Dans une étude solidement documentée, Dominique Veillon s’intéresse au quotidien des Parisiens et des soldats allemands sous l'Occupation, et aux différentes modalités de l'« accommodation ».

Paris allemand : le titre choisi fait écho à l’ouvrage éponyme d’Henri Michel, publié en 1981, qui proposait une première synthèse sur l’histoire de Paris sous l’Occupation. Ce nouveau projet en offre une prolongation bienvenue, grâce à un nouvel angle d’approche. L’objet n’est pas d’opérer une synthèse sur l’appareil administratif allemand ou les aspects économiques et politiques de cette occupation, mais de s’intéresser à une expérience vécue et réciproque : celle des habitants de Paris confrontés à l’irruption de la botte nazie et celle des perceptions des occupants face à une population qu’ils soumettent.

A partir d'une utilisation équilibrée et juste des archives parisiennes et des témoignages de soldats allemands, l'autrice bâtit une histoire des comportements collectifs et individuels dans une capitale déchue. L’influence des écrits de l’historien Philippe Burrin et de son ouvrage La France à l’heure allemande, paru en 1995, est indéniable, notamment pour les références au concept d’« accommodation ».

 

Parisiens en « drôle de guerre »

Il s’agit de l’histoire d’une population en « drôle de guerre », qui subit les premiers interdits et les premières frayeurs dès l’automne 1939. Leur ville, capitale politique et géographique, s’avère être de fait « une cible double pour l’ennemi ». Sa population doit se protéger, mais avec un fort souci du bon goût. Ainsi, l’organisation des refuges, « microcosmes de la vie sociale », devient aussi un sujet d’exposition dans les grands magasins et jusqu’à la cave du Ritz qui « ressemble fort au dernier salon à la mode où les femmes du monde se montrent en exhibant le pyjama d’alerte dessiné par les meilleurs couturiers ». La propagande bat son plein quand s’ébauche une première fracture entre les désirs de maintien d’une vie normale et luxueuse du côté de la population aisée. Alors que le monde des ouvriers et des employés subit de plein fouet les conséquences des premières restrictions drastiques, le troc et le marché noir font irruption : « tout le monde n’est pas perdant, la mafia parisienne s’organise et profite très tôt des difficultés des habitants ».

L’offensive allemande du 10 mai 1940 est accueillie sans panique, jusqu’au « grand déferlement de réfugiés fuyant l’avance ennemie » venu de Belgique et des départements du Nord. « Le choc est visuel », puis sonore, avec les premiers bombardements allemands touchant la capitale. Dominique Veillon ne retient pas l’explication proposée par d’autres historiens et historiennes sur les motifs de l’exode, « plébiscite par les pieds » contre l’envahisseur. Au contraire, elle l'explique par un strict sentiment d’insécurité. Et à son sujet, elle remarque une « hiérarchie de l’exode dont l’histoire diffère selon le milieu ». D’une part, il y a les « bourgeois et les classes aisées » qui, dissimulant leur frayeur, prétendent rallier leur résidence secondaire pour les vacances, d’abord en automobile pour la première vague, puis en train pour les suivantes.

Le départ du gouvernement pour Bordeaux le 10 juin 1940, puis des autorités constituées, « intensifie la cohue » et la « contagion de la peur » dans les quartiers populaires et laisse sans défense le quart des parisiens restés sur place. La ville est déclarée « ouverte » le 13 juin 1940 et, le lendemain, débute l’occupation de Paris : « c’est dans un calme extraordinaire et devant un public clairsemé que les troupes allemandes défilent sur les Champs-Elysées ».

 

Une histoire sensible de la rencontre occupés/occupants

L’autrice propose une histoire sensible de la perception des variations du paysage urbain qui se modifie par l’irruption de l’occupant. Les Parisiens subissent les transformations rapides que connaît leur environnement, où flottent désormais des drapeaux à croix-gammées et où fleurissent des écriteaux en langue allemande. Au même moment, l’occupant profite d’un « rêve devenu réalité » et découvre la capitale avec un bonheur jamais dissimulé. Dominique Veillon insiste sur « le silence et la tristesse de la ville », l’apathie voire le soulagement concernant l’attitude adoptée par les vainqueurs jusqu’au retour des « amères réalités » : l’établissement des structures administratives visant à la soumission, l’installation du rationnement et des restrictions drastiques et la présence physique des uniformes dans tous les lieux du quotidien.

