Un parcours des pensées de Descartes et Spinoza émaillé de scènes de films (de 'Matrix' à 'Forrest Gump') : plaisant mais sans surprise.

Une petite philosophie imagée

Il ne faut attendre de ce nouveau livre d’Ollivier Pourriol aucune révélation à propos de Descartes ou Spinoza, les auteurs dont il entreprend d’exposer la philosophie. Ce n’est pas non plus une entreprise comparable à l’édition des cours de Gilles Deleuze : l’exigence n’est pas la même, là puissantes analyses au travail, ici vulgarisation des systèmes des deux penseurs du grand siècle. Ollivier Pourriol conçoit son ouvrage comme un hommage rendu aux passeurs de philosophie qu’ont été Alain et ses propres maîtres. Sa défense et illustration de l’enseignement de la philosophie explique le cours paisible de l’ouvrage, son refus du jargon et de tout ce qui pourrait sembler causer difficulté dans la compréhension de pensées dont il ne minore pas les points névralgiques mais s’attache à les dénouer peu à peu. Il faut transmettre le savoir et améliorer encore le coefficient de pénétration de la philosophie dans des esprits. Et quel meilleur moyen pour faire comprendre une idée qu’un exemple tiré du plus grand réservoir commun d’images ? Le parti pris apparemment lumineux est donc de confronter tel ou tel aspect des textes (Les Méditations Métaphysiques, Le Traité des passions, L’Ethique) – ou, comme le dit le sous-titre du livre, "les plus belles questions de la philosophie" – au grand écran : classiques contemporains, blockbusters attractifs et quelques raretés (Le Jardin de Celibidache, de Serge Ioan Celibidache, et My Architect, de Nathaniel Kahn) voisinent selon le principe d’apprentissage qui commande d’aller du connu vers l’inconnu. On entre dans le système spinoziste en suivant Forrest Gump ou un moine de La 36e Chambre de Shaolin, on comprend la nécessité du doute cartésien radical et hyperbolique en revoyant Matrix. Le plan du livre, la progression des idées, le meilleur moyen de les présenter et de les appareiller aux exemples cinématographiques les plus parlants ont été mûrement réfléchis : c’est un des principaux mérites du livre, qui se lit très agréablement, avec un souci constant d’accessibilité.

Si la plupart des exemples sont effectivement éclairants, le cinéma ne sert souvent que de moyen ou de faire-valoir. Non que les œuvres soient mal traitées, ou trop rapidement évoquées. Non, Ollivier Pourriol résume le film, situe la scène qu’il va mettre en rapport avec tel aspect de son développement philosophique et s’y installe longuement, mais sans forcément dépasser la simple illustration. Le comble est atteint lorsque L’Enfer de Chabrol ne sert qu’à décrire à la sauce spinoziste le cas clinique qu’est le mari jaloux   . Inversement, il faut souligner quelques réussites moins convenues, plus convaincantes car moins descriptives qu’interprétatives : la lecture de X Men met en effet en lumière des points communs entre la trilogie de Bryan Singer et la pensée spinoziste de la puissance et de la composition des corps   lorsque les héros, tous dotés d’un type de pouvoir particulier, parviennent à vaincre le méchant Magnéto en unissant leurs forces dans l’ordre précis que commande chacune de leurs aptitudes.

Ce culte de l’image se retrouve au niveau du style du livre, jusqu’à tourner parfois à vide. L’ouvrage n’est pas un essai mais le volet rédigé de conférences et débats menés au cinéma MK2 Bibliothèque. Avec ces séances qui rencontrent un vif succès, Ollivier Pourriol échange en direct avec son auditoire ou via le prolongement qu’est son blog interactif. Si l’art de la maïeutique chère à Socrate fait merveille à l’oral, il n’est pas sûr qu’il gagne à sa transposition écrite car le style libre et parlé finit par agacer. Ollivier Pourriol guide certes son lecteur dans les affres des difficultés langagières de doctrines qui remanient en profondeur le vocabulaire courant ou qui se présentent de manière elliptique : c’est tout à son honneur, mais sa volonté de rendre ses propos vivants l’entraîne souvent sur la pente de l’image pour elle-même ou du calembour qui tournent au tic et se substituent à une véritable nécessité argumentaire : "Pour illustrer ce point, je ne résiste pas au plaisir de me prendre au mot"   Ainsi, quitte à filer la métaphore amorcée par Ollivier Pourriol lorsqu’il met en regard la doctrine cartésienne de la volonté et le personnage obèse du Sens de la vie, qui ne peut rien choisir et veut tout goûter   , on dira que l’on reste parfois sur sa faim. On remarque la saveur de certains rapprochements, mais sans oublier que c’est parfois au détriment d’une pensée plus roborative.


