L’histoire des déchets et de la gestion de la propreté à Paris dépasse ici le cadre d’une histoire urbaine de l’environnement pour en saisir des enjeux politiques, économiques et sociaux.

S’inscrivant dans le contexte de l’essor de l’histoire environnementale, Nicolas Lyon-Caen et Raphaël Morera, chargés de recherche au CNRS, signent une enquête qui nous plonge au cœur du Paris de l’époque moderne. À travers la question de l’entretien de la ville, ils nous donnent à voir une capitale en mouvement, avec des acteurs variés et une lutte de pouvoir entre les citadins, l’autorité municipale et le pouvoir royal.        

 

Une histoire globale loin des clichés

Partant de l’idée selon laquelle « l’insalubrité de la ville ancienne est un poncif », les auteurs cherchent, tout au long de l’ouvrage, à déconstruire cette image : ils montrent que loin d’être une ville nauséabonde et sale, Paris tente, tout au long de la période, de s’assainir et de gérer au mieux la question de ses boues et déchets. Par une approche globale, on saisit alors combien cette question permet l’entrée en jeu de multiples acteurs et domaines historiques. Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, la salubrité parisienne rencontre une somme de défis, notamment posés par « la forte dynamique de la croissance urbaine et spatiale, démographique et économique ». Les Parisiens sont au centre de l’enquête : la croissance démographique est très forte durant la période (la population passant de 200 000 à 400 000 habitants), donnant lieu à une explosion des déchets et une urbanisation qui doit repenser la question de leur évacuation. On voit vivre au quotidien les citadins : les auteurs expliquent ainsi par exemple comment, grâce à l’éclairage public nocturne, de nouvelles sociabilités naissent dans le Paris moderne et donnent lieu à de nouvelles pratiques et manières de vivre en ville.

Bien sûr, il est d’abord question d’histoire urbaine de l’environnement mais aussi des relations que la ville entretient avec ses marges : les laboureurs venus des campagnes environnantes sont les principaux acteurs, au début de la période, du ramassage des boues et immondices, utilisés ensuite dans les cultures. Le premier constat est celui de la difficulté de mesurer la masse des déchets : on comprend rapidement qu’en réalité, peu d’ordures restent une fois le réemploi et le recyclage effectués. La société urbaine parisienne est en effet une « machine à broyer des matières premières mais aussi à les transformer et à les réemployer ». Plus encore, le recyclage et les déchets constituent un marché à part entière, notamment à destination des paysans vivant aux abords de la ville, devenus paysans-éboueurs. Par une analyse fine des procédés en œuvre, les auteurs s’intéressent également aux aspects techniques et aux innovations nombreuses au cours de ces trois siècles : l’amélioration du pavage ou des égouts permettent ainsi un ramassage plus efficace. Les défis logistiques sont multiples notamment quant à l’évacuation, où les transports hydrauliques et terrestres jouent un rôle majeur.

L’ouvrage est également une étude d’histoire sociale et d’histoire du travail. Des portraits d’acteurs de ces assainissements jonchent l’ensemble de l’ouvrage, donnant à lire une main d’œuvre variée, « dans un monde où la merde ne constitue pas un sujet de dégoût » : éboueurs, voituriers, balayeurs publics (qui apparaissent vers 1770 seulement), entrepreneurs, sont autant de personnages centraux de la propreté de la capitale. Progressivement, après plusieurs échecs, le nettoiement de Paris se professionnalise. Les contrôles sont de plus en plus fréquents, les tombereaux sont inspectés, numérotés et les axes stratégiques sont particulièrement surveillés. On y voit aussi le rôle majeur joué par le lieutenant de police et les commissaires chargés du contrôle. Car c’est aussi une histoire juridique : les archives des plaintes des habitants et des règlementations, très nombreuses tout au long du livre, sont autant de témoignages précieux sur la question.