Maîtres de l’espace, les Allemands sont aussi les maîtres du temps. Bientôt, ils deviennent les bourreaux des juifs, victimes de persécutions antisémites et des spoliations, puis des militants communistes et des résistants. À cet égard, la puissance allemande ne lésine pas sur les moyens pour « convaincre la population de sa supériorité » et de la nocivité de « l’anti-France » à travers des manifestations culturelles et éducatives. L’autrice confirme ainsi le succès des expositions, notamment celle intitulée Les Juifs et la France débutant en septembre 1941, qui « attire un public important auquel se mêlent des collégiens et des lycéens fortement incités à venir s’informer, sous la conduite de leurs professeurs d’histoire, de ce qui est présenté comme la peste juive ». Paris devient-elle antisémite ? En fait, à la lecture de l’ouvrage, Dominique Veillon invite plutôt à dissocier ce qui relève de l’exposition au monde, parfois contraint, et des attitudes plus dissidentes manifestées dans l’obscurité d’une salle de cinéma, comme en témoignent les sifflets accompagnant la projection du film Le Juif Süss en mars 1941. De fait, à la lecture de l’ouvrage, le degré d’adhésion à une attitude ou à une autre reste toujours difficile à quantifier.

Le paysage urbain se modifie, également, du fait des nouvelles contraintes de la vie quotidienne. Des pages minutieuses sont consacrées au quotidien de Parisiens sous l’Occupation, notamment ce développement sur files d’attente qui « envahissent le paysage », à cette « épreuve de la queue » indispensable pour obtenir denrées et documents nécessaires à la survie. Le combat des Parisiens, c’est de trouver la file menant aux produits obtenus par tickets de rationnement : « à chacun de préparer son plan de bataille » écrit justement l’autrice, « en fonction de ce qu’annonce la presse, chargée de répertorier et de signaler les tickets dits « débloqués », c’est à dire les seuls censés être honorées au jour dit ».

S’ensuit une « mosaïque de vie juxtaposées » où l’autrice présente des expériences vécues de l’occupation en fonction de l’âge ou des catégories socioprofessionnelles. Le plan, ici, donne certes l’impression d’un « effet-tiroir » et rappelle encore l’approche proposée par Philippe Burrin dans La France à l’heure allemande. Mais l’intérêt est surtout à opérer une histoire comparée des expériences vécues dans Paris occupé par les chômeurs, les artisans, les ouvriers, les fonctionnaires mais aussi la jeunesse qui fait l’objet d’un chapitre spécifique.

Ces contraintes, tous les Parisiens n’en souffrent pas avec la même intensité. Pour certains, l’occupation constitue une occasion de « revanche » : « Vivre au quotidien sous l’Occupation favorise la mise en lumière de certaines professions qui, par leur statut, ont tendance à prendre de l’importance ». Il s’agit des bonnes, des commerçants de quartier, mais surtout du concierge. Ce dernier s’affirme comme « la figure incontournable du petit peuple parisien » du fait de sa place centrale à l’échelle micro-sociale, se dévouant à ses voisins, profitant de la situation pour améliorer son quotidien sur le dos de ses concitoyens, voire exerçant du chantage envers les juifs persécutés dans la capitale.

Ce que démontre également Dominique Veillon, c’est la fracture qui s’opère entre les populations aisées d’avant-guerre et celles qui vivaient déjà dans un dénuement considérablement aggravé par la situation, avec un très fort impact sur la santé. Certes, les classes les moins aisées profitent occasionnellement d’un bon repas dans un restaurant pour « oublier le triste ordinaire ». Mais la fréquentation conjointe et plus régulière des restaurants huppés par les hauts-gradés allemands, le gratin parisien, des collaborateurs ou des truands donne l’occasion d’entretenir les mondanités et de tisser des liens.

Les occupants, eux, profitent des divertissements de la capitale comme le cinéma, le théâtre ou l’opéra et fréquentent les maisons closes, notamment du côté des cabarets de Montmartre. Inquiète, l’administration militaire allemande, convaincue par l’image négative qu’elle pouvait avoir des Françaises, s’efforce de contrôler la prostitution et « organise méthodiquement les relations entre les prostituées et les membres de la Wehrmacht ».

 

Face à l’occupant et à Vichy, des comportements en question

Dominique Veillon propose plusieurs chapitres tout aussi minutieux, concernant tant les difficultés des Parisiens face à l’emprise allemande que les rapports entretenus avec Vichy, où le nouveau régime du maréchal Pétain s’est installé de l’autre côté de la ligne de démarcation. Dans ce second cas, l’étude de l’évolution de l’opinion parisienne face à Pétain, décrite à grands traits, suit la courbe déjà mise en évidence par Pierre Laborie : la « réelle sympathie » laissant progressivement la place à un lent désenchantement tandis que le gouvernement de Vichy n’attire bientôt que de la défiance : « Les Parisiens comprennent assez vite que l’État Français, loin de jouer le rôle de bouclier face aux Allemands, se montre plutôt un allié ». L’épisode de la visite de Pétain, le 26 avril 1944, aurait peut-être mérité un développement plus long tant il suscite les controverses les plus passionnées.