Casuistique du cinéma

Deux questions implicites parcourent tout le texte. La première se demande en filigrane ce que comprendre veut dire. Le livre soumet ainsi Descartes à un patient travail de dépliement notionnel. Car au fond il ne suffit pas de connaître chacun des termes employés, il faut comprendre pourquoi telle petite précision fait sens au sein d’un système plus large, voire l’engage bien au-delà des apparences. On le voit lorsque Ollivier Pourriol évoque un point de différenciation entre Descartes et Spinoza quand leurs pensées semblaient converger   . Et dans cette quête de la compréhension adéquate, l’image permet d’incarner l’idée, de la faire jouer sur un cas concret. C’est la grande idée du livre, appuyée sur une pensée spinoziste où l’esprit et le corps ne font qu’un : au-delà de la simple pédagogie par l’image, le cinéma montre et donne à vivre des fictions vraisemblables qui sont autant de cas d’école, de pistes de réflexion et de sensations. Ainsi Matrix offre-t-il un réseau d’images propres à donner chair, outre l’hypothèse du "malin génie", à la notion cartésienne de volonté dont l’expression, tautologique ("le secret de l’action, c’est de s’y mettre" comme l’exprime Pourriol), ne se comprendrait sinon que superficiellement. Le spectateur fait en parallèle de celui de Neo l’apprentissage en acte de la force de l’esprit, de son infinie volonté et liberté.
 
Ollivier Pourriol, sans la nommer explicitement, propose donc une vision très intéressante du cinéma comme casuistique : les films sont un réceptacle infini de nuances, autant de cas sur lesquels peut s’exercer une réflexion morale (de même que de nombreux essais courts de Montaigne ont pour point de départ un exemplum fameux) mais aussi, et surtout, autant d’expériences à vivre pour le spectateur. On voit tout le parti qu’on pourrait tirer du développement de cette intuition et de son application à des pratiques d’images telles que les séries télévisées qui connaissent un immense essor depuis quelques années et sont de véritables répertoires d’exemples et de cas concrets – mais cette fois moins pour fonder une nouvelle morale que pour le plaisir ludique de leurs combinaisons innombrables. En bon philosophe, Ollivier Pourriol souligne combien le cinéma, en dernière instance, ne peut se substituer à l’ultime étape de la compréhension qui doit viser à l’abstraction, dépasser le cas concret partiel et toucher au concept. En attendant, le cinéma propose un moyen terme, grâce à l’identification et à la participation spectatorielles, et doit se penser comme émulation et simulation (deux notions opératoires au niveau du jeu vidéo) : un film peut fournir à la fois une illustration mais aussi un dispositif pour vivre par procuration et faire rejaillir l’expérience filmique dans le réel : "C’est à la fois une description et une expérimentation distanciée des passions, autant dire un excellent remède"   , une version moderne du Traité des passions de Descartes.

C’est à ce niveau que s’articule la seconde question sous-jacente du livre, qui n’est plus d’ordre méthodologique mais touche à l’éthique et au but de la philosophie : comment être heureux ("généreux", avec Descartes, ou "comment accroître sa puissance d’être", selon Spinoza). À force d’exposer ces philosophies volontaristes du bonheur (qu’Alain, un des maîtres à penser d’Ollivier Pourriol, réduisait dans Propos sur le bonheur au simple équilibre corporel harmonieux de globules rouges et d’hormones…), le livre finit par proposer une vision du cinéma comme marchepied à la philosophie conçue comme une méthode Coué ; les deux y perdent forcément. "Là où le film contre-indique et montre les effets négatifs du désir de changer de vie, la philosophie indique et donne les moyens positifs de gagner en être et de développer sa puissance autant qu’il est possible"   : il y a quelque chose de naïf à opposer ainsi film et "pensée", et encore plus à vouloir réactiver via le cinéma d’aujourd’hui l’effectivité des théories de Descartes et Spinoza – en gros, il suffit de vouloir être heureux, et toi aussi, lecteur, tu peux l’être en appliquant les recettes que Matrix t’a aidé à comprendre. Le choix des deux philosophes retenus qui veulent chacun fonder en raison la nécessité d’une bonne vie   et le ton parfois infantilisant du livre font qu’on imagine ses hypothétiques lecteurs en mal de gourou, qu’il soit chantre de la générosité ou sectateur de la joie, deux concepts possiblement consolateurs en ces temps de dépression généralisée. À force, on a l’impression que l’ouvrage ajoute à sa qualité de passeur de connaissances philosophiques celle de coach de vie, de guide spirituel. À quand le bouddhisme expliqué aux enfants ?