 

Cogestion et lutte de pouvoirs

Marchandisés, les déchets sont donc convoités, mais ils font aussi l’objet de taxations spécifiques. Là, les auteurs montrent comment, au cours de ces trois siècles, on passe d’un système pollueur-payeur à des rapports d’usagers. À la lecture des enjeux soulevés par le contrôle des déchets parisiens, s’illustrent parfaitement les luttes de pouvoir qui opposent le pouvoir local d’une part et le pouvoir monarchique d’autre part.

Au début de la période, les Parisiens sont maîtres de la gestion de leurs ordures et organisent, à l’échelle de la rue ou du quartier, des baux et contrats avec des particuliers, où les réseaux et l’interconnaissance fonctionnent à plein. C’est en effet un rapport contractuel qui lie les habitants aux entrepreneurs chargés du nettoiement de la ville, avec un financement par les citoyens eux-mêmes. Si le « lien organique entre la ville et ses campagnes est encadré par les autorités », le Bureau de la ville et les bourgeois financent, puis organisent l’entretien de Paris, les contrôles sont stricts et les procédures se renforcent dans le cadre d’un système cogéré. La monarchie cherche à de multiples reprises à s’insérer dans ces contrats, notamment pour en saisir les rentrées fiscales, mais force est de constater qu’il apparaît bien que « la rue se définit comme un espace négocié entre acteurs locaux » où le roi est réduit à un « rôle d’arbitre et de régulateur ». 

Une première tentative de financiarisation a lieu en 1608, lorsqu’Henri IV et Sully tentent de mettre la main sur la manne financière que constitue la taxe sur les boues, complétée rapidement par une partie de la taxe sur les vins entrant dans la capitale. Mais l’échec est patent et le nouveau système est abandonné en 1638 : on revient à une gestion par les citoyens, contrôlée par le lieutenant civil. La pratique délibérative reste donc la norme jusqu’au début du XVIIIe siècle. À partir de là, on assiste à un glissement progressif, où les Parisiens passent d’acteurs à simples usagers. Il faut attendre en effet 1704 pour qu’ait lieu sur cette question une « révolution fiscale » lorsque l’Etat Louis-quatorzien se saisit du monopole de la collecte des déchets. Le nouveau système entraîne de fait une professionnalisation des métiers en même temps qu’un fort désengagement des habitants, selon un « passage d’une logique communautaire à une logique propriétaire ». La volonté régulatrice de l’Etat monarchique est alors concurrencée par l’affirmation d’une doctrine libérale, autour de l’émergence de compagnies commerciales, propriétaires de chevaux, employeurs et financeurs de projets d’aménagement. Quelques familles disposent, à partir de là, du monopole de la collecte des boues et immondices. La réforme majeure de 1704, par laquelle la monarchie reprend le contrôle de la totalité de la gestion des déchets parisiens, déresponsabilise de fait les acteurs au profit d’entrepreneurs sous contrat avec la monarchie, via la création d’offices. Pensée pour faire face au déficit chronique de l’État en augmentant l’assiette fiscale, la réforme entraîne la fin de la participation locale et finalement une « rupture des relations entre les Parisiens et leur environnement ».

Tout au long de l’ouvrage, c’est bien un Paris au cœur des luttes de pouvoir dans lequel nous plongent les deux auteurs : le monarque, régulateur et législateur, le Bureau de la ville mais aussi les seigneurs temporels et les citoyens – par le biais des plaintes - se partagent la gestion de la salubrité parisienne, montrant à quel point nous sommes ici dans un espace coopératif et en négociations permanentes, où l’attention portée par les Parisiens à leur environnement est forte.

En somme si « l’histoire de la salubrité parisienne peut, à bien des égards apparaître éclatée en une multitude de chantiers », les auteurs réussissent le pari de les réunir dans une étude synthétique et originale, en s’appuyant sur une littérature et des archives variées. Ils montrent comment, loin d’être anecdotique, la question du nettoiement de la capitale est au carrefour des luttes de pouvoir et comment « l’ordure constitue bien une question politique ». La richesse du livre est aussi de se situer à l’échelle de la rue, au cœur du Paris moderne et de ses habitants, de ses innovations techniques et professionnelles et finalement de saisir, par ce biais, les évolutions sociales et économiques en œuvre à plus grande échelle.