L’étude du sort des pilotes abattus et tombés au sol entre 1939 et 1945 permet de comprendre la mobilisation des civils français, britanniques ou allemands pendant le conflit.

Un avion de retour d’une mission de bombardement est touché par des tirs de la DCA. Une partie de l’équipage parvient à sauter en parachute et tombe dans un champ où les attendent des civils. Cette scène est un classique de la Seconde Guerre mondiale en Europe du Nord-Ouest. Elle s’est déroulée à de multiples reprises, la seule variable étant la nationalité des aviateurs comme des civils concernés. Elle provoque une rencontre inopinée entre combattants et non-combattants, amis ou ennemis. Cet événement inattendu constitue la toile de fond de l’ouvrage de Claire Andrieu, professeure d’histoire contemporaine à Sciences Po et grande spécialiste de la Seconde Guerre mondiale. L’attitude des civils à l’égard des pilotes tombés du ciel s’avère en effet très homogène à l’échelle nationale et très différente d’un pays à l’autre. Elle offre ainsi un bon observatoire pour interroger à nouveaux frais l’engagement des civils dans le conflit.

 

Une autre vision de « l’étrange défaite ».

Les photographies des colonnes de civils jetés par millions sur les routes de l’exode par l’invasion du printemps 1940 sont emblématiques de la débâcle d’un pays qui s’effondre sans résister devant les panzers allemands. Pourtant, l’attitude des civils à l’égard des aviateurs de la Luftwaffe tombés au sol offre une image très différente de celle qui sera diffusée par la suite par les collaborationnistes et les partisans du régime de Vichy pour mieux dénigrer la Troisième République. Elle témoigne de la combattivité des Français qui s’était déjà manifestée, par exemple, par l’importante mobilisation de volontaires que suscite la création, bien trop tardive, de la garde territoriale. Dans la Manche, ce sont ainsi plusieurs milliers d’hommes qui la rejoignent pour, une nouvelle fois, barrer le chemin aux « Boches ». Mais l’annonce de l’armistice vient briser la dynamique en cours.

Entre 400 et 700 aviateurs de la Luftwaffe ont été faits prisonniers par des civils français. Sur ce total, au moins 25 ont été maltraités, dont 7 tués. Ce faible chiffre suggère qu’en dépit de la violence de l’invasion, du chaos ambiant et de l’effondrement d’une partie des structures du pays, la société française n’a pas sombré dans l’anomie. Les procès des auteurs de violences commises contre les pilotes allemands qui se sont déroulés devant les tribunaux du vainqueur indiquent clairement qu’il s’agit d’une résistance à l’invasion. La répression également, d’autant que la justice allemande assimile toutes ces actions à celles de francs-tireurs, réactivant-là une figure honnie par l’occupant.

 

Une guerre de gentlemen ?

Le comportement des civils britanniques confrontés aux pilotes de la Luftwaffe semble correspondre aux caractéristiques de la People’s War. Le livre confirme l’image d’une Grande-Bretagne menant une guerre démocratique dans son recrutement et libérale dans ses méthodes. Dès le printemps 1940, la mobilisation des civils est intense. À la mi-juillet, près d’un million et demi de personnes a rejoint ce qui va devenir la Home Guard. La peur de l’invasion après les victoires allemandes sur le continent joue ici à plein. Cette peur, à laquelle s’ajoute l’ampleur des pertes et des destructions causées par les bombardements consécutifs à la Bataille d’Angleterre et au Blitz, aurait pu se traduire par une explosion de violence contre les quelque 1 800 pilotes allemands tombés au sol. Pourtant, il n’en est rien.

Les rencontres entre civils britanniques et aviateurs allemands semblent se dérouler partout ou presque sans violence. Elles sont rapportées par les sources de presse sous la forme de saynètes pittoresques où l’humour joue une place importante. S’il ne faut certes pas négliger l’instrumentalisation à des fins politiques de ce qui est considéré comme une caractéristique nationale afin de mettre à distance le quotidien des bombardements allemands, les résultats sont là. Malgré la violence du Blitz, très rares sont les aviateurs allemands tombés au sol malmenés par les civils britanniques qui les recueillent.

 

Les helpers : l’indice d’une « résistance de masse » ?

L’étude de la manière dont les équipages alliés abattus sont accueillis en France occupée renouvelle l’image des « années noires ». On estime que près de 34 000 civils français ont aidé au moins 4 000 aviateurs abattus au-dessus de l’hexagone. Le chiffre est d’importance, surtout quand on sait à quel point l'accueil de ces aviateurs représente une charge au quotidien pour ces helpers. Il faut loger, nourrir et vêtir des hommes qui ne parlent pas français. Il faut également leur trouver de faux papiers et entrer en contact avec les filières d’évasion. Pour autant, près de 90 % des habitants sollicités pour aider un aviateur le font spontanément, ce qui constitue un indice de ce que Claire Andrieu qualifie de « résistance de masse ». Une résistance qui se caractérise en outre par sa dimension féminine et familiale, dans la mesure où les aviateurs anglais ou américains peuvent être cachés de longues semaines au sein du foyer.

L’aide apportée par ces helpers témoigne des sentiments de la population française à l’égard des Alliés, et ce, malgré la propagande des journaux collaborationnistes. Les bombardements anglo-américains, malgré leur nette intensification à partir de 1944 et leur lourd bilan, ne remettent pas en cause le bon accueil général reçu par les aviateurs tombés au sol.

 

La preuve d’une société profondément nazifiée

La situation est tout autre en Allemagne et elle témoigne de la profonde nazification de la société. On estime qu’au moins 10 % des aviateurs alliés tombés à l’intérieur des frontières du Reich ont été lynchés. Ces violences commises s’expliquent en partie par les bombardements subis par les villes allemandes, mais en partie seulement. L’extension géographique des lynchages déborde largement celle des zones bombardées, montrant ainsi la diffusion de cette pratique dans l’ensemble de la société allemande. L’étude du profil des inculpés devant les juridictions alliées au lendemain de la guerre le confirme. Si la proportion d’adhérents au parti nazi (NSDAP) parmi les accusés est supérieure à la moyenne nationale, les lyncheurs sont néanmoins des Allemands moyens.

Ces violences commises à l’initiative de la population civile rencontrent la propagande venue d’en haut. Incapables de prévenir les raids alliés sur son sol et dans l’attente d’une véritable capacité de représailles qu’offriront les V1 et les V2 au milieu de l'année 1944, les autorités nazies encouragent les lynchages. À l’automne 1943, elles interdisent à la police d’intervenir dans les violences contre ceux qu’elles qualifient de « pilotes terroristes ».

L’étude de la rencontre inattendue entre les aviateurs tombés au sol et ceux qui les ont recueillis constitue un bon marqueur de l’engagement des civils dans le conflit. Le livre de Claire Andrieu montre combien cet engagement diffère entre les Dupont, les Smith et les Schmidt, ce qui traduit la mobilisation différenciée des sociétés en guerre.