À quoi pensent les films ?  

Loin d’être une recette pour bien vivre   , la philosophie est une plongée dans une pensée écrite et fondamentalement autre, faisant violence aux préjugés, défiant parfois l’entendement pour produire une nouvelle vision du monde ; et c’est précisément cet effort qui en fait le prix… Or le cinéma peut lui aussi perturber le regard, ébranler les certitudes, dévoiler de nouveaux points de vue – révolutionner la pensée, du moment qu’on reste ouvert à ce qu’il donne à voir et non qu’on y cherche la confirmation de certitudes déjà acquises. C’est cet éventuel pouvoir de conceptualisation propre au cinéma qu’Ollivier Pourriol n’aborde jamais dans Cinéphilo, à la différence, certes écrasante, de Gilles Deleuze   qui analyse l’image de cinéma dans sa capacité à créer simultanément des perceptions, des sentiments et des concepts qui n’existeraient pas sans ce mélange inédit et fécond. Le souci qu’a Ollivier Pourriol de résorber la moindre difficulté laisse à penser qu’on peut arriver à tout comprendre, alors que la lecture est infinie, et la compréhension, jamais totale, ne s’effectue que dans un long compagnonnage avec les textes eux-mêmes. Bref, à force d’exposé pédagogique, les enjeux semblent parfois aplatis, puisqu’on nous donne même les trucs pour être heureux. La philosophie, loin de tout positivisme et de l’image artificiellement facile qui en est donnée, gagne parfois à conserver une part de résistance, rappel salutaire de ses limites et de l’opacité fondamentale du monde.

L’entrée en philosophie en est certes plus accessible, mais le lecteur infantilisé, et le cinéma instrumentalisé, bien que Ollivier Pourriol s’en défende   . Dans son argumentation les films sont rarement regardés pour eux-mêmes. À ce titre, il n’est peut-être pas anecdotique de souligner que les pages consacrées à Fight Club, pour brillantes qu’elles soient, commettent l’erreur de toujours nommer son anti-héros Cornélius, alors que son nom n’est au contraire jamais explicite. L’erreur, mineure, révèle pourtant combien Ollivier Pourriol n’écoute du film que ce qu’il veut entendre, sans jamais prendre en compte l’ensemble du film (histoire, et forme), ce qui changerait les conclusions portées sur une œuvre. Pour reprendre l’exemple de Fight Club, nommer le schizophrène comme si cela allait de soi laisse de côté l’usage post-moderne et éclaté de la référence, que ce soit à Cornélius Castoriadis mais aussi aux personnages joués par Robert de Niro dans les films de Martin Scorsese   , bien loin de la part "humaniste" d’un film (le héros paumé qui va s’en sortir en devenant cartésien sans le savoir) qui est surtout un dispositif renvoyant l’image à sa vacuité, à son caractère avant tout fantasmatique. C’est en effet le risque de ne mettre que le plus souvent le scénario à contribution de la démonstration, et non la mise en scène ou le montage (exception faite de quelques réflexions sur les effets spéciaux et la profondeur de champ). Le danger de l’illustration pédagogique est alors la simplification, quand un film comme Fight Club fait en définitive exploser la question du sens et de la personnalité en une vaste blague bien peu cartésienne. Il y aurait peut-être encore plus de philosophie dans l’image si on ne la réduisait pas à une parabole, mais qu’on en affrontait la part intrinsèquement critique.

On l’aura compris, le livre est à la fois très bien fait, à conseiller à tous les complexés de la philosophie, mais cependant frustrant puisque de la part de tant d’intelligence on aurait aimé lire un essai plutôt qu’un exposé plus ou moins bien illustré. Bref, en décevant une attente qu’il n’a sans doute jamais voulu satisfaire, Cinéphilo offre de la très bonne vulgarisation, mais seulement de la vulgarisation.


> Le site d’Ollivier Pourriol, avec de nombreux prolongements et des entrées inédites, récemment consacrées au programme du bac.


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