L’autrice décrit dans deux chapitres de synthèse les dynamiques menant des premiers refus à l’implantation de mouvements et de réseaux, et les coups sévères portés par la répression allemande, qui font des Parisiens des acteurs centraux de la Résistance. Réciproquement, Dominique Veillon mobilise donc le concept d’« accommodation » pour caractériser une partie des comportements face à l’occupant. Le livre montre que l’occupation de Paris est une contrainte étouffante, faite de proximité avec l’occupant, qui écrase, mais aussi intègre l’espace vécu des Parisiens, et avec lequel ces derniers sont bien obligés d’être en contact.

Rappelons d’abord ce que recouvre le terme proposé par Philippe Burrin dans la France à l’heure allemande : une manifestation courante en période d’occupation, dès lors qu’un occupant et qu’un occupé se trouvent en contact et où s’opère un « ajustement des réalités ». Pour l’historien suisse, le refus intégral de l’occupation ne pouvait être que marginal, et celle-ci entraînait nécessairement une « accommodation de nécessité, de moindre mal, qui se paie de compromis, dont il n’est pas toujours aisé de déterminer quand ils deviennent compromission ». Il opère une distinction entre une accommodation de nécessité et une autre volontaire faite d’opportunisme ou d’adhésion complète au nazisme.

Dans le cas des Parisiens, Dominique Veillon écrit : « Contrainte, peur, lâcheté, de la complaisance à la compromission, il existe plusieurs façons de s’accommoder à la situation ». L’autrice distingue ainsi plusieurs strates d’« accommodation ». Il y a ces commerçants qui doivent vendre pour survivre mais aussi cette « collaboration forcée », engendrée par l’impossibilité d’échapper aux mesures imposées aux occupants à différentes administrations, comme les PTT où l’autrice pose la question de la possibilité de soustraction à l’ennemi. Vient ensuite la « collaboration semi-contrainte », notamment dans le domaine industriel placé sous l’autorité allemande, mais où s’activent des ouvriers également membres de la résistance communiste. En outre, l’autrice remarque « l’opportunisme complaisant », concernant ces Parisiens pressés d’apprendre l’allemand ou mobilisant le vocabulaire du racisme nazi pour trouver un emploi. Il y a encore « l’accommodement des hommes d’affaires, industriels et autres », ou encore du secteur du marché de l’art et des artistes, qui « acceptent d’apporter leur concours à l’ennemi ou qui bénéficient de ces largesses », les « compromissions » des journalistes de la presse autorisée, des hommes de lettres et des « professionnels de la collaboration », souvent enthousiastes à l’idée de l’installation dans la durée d’un ordre nazi.

L’« accommodation » comme concept englobant ces comportements extrêmement divers est discuté depuis longtemps parce qu’il semble qu’il rend imparfaitement compte de la complexité et des nuances de ces attitudes. Il tend, par ailleurs, à confondre ce qui relève d’un soutien ferme et appuyé à l’occupant de la nécessité de survivre en sa présence. Par ailleurs, c’est bien le terme de « collaboration » qui émerge des archives pour caractériser, par exemple, l’adhésion idéologique des collaborateurs parisiens au nazisme ou encore la politique du régime de Vichy entérinée par la rencontre de Montoire le 24 octobre 1940. Tout comme pour l’ouvrage de Philippe Burrin qui avait pourtant explicitement cherché à s’en prémunir, la démonstration de l’autrice n’évite pas de noyer dans cette catégorie celle de la collaboration. Ces comportements ne servent manifestement pas le même objectif : pour les uns la survie ou la couverture d’activités clandestines, pour d’autres le souhait d’une collaboration politique avec le vainqueur voire celui d’une France nazifiée durablement. Peut-on donc synthétiser dans un seul concept la complexité des comportements collectifs et individuels ou leurs motivations ? Le débat reste ouvert.

Ces questionnements sur l’usage du concept d'« accommodation » ne sont pas neufs, et ils n’enlèvent rien à la qualité de l’ouvrage proposé par Dominique Veillon. Il se présente comme une synthèse extrêmement utile narrant la rencontre entre une population aux abois et un vainqueur à la fois désireux de la soumettre et d’évoluer au milieu d’elle. Libérés, les Parisiens ne voient pas pour autant les privations disparaître, ni les blessures cicatrisées automatiquement. Cet ouvrage est une œuvre très utile, par la densité de sa documentation, les questionnements nouveaux et les débats qu’il propose. Il démontre aussi que, si les contraintes de l’occupation furent terribles, que si les comportements envers l’occupant sont éminemment complexes, le choix du refus n’a jamais disparu. La contribution finale de la population parisienne à la libération de la capitale prouve que les habitants de Paris n’ont jamais été totalement brisés.