluche (Marie Duret-Pujol) et Dieudonné (Nelly Quemener) précisent les choses. La première s’appuie sur les prises de parole publiques de Coluche pour saisir les représentations du monde social qu’il engage. Suite à cela, elle relève comment ce personnage porte des critiques envers une forme de pouvoir, notamment durant la période de sa candidature à la présidence de la République (1980). Elle analyse la rhétorique du comique : déformation de la cible pour en dévoiler l’arbitraire, révélation des mécanismes de dominations des médias, exploration des instances de pouvoir, critique des dominés. Coluche propose un bilan négatif des années Giscard, et invite à ne pas lui donner des voix. Globalement la satire se déploie dans la raillerie à l’égard du pouvoir, dessinant deux mondes : « eux », ceux qui ont le pouvoir, et « nous » le collectif qui résiste. Mais Coluche remet aussi en cause le dispositif électoral et met en lumière la crise de la délégation au cœur de la Vème République. La lectrice et le lecteur compareront alors les résultats de cette analyse avec ceux de la parole de Dieudonné, condamné par la justice pour antisémitisme, quoique cette analyse sont moins fouillées, prêtant plutôt à des jeux de définition du rire, du comique, etc. Où d’ailleurs on n’évite pas la référence à Henri Bergson.

Mais ce que l’on peut remarquer surtout résulte d’une comparaison à entreprendre par la lectrice ou le lecteur avec le cas de la satire politique visant une femme, en l’occurrence madame Édith Cresson, première ministre à l’époque des faits étudiés par Pierre-Emmanuel Guigo. Il faut lire ces pages montrant la part de l’image satirique dans la chute de la première ministre. Mais ce n’est pas sans qu’on y côtoie ce qui serait sans doute une borne de la satire.