Une évocation originale de l’omniprésence de la statistique dans nos sociétés.

Éditeur chez Verticales et écrivain, Yves Pagès est surtout un collectionneur. Après son Photomanies, paru au Bec en l’air en 2015, où il recueillait des photos d’« instantanés de la vie citadine », après son Tiens, ils ont repeint, publié aux éditions de La Découverte en 2017 et consacré aux graffitis glanés par l’auteur de 1968 à nos jours, il livre dans ce dernier livre une collection de « rêveries » qui prennent toutes comme point de départ des « chiffres » rassemblés et commentés au fil des années : 81 rêveries exactement, assorties de 217 pourcentages   .

Sur les modalités d’enquête et sur les sources de l’auteur, nous savons peu de choses. Davantage que la rigueur et l’exactitude, c’est le plaisir de la digression et de la libre association qui semble avoir orienté l’écriture. Le lecteur ne trouvera quasiment pas de notes de bas de page (essentiellement utilisées pour signaler l’anonymisation d’une source) dans ce livre sans prétention journalistique ni scientifique. D’ailleurs, les travaux de sciences sociales consacrés à l’histoire et aux usages de la quantification ne manquent pas, depuis les travaux pionniers d’Eric Brian   et d’Alain Desrosières   , jusqu’au récent Sociologie de la quantification de Anaïs Henneguelle & Arthur Jatteau   .

Dans quel genre classer ce recueil de textes brefs ? Y. Pagès se réinvente au fil des pages et n’hésite pas à mêler l’humour et le cynisme, lorsqu’il évoque par exemple des « soldes monstres » pour illustrer l’inégale évaluation commerciale des vies humaines dans le trafic d’enfant, la confidence et l’auto-dérision, lorsqu’il prend la posture du fou dans le texte intitulé « Défauts d’origine », les registres de langue savant et familier, comme dans ce passage   , où il accole un « patrilinéaire » à un « jean-foutre dominateurs » ; il n’hésite pas non plus à jouer avec la typographie, comme dans le texte « Culture générale : œuvres presque complètes », ni enfin à donner à lire différents témoignages directement retranscrits, comme cette conductrice de bus en colère, cette assistante sociale éprise de justice, cet agent immobilier d’origine algérienne qui, dans un bar de Montreuil, évoque à l’auteur les discriminations à l’embauche, ou ce mécanicien qui aimerait davantage recycler.

C’est donc une collection de brèves que nous donne à lire l’auteur, parfois lapidaires comme des aphorismes, dont la démarche pourrait faire penser à celle des recueils de Karl Kraus ou, plus récemment, au beau livre de Goria édité par Cent Pages, Il/Elle paraît   . Néanmoins, son aspect hétéroclite et le ton assertif peuvent aussi agacer : quel crédit apporter à ces interprétations qui s’embarrassent peu d’arguments ? Le sens de la formule et l’admiration pour la curiosité inextinguible de l’auteur ont toutefois toutes les chances de rattraper le lecteur. Rappelons d’ailleurs que, comme les autres ouvrages de la collection « Zones », le livre est disponible en accès libre en ligne   .